Le titre donné initialement à ces conférences dans différentes villes d’Algérie[1], L’HERITAGE DE L’ARCHITECTURE COLONIALE : UN ATOUT OU UN FARDEAU POUR LA SOCIÉTÉ ALGÉRIENNE D’AUJOURD’HUI ? a donné lieu parfois à des controverses, de l’incompréhension, voire de la frustration… Mais après la lecture d’un roman, fait-on le commentaire et la critique de son titre ou de son contenu ? De plus, je pense que cette question ne s’adresse pas uniquement à l’architecture de la période coloniale, mais qu’on pourra malheureusement poser la même question d’ici une trentaine d’année, moins peut-être, avec l’héritage de l’architecture post-coloniale, celle que l’on construit aujourd’hui en Algérie, comme cela se fait en Europe avec l’architecture dite des « banlieues » construite dans les années 60. Et puis ce débat, notamment lorsqu’il tourne autour des destructions perpétrées par la colonisation, une partie de la Casbah entre autres, tourne parfois à une bataille d’Hernani (pièce de Victor Hugo donnée précisément en 1830, et alors qu’il mène à Paris sa « guerre contre les démolisseurs ») entre les « anciens », détenteurs des dogmes esthétiques de style « Jonnart 2[2] », et les « modernes », aspirant à un renouvellement de l’architecture pour l’inscrire dans un monde en mutation.

 

CENTRES ANCIENS ET REVOLUTIONS NATIONALES ET INDUSTRIELLES

Si les démolitions sur la Casbah conduites par les militaires à partir de 1830 ont laissé de profondes séquelles, certains pensent qu’elles peuvent être réparées en démolissant les constructions coloniales et en reconstruisant à l’identique la ville turque. Je pense que ce serait une erreur, et un « loupé » sur les plans historique et urbanistique. Une bonne conduite ne se fait pas en regardant uniquement dans le rétroviseur, mais surtout devant soi. Sauvons déjà ce qui peut être sauvé, et là le travail ne manque pas. La Casbah d’Alger est aussi le symbole de la résistance face à l’occupant durant la guerre d’indépendance, notamment avec la « bataille d’Alger ». Aussi mérite-t-elle doublement d’être préservée et sauvegardée, symbole d’un art de vivre et de résistance farouche, mais sans doute pas d’être reconstruite dans ses parties détruites, ce qui serait un acte anachronique et irréaliste.

Les percées dans le sens est-ouest dans le bas de la Casbah a correspondu à deux besoins de la part du pouvoir colonial : celui militaire, afin d’assurer la surveillance de la ville arabe, et y installer une place d’armes, puis celui civil, commun à toutes les villes à l’aube de l’ère industrielle du XIXème siècle, afin d’assurer une liaison des extensions urbaines sur la baie à l’est et à l’ouest de la ville turque. Au XIXème siècle sous les coups d’importantes mutations urbaines, les villes françaises industrielles verront leurs centres-villes anciens se vider de leurs commerces et de la bourgeoisie remplacée par une population pauvre, quand ils n’auront pas été rasés. Les centres historiques sont sauvés grâce à des sociétés « savantes », ce sera le cas à Alger avec le Comité du Vieil-Alger créé en 1905, équivalant à la Commission du Vieux Paris créée, elle, en 1897. La démolition et la reconstruction du « vieux » Paris par le baron Haussmann répond au besoin d’assainir des quartiers insalubres, mais aussi d’assurer la sécurité et le contrôle de la capitale avec de larges avenues rectilignes pour le mouvement des troupes de maintien de l’ordre, artillerie et cavalerie, après les flambées révolutionnaires de 1830 et 1848.

 

ARCHITECTURE ET IDENTITÉ

Mais parlons des constructions, pas des démolitions. Un court passage du roman « Meursault, contre-enquête » de Kamel Daoud va me permettre d’introduire cet exposé, tant il sonne juste et colle au sujet que je vais tenter de traiter ici. Le narrateur, qui est le jeune frère de l’homme tué sur la plage par Meursault dans L’étranger d’Albert Camus,  explique : « C’était sa langue à lui. C’est pourquoi je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après l’indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi. Les mots du meurtrier et ses expressions sont mon bien vacant »[3]. Cette transposition de la langue française à l’architecture coloniale vient à propos, et cette prise de possession est tout à fait juste, voire un juste retournement des choses… Après que les colons aient profité du capital naturel et humain de leur pays, à son tour le peuple algérien libéré a profité des biens laissés vacants au départ des colons. Un demi siècle plus tard, cet acquis, ce « butin de guerre », nécessite aujourd’hui un diagnostic, avec tout le panel des possibilités entre mutation et destruction.

Olivier Poisson, architecte et historien de l’art, lors d’une conférence à Montréal en 2013 rappelait que « l’histoire du patrimoine, au moins dans les pays européens du XIXème siècle, est une histoire du nationalisme. Les liens entre patrimoine et affirmation identitaire ne sont plus à démontrer, les décolonisations du XXème siècle l’ont bien encore mis en évidence… » J’ajoute aussitôt que c’est ce qui explique qu’il soit si difficile pour un pays décolonisé de reconnaître l’architecture de son ancien colonisateur… ou alors il faut du temps, le temps que la plaie se cicatrise. Aujourd’hui où le patrimoine se « mondialise », à la suite notamment de la Convention de l’UNESCO de 1972, ratifiée depuis par 195 États, dont l’Algérie, et inscrivant 1007 biens de Valeur universelle exceptionnelle (dont la Casbah d’Alger, terme impropre d’ailleurs, on devrait l’appeler Medina d’Alger) sur la liste du patrimoine mondial, s’en servir seulement comme d’un symbole nationaliste et identitaire paraît désuet, et risque de laisser de côté tout un riche pan du patrimoine, pouvant aller jusqu’à l’extrême. Souvenons-nous des statues de Bouddha du Vème siècle de Bâmiyân en Afghanistan, détruites en 2001 par les talibans qui déclaraient ne faire que casser des pierres… Souvenons-nous toute la statuaire des églises romanes et cathédrales gothiques brisées à la Révolution française…

 

ECHANGES CULTURELS

Dans un article introduisant le travail de Jean Bossu en Algérie[4], l’architecte Ricardo Rodino pose deux questions à propos de « l’architecte œuvrant dans un pays dont les racines culturelles ne sont pas les siennes :

-qu’a apporté la culture locale (dans son sens le plus large) à l’architecte ?

-qu’a-t-il apporté au développement culturel de ce pays ? »

Cet échange, cette dialectique culturelle peut devenir le déclencheur d’une architecture « riche » d’une promesse humaniste.  Le contexte des pays dont la culture est autre que celle des anciens colons, et c’est le cas ici en Algérie même si cela mériterait d’être nuancé avec la nouvelle génération et la mondialisation des échanges, amène à poser ces questions. Quelle place a pris cet héritage architectural et urbain après l’indépendance ? A t-il été un atout pour son essor économique et social ? A-t-il été un obstacle à son émancipation culturelle ? Cette architecture laissée en héritage est-elle adaptée au mode de vie d’une population majoritairement musulmane ? Aujourd’hui comment s’inscrit cet héritage dans l’histoire du pays, notamment dans l’enseignement de l’histoire de l’architecture ? Cet héritage peut-il être considéré aujourd’hui par les Algériens comme leur patrimoine, sinon pourra-t-il l’être un jour ? Sur le plan pratique, que faut-il conserver, que faut-il améliorer, que faut-il transformer, que faut-il détruire ? Un circuit « architectural » est-il réalisable, mettant en valeur telle ou telle période de l’histoire de l’architecture[5] à travers le pays?

 

RECONNAISSANCE DE L’ARCHITECTURE 50

Ces questions sont vastes et nous entraîneraient trop loin si l’on tentait d’apporter des réponses à toutes. Arrêtons-nous seulement sur la période de la décennie des années 50, et sur quelques-unes de ses architectures les plus emblématiques. Aujourd’hui cette architecture « coloniale » fait partie de l’histoire et de la culture de l’Algérie comme l’architecture romaine avec les ruines de Timgad ou Tipasa, comme l’architecture ottomane de la Casbah d’Alger, comme l’architecture ibadite de Ghardaïa, ou comme les villages des montagnes de Kabylie. On peut la protéger, même si tout n’est pas à conserver à cause des qualités très inégales des architectures des années « 50 ». L’originalité et la qualité de certaines architectures du Mouvement moderne, dont font partie l’Aéro-habitat et le Centre Albert Camus de Louis Miquel, la Cité Djenan-El-Hassan de Roland Simounet, œuvres dont on parlera par la suite, ainsi que leur place dans l’histoire de l’architecture, leur confèrent un statut et une reconnaissance et parfois une protection, que ce soit à l’échelon local (en France les « Villes d’art et d’histoire » comme Royan), à l’échelon national (en France toujours, l’inscription à l’Inventaire ou classement Monument historique comme les Cités radieuses de Le Corbusier), voire à l’échelon international (l’inscription au Patrimoine de l’humanité par l’UNESCO comme Le Havre reconstruit par Auguste Perret).

 

JEAN-JACQUES DELUZ

On ne peut aborder ce sujet sans évoquer la figure tutélaire de Jean-Jacques Deluz (né à Lausanne en 1930 et décédé en avril 2009 à Alger où il est enterré au cimetière El Alia) architecte et urbaniste notamment au sein de l’Agence du plan d’Alger de 1956 à 1963, un des réformateurs avec Rachid Sidi Boumedienne de l’enseignement de l’architecture avec la création de l’EPAU en 1970 où il enseigne jusqu’en 1988, transmettant sa vaste culture et sa finesse d’analyse à des milliers d’architectes algériens (je n’ai connaissance que d’un seul architecte algérien à l’indépendance en 1962, Abderrahmane Bouchama[6])… Dans son ouvrage « L’urbanisme et l’architecture d’Alger, aperçu critique »[7] publié en 1998, Deluz dresse un bilan implacable sur les nombreuses tentatives pour mettre en place un plan d’urbanisme sur Alger et sa région, depuis la loi Cornudet de 1919 imposant un plan d’embellissement et d’extension aux villes de plus de 10.000 habitants, le Plan régional en 1930 de Rotival et Prost, le plan Obus de Le Corbusier en 1933, l’Agence du Plan à partir de 1950, le plan de Constantine juste avant l’indépendance, puis après le Comedor, l’Etau, et j’en passe… Concernant les tentatives de l’Agence du plan, il écrit : « Le problème de la ségrégation, les problèmes du système par lequel était concevable la notion même de « recasement », en  bref le fait colonial dans toutes ses implications, étaient définitivement contradictoires avec la possibilité de faire une ville. » J’ajouterais que le contexte de la guerre, ainsi que celui de la libération avec le départ des élites et fonctionnaires compétents, n’ont pas facilité la tâche.

 

Vincent du Chazaud le 14 novembre 2014

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Alger, cité Djenan El Hassan en 2012 (projet de 1956-1958, architecte Roland Simounet)

 



[1] Conférences communes avec Soraya du Chazaud données en octobre 2014, à Oran le 26, Chlef le 27, Alger le 28, Tlemcen le 30.

[2] Charles Jonnart, gouverneur général en Algérie en 1900, va promouvoir un style « algérien » dont témoigne par exemple la Grande poste d’Alger (1907-1910, Voinot et Toudoire architectes)ou la Préfecture d’Alger (1908-1913, Voinot architecte)

[3] DAOUD Kamel, « Meursault, contre-enquête », Editions Barzakh, Alger, 2013, Actes Sud, Paris, 2014.

[4] Technique et Architecture, n°329, février-mars 1980

[5] Il existe un guide l’architecture moderne pour les villes d’Alger, d’Oran et d’Annaba : « Sur les traces de la modernité, 50 ans d’architecture », Tsouria BABA-AHMED KASSAB, Nasreddine KASSAB, Sadek BENKADA, Abdlekader KOHLI, José VANDEVOORDE, édition CIVA, Bruxelles, 2004

[6] Tenu à l’écart de la commande avant 1962 pour ses positions nationalistes, son agence prend de l’essor à partir de 1963. Il est l’architecte de nombreuses mosquées et Instituts islamiques (Alger, Oran), et l’auteur de « L’arceau qui chante », manifeste pour la renaissance du style arabe, publié aux éditions SNED en 1966.

[7] DELUZ Jean-Jacques, « L’urbanisme et l’architecture d’Alger, aperçu critique », Office des publications universitaires, Alger, Pierre Mardaga éditeur, Liège, 1988