La radicalité de la Charte d’Athènes : échec du plan en échiquier ?

Les architectes radicaux des CIAM élaborèrent en 1933 une Charte, au cours d’une croisière à bord du Patris II entre Marseille, Athènes et les îles des Cyclades, véritable manifeste doctrinal du fonctionnalisme. De décider du futur de l’urbanisme sur une ville flottante, était prémonitoire : le projet des CIAM sombrera lentement. L’idée d’une croisière était venue, en fait, suite à la défection de Moscou d’accueillir les congressistes.

Faisant écho aux préceptes hygiénistes d’Hippocrate dans son traité « Air, Eau, Sites », le texte introductif de Le Corbusier à la conférence organisée à Athènes par les « CIAMistes », s’intitule « Air, Son, Lumière ».

Après un vibrant hommage à l’Acropole, « une harmonie forte, conquérante, sans faiblesse, sans défaillance. Se faire une âme d’airain. Telle est l’admonition de l’Acropole », Le Corbusier énonce les principes qui constitueront la « Charte d’Athènes ». A sa publication, sa devise est celle-ci : « La journée solaire de 24 heures rythme l’activité des hommes ». L’idéologie des CIAM est que désormais le soleil doit régler les fonctions de l’homme et de la ville. De façon à laisser pénétrer le soleil, de hautes constructions sont espacées sur de vastes îlots verts, maillées par les voies de circulation automobile, des zones étant affectées à chaque fonction (habitat, bureaux, loisirs…). Les zones d’activités sales et bruyantes comme les usines sont rejetées à l’extérieur de la ville. Cette conception hygiéniste et rationaliste de l’urbanisme conduira à proposer des méthodes brutales pour « assainir » les centres urbains anciens déclarés insalubres, mais aussi à la construction d’ensembles urbains d’envergure, comme Chandigarh avec Le Corbusier ou Brasilia avec Costa et Niemeyer.

Comme pour ceux de l’Ecole milésienne, ces architectes-urbanistes liés par les principes qu’ils avaient établis furent prisonniers des lois fondamentales dictées par la Charte. L’urbanisme et l’architecture à formules (bonne orientation, séparation des voies de circulation, zoning partageant les fonctions…), ont montré leurs limites. Si l’urbanisme est une conjonction de conditions politiques, hygiéniques et sociales, ces critères ne sont pas suffisants au plein épanouissement des habitants d’une ville si ne s ‘y ajoutent pas éthique, esthétisme et particularisme locaux. De plus, les idées somme toutes généreuses des architectes-urbanistes des CIAM sont dévoyées par des promoteurs sans scrupule : l’espace libre laissé au sol par les constructions verticales, au lieu des jardins et terrains de sport prévus, est densifié, les espaces publics non rentables étant réduits aux besoins élémentaires.

Sous la pression idéologique de régimes autoritaires, en Allemagne, en Italie, en URSS, certaines figures du « Mouvement moderne », le Néerlandais Oud, le Français Lurçat, l’Italien Terragni, infléchiront leur démarche pour y intégrer des composantes classiques, laissant glisser progressivement l’urbanisme et l’architecture vers une monumentalité servant une cause despotique et brutale. En raccourci sur dix années, on retrouve les mêmes ingrédients qui, sur plus d’un siècle, conduisirent de l’urbanisme égalitaire de Milet à celui autoritaire et monumental d’Alexandrie.

Aujourd’hui, en France du moins, l’urbanisme a quitté les préoccupations fonctionnelles de plans à grande échelle, pour osciller entre la ville du citoyen, avec les tentatives pour recoudre les quartiers construits à la hâte, coupés des racines vitales des centres anciens (les banlieues, les « dents creuses »), et la ville du pouvoir où s’exprime la monumentalité (l’Arche de la défense à Paris, les « palais » ostentatoires des Conseils Régionaux).

 

Le Corbusier : un « grec » moderne

Le Corbusier, l’un des chefs de file des CIAM, après avoir tenté vainement de faire appliquer ses conceptions radicales en matière d’urbanisme, le plan Voisin à Paris sous le gouvernement Léon Blum, ou le plan Obus pour Alger sous le gouvernement de Vichy, modifiera sa réflexion, parallèlement à l’évolution de sa peinture cubiste, atténuant la rigueur géométrique des objets puristes en faisant place à des composantes organiques et poétiques. En architecture, la chapelle de Ronchamp de 1953, en est un bouleversant témoignage, toute imprégnée des qualités fonctionnelles mais sensuelles de la mosquée d’El Atteuf dans le M’Zab, tirant les enseignements, longuement mûris, de la « leçon » d’architecture qu’il reçut lors de ses voyages de 1931 à 1933 dans le Sud algérien.

Ce n’est plus le même homme qui avait pu écrire en 1925, dans son ouvrage intitulé « Urbanisme », que « la rue courbe est le chemin des ânes, la rue droite le chemin des hommes. La rue courbe est l’effet du bon plaisir, de la nonchalance, du relâchement, de la décontraction, de l’animalité. La droite est une réaction, une action, un agissement, l’effet d’une domination sur soi. Elle est saine et noble ». Certes il y a chez cet homme un goût de la précision, une rigueur intellectuelle ; son austérité morale héritée de ses origines cathares est cependant tempérée par sa passion et son humanisme.

Le Corbusier se défendit d’être un «fonctionnaliste », même si ce penchant transpire dans son œuvre écrite et construite, heureusement mêlée d’une grande liberté poétique. Il disait du fonctionnalisme : « Ce mot terrifiant est né sous d’autres cieux que ceux que j’ai toujours aimés, ceux sur qui suprêmement règne le soleil ». Belle ambiguïté, Milet, modèle d’urbanisme fonctionnel, n’est-elle pas cette ville née sur les rives ensoleillées de la Méditerranée ? Le conflit intérieur du créateur est là, entre poétique et pratique.

Dans le contexte urgent de reconstruction des années cinquante, Le Corbusier réintroduisit pour l’habitat les concepts du modèle milésien, à petite échelle et dans un plan vertical. Conçues pour 1600 habitants, ses unités d’habitation du Rézé près de Nantes, ainsi que celles de Briey, de Firminy, de Berlin, la cité radieuse de Marseille, sont réalisées en stratifiant les fonctions, dans un quadrillage vertical rappelant le zoning horizontal du modèle milésien, avec ses zones publiques (école et gymnase sur le toit, galerie marchande au milieu) et privées (les logements).

Le Corbusier est influencé par l’esprit ordonné des Grecs de l’Antiquité. A côté de son traité « Les Trois Etablissements humains », proche des conceptions sur l’ordre social idéal tripartite d’Hippodamos de Milet, il élabore et met en pratique le « modulor », un système de mesures destiné à la mise en proportions harmonieuses, mais aussi fonctionnelles, de l’architecture. A la valeur ésotérique des tracés du « nombre d’or » des bâtisseurs de l’Antiquité, repris par ceux du Moyen-âge, Le Corbusier substitua cette unité de mesure à échelle humaine qui devait faire entrer dans la réalité un principe d’ordre et d’harmonie et permettre de le diffuser au grand public. Ambition vaine que déjà au Xème siècle av.JC Aristophane, dans « Les guêpes », ridiculise sous les traits de l’architecte Méton qui voulait tout régler à l’aide de l’équerre et du compas. Il récidivera dans « Les oiseaux », en raillant les prétentions à vouloir créer une cité idéale, une ville bien « laineuse » construite dans les nuages, et qui redescendra brutalement sur terre après que les dieux de l’Olympe se soit irrités de l’ombre que leur faisait cette « cité du bonheur ».

Le Corbusier profondément attaché à la Méditerranée, était un « philosophe», au sens de la Grèce antique, cette qualité étant réservée, selon Pétrarque, non pas aux professeurs « assis dans une chaire », mais à ceux qui confirment par leurs actes ce qu’ils enseignent. Il comprit que les nouvelles méthodes constructives (structure, éclairage, chauffage…) pourraient déceler une signification infiniment plus profonde que leurs simples avantages fonctionnels. Il savait que ces innovations techniques portaient en elles une esthétique et une architecture nouvelles, exigeant au moins autant de passion et de sens de l’humanité que celles du passé.

Comme il l’avait écrit dès 1923, en comparant son temps au 5ème siècle avant notre ère à Athènes : « Nous vivons une nouvelle fois un moment décisif ».

En juillet 1965, Le Corbusier fait le bilan de sa vie à 78 ans :

« Au cours des années, je suis devenu un homme de partout.

  J’ai voyagé à travers les continents.

  Je n’ai qu’une attache profonde : la Méditerranée.

  Je suis un méditerranéen, très fortement.

  Méditerranée, plein de forme et de lumière.

  La lumière et l’espace.

  Le fait, c’est le contact pour moi en 1910 à Athènes.

  Lumière décisive. Volume décisif : l’Acropole.

  Mon premier tableau peint en 1918, « La cheminée », c’est l’Acropole.

  Mon Unité d’habitation de Marseille ? c’est le prolongement.

  En tout je me sens méditerranéen.

  Mes détentes, mes sources, il faut les trouver dans la mer que je n’ai jamais cessé d’aimer.

  La montagne, j’en ai sans doute été dégoûté dans ma jeunesse. Mon père l’aimait trop. Elle était présente toujours. Pesante, étouffante. Et puis c’est monotone.

  La mer c’est mouvement, horizon sans fin. »

 

La même année, un pêcheur ramène un corps sur la grève de Cap-Martin. C’est celui de Charles-Edouard Jeanneret-Gris, dit Le Corbusier : il vient de se noyer ….. dans la Méditerranée.

 

 

Vincent du Chazaud, décembre 2011

 

 

 

REPERES BIBLIOGRAPHIQUES

-HADOT Pierre, Qu’est-ce que la philosophie antique ?, Gallimard, Paris, 1995.

-HAROUEL Jean-Louis, Histoire de l’urbanisme, PUF, Paris, 1981.

-LE CORBUSIER, La Charte d’Athènes, Editions de Minuit, Paris, 1957.

-LE CORBUSIER, Urbanisme, G.Grès et Cie, Paris, 1925.

-MAFFRE Jean-Jacques, L’art grec, PUF, Paris, 1986.

-MAFFRE Jean-Jacques, La vie dans la Grèce classique, PUF, Paris, 1988.

-MARTIN Roland, L’urbanisme an la Grèce antique, 2ème éd., Picard, Paris, 1974.

-MONNIER Gérard, Histoire de l’architecture, PUF, Paris, 1994.

-MONNIER Gérard, Le Corbusier, La Renaissance du Livre, Tournai, 1999.

-MUMFORD Lewis, La cité à travers l’histoire, Seuil, Paris, 1961.

-PAPAIOANNOU Kostas (dir.), L’art grec, Citadelles et Mazenod, Paris, 1972.

-RAGON Michel, L’homme et les villes, Albin Michel, Paris, 1995.

-RAVEREAU André, Le M’Zab, une leçon d’architecture, Sindbad, Paris, 1981.