A propos des billets, je ne pensais pas que ces quelques écrits jetés sur le papier, souvent au gré de mes voyages en train, puissent trouver un public aussi nombreux, voire assidu. Evidemment quand un billet a été ouvert aussi souvent que six cent quatre vingt dix fois, il y a très certainement des internautes qui, grugés peut-être par un titre racoleur, l’ont aussitôt refermé sans lire son contenu… Mais quand même, six cent quatre vingt dix fois… Ca fait rêver l’écrivain en herbe et ça devrait faire réfléchir des éditeurs potentiels…

 

Submergé par l’émotion l’autre soir en assemblée générale, je n’ai pas trouvé un seul mot pour vous remercier, j’en suis confus et je le fais maintenant, ni pour vous faire l’annonce que, alors qu’aujourd’hui est délivré le numéro 82, au centième numéro je compte fêter ce cap (« que dis-je, un cap, c’est une péninsule »), par une belle « épluchette » (mot québécois pour éviter l’anglicisme « cocktail »). Surveillez donc le défilé des prochains numéros, façon détournée de dire « continuez à me lire »…

 

Je reviens de la Cité de l’architecture du Trocadéro, où j’ai passé quatre heures dimanche après-midi, pendant que ma mie travaillait au salon « Art et objets » à Villepinte. Je ne parlerai que de la première exposition, « La méthode Piano »[1], qui à elle seule pourrait faire l’objet de plusieurs billets, les deux autres expositions sur Chandigarh[2] et l’AUA[3] pouvant remplir, elles, un nouveau billet. Et puis mon intérêt, et mon temps, ont été plutôt consacrés à la première.

 

Renzo Piano a commencé à connaître une audience internationale avec le Centre Georges Pompidou, lauréat en juillet 1971 , avec le britannique Richard Rogers, du concours international d’architecture présidé par Jean Prouvé, avec lequel il a trouvé un « père spirituel ». Le bâtiment a été ouvert au public le 2 février 1977. Ce chantier fut le début d’une fructueuse et constante collaboration, ainsi que d’une forte amitié, avec l’ingénieur irlandais Peter Rice, jusqu’au décès de ce dernier en 1992. Le Centre Pompidou fait partie de ses premières œuvres, celles qu’il range dans sa « Préhistoire ». Piano fêtait l’année dernière les cinquante ans de son activité d’architecte. L’exposition s’attache essentiellement aux derniers projets, livrés ou en cours, de ces vingt dernières années : depuis le Centre culturel Jean-Marie Tjibaou (1991-1998), jusqu’au centre de chirurgie pédiatrique d’Entebbe en Ouganda actuellement en chantier, dont la particularité est de réaliser avec des artisans locaux des murs d’argile banché en strates de différents ocres. Entre les deux seront réalisés d’importants projets, entre autres l’extension du musée d’art Kimbell à Fort Worth (2006-2011) face au musée de Luis Khan et, en cours de construction, le Palais de justice de Paris. Il serait opportun que notre Compagnie des experts architectes près la Cour d’Appel de Paris organise une visite du chantier, et (ou) du bâtiment juste avant ou après son inauguration.

 

Ouverte au public le 11 novembre 2015, l’exposition est dédiée à la mémoire d’un membre de l’équipe parisienne de Renzo Piano Building Workshop (RPBW), tué lors des lâches fusillades du 13 novembre suivant. Déjà le ton est donné, RPBW c’est une équipe soudée et forte d’environ 130 personnes aujourd’hui, où tout le monde compte, où toutes les tâches sont valorisées et reconnues par le « manager ». L’architecture de Renzo Piano est faite d’honnêteté et de morale, avec les autres, avec soi-même, avec l’environnement et la matière aussi.

Son architecture est faite d’un assemblage pièce par pièce, « pezzo a pezzo » dit Piano, à la fois physique et intellectuelle, où la maquette, comme le crayon (un feutre vert pour Piano), sont des instruments de dégrossissage du projet, instruments de créativité et de liberté car ils permettent de tester en vrai le projet dans toutes ses dimensions, de sa plus petite à sa plus grande.

 

Piano, fils d’un entrepreneur du bâtiment de Gênes, port italien où la ville et ses installations portuaires « flottent » au-dessus de la mer, s’amuse en comparant la « lourdeur » des constructions massives en briques et béton de son père, et celles « légères » qu’il essaye de donner à ses architectures. Mais il reconnaît que les lois de la gravité finalement l’emportent, et que le socle de ces architectures, sa base ancrée dans le sol, est bien celle d’une filiation du père au fils, c’est aussi la transmission d’un état d’esprit, celui du travail « bien fait »…

 

Le slogan de Renzo Piano à l’adresse des jeunes architectes qui viennent frapper à la porte de son agence, c’est « Venez et Prenez ». Ceci reflète son « don de soi », cette envie de transmettre non comme s’il délivrait une doctrine, mais plutôt un savoir-faire, comme celui d’un artisan transmettant son art du métier à un apprenti. Il y a de la diversité et de la complexité dans le métier d’architecte, à la fois, technicien, artiste, géographe, urbaniste, sociologue topographe, historien, poète et philosophe ce serait mieux encore, et j’en passe… Savoir et faire face aux exigences d’un projet, celles d’un commanditaire, celles d’un terrain, celles de techniques constructives, celles des dimensions sociales et humaines. « Venez et prenez », il y a une dimension christique, non ?

 

Si le Renzo Piano Building Workshop est une formidable machine à produire des projets d’une incomparable exactitude technique, sauf à comparer avec l’architecture suisse peut-être, Renzo Piano sait insuffler aussi de la poésie et faire que son architecture crée l’émotion. «Que serait la vie sans émotion ?» ajoute Piano. Il comprend, pour les écouter attentivement et patiemment, les sœurs Clarisse et leur projet de monastère à Ronchamp, au pied de l’arbre (la chapelle) de maître Corbu… Tel le renard de la fable, sans flatterie mais en tirant profit, Piano a su écouter la leçon corbuséenne, comme celle de Jean Prouvé, qui, dans un bel arrangement des choses, réalisa ici le campanile de la chapelle. Ainsi sont rassemblés sur cette colline mythique trois grandes figures de l’architecture moderne et contemporaine. Il faut rendre visite aux sœurs Clarisse, dans leurs « thébaïde » simple, fonctionnelle, où tout est à sa place sans forfanterie, où tout semble être là depuis que Corbu a pris possession de ce lieu… une symbiose donc. Des trois vœux des sœurs Clarisse pour leur projet, joie, silence, prière, Piano dit n’avoir rien pu faire pour le dernier, mais qu’il s’est employé corps et âme à satisfaire les deux premiers.

 

L’expression latine « genius loci », le « génie du lieu », était pour les Romains cet « esprit », ce farfadet, qui prenait possession d’un lieu et lui donnait son caractère, sa présence, sa signification. C’est ce « génie » que Piano cherche à repérer et reconnaître sur chaque lieu où on lui demande d’intervenir. Il « écoute » le lieu, pour exemple, la forme organique du « petit » projet de la fondation Seydoux avenue des Gobelins à Paris (2006-2014) ; elle est le résultat non pas d’une foucade de l’architecte, mais de contraintes, notamment d’une attention au voisinage en ménageant les vues depuis les fenêtres de la parcelle voisine, ce qui a conduit à cette forme ondulée et tordue.

 

Le temps d’une réunion du comité scientifique pour la salle Jean Prouvé au musée de Nancy, j’étais assis à côté de Renzo Piano. Impressionné et intimidé d’être là à côté de cet homme que j’aime, j’ai vite ressenti combien il dégageait humilité et amabilité pour son entourage, sachant écouter, et ne prenant la parole que lorsqu’on la lui donnait… il filait peu après sur son chantier du monastère des sœurs Clarisse à Ronchamp, où il avait rendez-vous avec Le Corbusier: j’aurais bien aimé le suivre…  

 

Vous avez la maestria d’un Luchino Visconti[4], l’élégance d’un Marcello Mastroianni[5], tanto di cappello, signore Renzo Piano[6]

 

Vincent du Chazaud, le 26 février 2016  

 

Palais de justice de paris, Renzo Piano Building Workshop

 

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[1] “La méthode Piano”, jusqu’au 29 février 2016

[2] « Chandigarh, 50 ans après Le Corbusier », jusqu’au 29 février 2016

[3] “Une architecture de l’engagement: l’AUA (1960-1985) », jusqu’au 29 février 2016

[4] Voir, revoir, et revoir encore « Le Guépard » de Luchino Visconti, d’après l’unique roman de l’aristocrate italien Giuseppe Tomasi di Lampedusa… Lampedusa, cette île où échouent tant de malheurs.

[5] Voir, revoir, et revoir encore “Une journée particulière” d’Ettore Scola, qui vient de nous quitter.

[6] Chapeau bas, monsieur Renzo Piano