Il est près de 22 heures ce 16 mars 1955, quand dans la nuit noire apparaît un homme au sommet d’une tour dominant la baie d’Antibes et son fort carré. En contre plongée, la silhouette sombre et haute de 1m96, se découpant du halo lumineux de la lune, semble celle d’un géant. Comme dans le poème de Baudelaire et sa métaphore de l’albatros et du poète dont « ses ailes de géant l’empêchent de marcher », aussi cet homme, un peintre, est-il tenté de prendre son envol…

Dans cette tour désaffectée transformée en atelier de peintre, à l’étage au-dessous, l’homme a laissé derrière lui une immense toile rouge vermillon et blanc laiteux, de 3m50 par 6 mètres. Le châssis et la toile ont été montés sur place, il faudra la déclouer et la rouler pour l’extraire de ce lieu. Ce travail, qu’on dit inachevé, le peintre l’appelle « Le concert ». Oubliée, la toile réapparaîtra dix ans plus tard et deviendra une icône de la peinture du XXème siècle, comme les demoiselles d’Avignon de Picasso, les oiseaux de Braque, les découpages de Matisse, les pommes de Cézanne…

Nicolas Staël von Holstein est né le 5 janvier 1914 à Saint-Pétersbourg, dans une famille de la noblesse russe, des militaires d’origine balte, descendants des chevaliers teutoniques. Lors de la Révolution russe de 1917, son père, le général major Vladimir Ivanovitch est vice-commandant de la forteresse Pierre-et-Paul, une caserne-prison où croupissent des prisonniers politiques. Durant leur exil le père décède, puis la mère, laissant trois orphelins confiés à des amis de la famille vivant à Bruxelles, les Fricero. A la sortie d’une adolescence insouciante et nonchalante, Nicolas se destine avec fougue à la peinture. Le dilettante se transforme en un forcené du travail : « Je pleure de rage de ne pouvoir travailler plus et mieux », écrit-il à Géo de Wlaminck le professeur de l’académie des Beaux-arts de Saint-Gilles qui guida ses premiers pas d’artiste. Mais il prend aussi son temps, observe, discute, compare… il veut « créer » une peinture, et la quête est longue. « Je sais que ma vie sera un continuel voyage sur une mer incertaine, c’est une raison pour que je construise mon bateau solidement… lentement, pièce par pièce, je construis » écrit-il en 1937 à Emmanuel Fricero, son père adoptif.  Dans les années d’avant-guerre, comme un compagnon du Devoir, sac au dos et à vélo, il prend la route en direction du sud, l’Espagne tout d’abord où Tolède et l’art du Greco  le fascinent, puis le Maroc et le souvenir de Delacroix, et enfin le projet, sans suite, de filer vers l’Inde. Le regard sévère qu’il porte sur la colonisation est proche de celui de Louis-Ferdinand Céline dans « Voyage au bout de la nuit » : « Manque total de sensibilité de la part des maîtres du pays au point de vue général (…) Snobisme vainqueur, argent vainqueur, sorte d’empire de l’imbécillité avide et inassouvie ». Comme le fera Albert Camus à la même époque, il dénonce la misère des peuples asservis et loue leur dignité : « Toute la richesse reste et restera dans les qualités du peuple, du grand peuple berbère, et toute la misère dans la gueuserie de ses princes ».

Il dessine, mais surtout imprime les lumières et les couleurs comme si, dans ces moments contemplatifs, il peignait intérieurement ses futures toiles. « L’individu que je suis est fait de toutes les impressions reçues du monde  extérieur, depuis et avant ma naissance » répond-il à un questionnaire du musée d’Art moderne de New York en 1951. Ce grand gaillard au visage taillé en lame de couteau et à la voix caverneuse séduit, écoute avec attention, émet des avis sans concession qui peuvent blesser mais pas intentionnellement. Il fait des rencontres décisives, l’une à Marrakech avec Jeannine Telsar, peintre et bohême, qui deviendra sa femme et avec laquelle il a une fille en 1942, Anne. Passant par l’Italie, ils arrivent en France à la veille de la guerre, épuisés, pauvres, mais nourris d’expériences décisives. Après l’armistice de juin 1940, ils s’installent dans le midi où Nicolas de Staël rencontre nombre d’artistes exilés ; en 1942 il croise Le Corbusier chez Sonia Delaunay. En août 1943, la zone libre ayant explosé après le débarquement américain en Afrique du nord, les Staël s’installent dans un Paris occupé, mais où la fièvre et les préoccupations artistiques du peintre ne sont pas freinées par les oukases nazis. Après de longues années d’errance, d’abstinence créative passée à étudier, regarder, réfléchir et comprendre, la veine artistique de Nicolas de Staël est subitement ouverte, et un sang pur s’en échappe à gros bouillons : il peint, il dessine, il peint de jour et de nuit, mais sans jamais être satisfait. La galeriste Jeanne Bucher lui ouvre ses cimaises, il y accroche quelques peintures à côté des œuvres de Vassili Kandinsky et de l’artiste Hollandais César Domela, un art dégénéré pour les nazis.

Progressivement, il s’absorbe entièrement, il est absorbé tout entier par sa peinture : il ne vit que pour elle, à tel point qu’il lui sera reproché d’avoir négligé la santé de Jeannine, sa première compagne. Mais ce travail l’accapare sans répit, jour et nuit, intellectuellement et physiquement : il plonge en apnée dans une mer de couleurs, celles-ci fusant comme un feu d’artifice sous la lumière du midi. Pourquoi cet art réclame-t-il un engagement si total ? Peut-on dans cet art, comme un ouvrier, comme un artisan, bien faire son travail seulement ? La peinture est-elle comme le dieu Moloch réclamant, dans un rite sacrificiel sacré, sa ration d’artistes à dévorer ?

Chez Nicolas de Staël, les années d’Après-guerre sont mieux connues ; celles où figuration et abstraction ne font qu’un[1], cette dernière n’étant que le grossissement au microscope de la réalité pour mieux la cerner ; celles où les masses colorées et pâteuses, pourtant si légères, s’affranchissent de la ligne[2] ; celles de sa rencontre et de son amitié avec René Char qui l’attire comme un aimant vers le midi[3] ; celles enfin du succès américain, et de cet argent qui lui coule entre les mains, qui l’encombre et dont il ne sait que faire après tant d’années de misère[4]… Ces années de tourmente, de certitude et de doute intimement mêlés, sont celles légendaires qui collent aux artistes maudits, ces écorchés vifs, ces jusqu’au-boutistes que leur art laisse pantelants au bord du vide de la création, celles qui réclament une exigence absolue, celles qu’ont connues des artistes comme Rembrandt, Goya, Blake, Van Gogh[5], Malevitch ou Soutine…

L’immense silhouette de l’homme à la chemise blanche aperçue tout à l’heure au sommet de la tour a disparu. « Sous je ne sais quel œil de feu, je sens mon aile qui se casse » écrit Charles Baudelaire. L’ange a pris son envol, mais le prince[6] lui s’est écrasé au sol : le corps de Nicolas de Staël gît sur le macadam de la rue Revely en contrebas, dans une flaque de sang, le rouge maculant le blanc de sa chemise ressemble à la dernière toile qu’il laisse derrière lui, « Le concert »… « La couleur est fonction d’elle-même, toute son action est présente à chaque moment comme dans la composition musicale de l’époque de Bach et, de notre temps, du bon jazz » disait Robert Delaunay. On imagine Nicolas de Staël, sur cette toile qu’il a tendu lui-même comme une peau de tambour, la frapper de ses brosses en cadence réfléchie, puis ralentir son rythme et le reprendre furieusement comme un desafinado[7] de Bossa Nova brésilienne, cette fausse note qui rend si parfaitement juste l’harmonie…

Vincent du Chazaud, 4 juillet 2014

 

 

 

« Le concert », Nicolas de Staël, 1955



[1] Nicolas de Staël disait à ce propos: « Une peinture devrait être à la fois abstraite et figurative, abstraite en tant que mur, figurative en tant que représentation d’un espace »

[2] En cette période de Coupe du monde de football, on devrait poser au-dessus de nos écrans de télévision une reproduction du « Parc des Princes » ou des « Footballeurs »  que Nicolas de Staël peignit fasciné par le spectacle du match  en nocturne France-Suède le 26 mars 1952.

[3] “Staël et moi, nous ne sommes pas des yetis, mais nous nous rapprochons quelquefois plus près qu’il n’est permis de l’inconnu et de l’empire des étoiles” écrit René Char, puis dans un poème dithyrambique: « Nicolas de Staël nous met en chemise et au vent la pierre fracassée,/Dans l’aven des couleurs, il la trempe, il la baigne, il l’agite , il la fronce./ Les toiliers de l’espace lui offrent un orchestre ».

[4] “Vous avez résisté à la pauvreté, soyez assez fort pour résister à la richesse » lui conseille la femme de Georges Braque.

[5] Voir billet suivant n°57, « Les fous d’art (2/2) : Vincent Van Gogh

[6] Laurent Greilsamer, “Le prince foudroyé, la vie de Nicolas de Staël”, Librairie Arthème Fayard, Paris, 1998

[7] un titre de l’album de musique bossa nova « Getz/Gilberto » sorti en 1964 du saxophoniste américain Stan Getz, du guitariste et chanteur brésilien Joäo Gilberto, avec le pianiste Antonio Carlos Jobim