LES HISTORIENS FACE A L’ARCHITECTURE (1/2)

 

A propos du projet de Rudy Ricciotti sur la Maison du Peuple de Clichy, j’ai lu avec un article de l’historien Bernard Toulier[1]paru le 16 avril 2018 pour le site de la « Société pour la Protection des Paysages et de l’Esthétique de la France »[2], avec ce titre : « La Maison du Peuple de Clichy : un monument historique bafoué »[3]. En bon historien, il fait un tableau clair et précis de la Maison du Peuple, classée Monument historique pour ses façades et sa toiture. Croquis et documents à l’appui, il montre les qualités constructives et évolutives du bâtiment, novatrices à l’époque. Mais ses arguments tombent à plat quand il veut « bafouer » le projet de Ricciotti.

Dans la première partie de son article, Toulier fait un honnête travail d’expertise sur la genèse de la Maison du Peuple, s’appuyant sur des travaux antérieurs sérieux, décrivant le contexte du Front populaire, le programme multi-fonctionnel, social et culturel d’une mairie communiste, et la façon novatrice avec laquelle architectes, ingénieur, constructeur y ont répondu. Ensuite, et c’est sans doute là la faiblesse de sa diatribe, il y a un grand vide sur la vie du bâtiment jusqu’à aujourd’hui, ainsi que les transformations, ou glissements, des populations des arrondissements populaires et proches banlieues.

 

Dans la deuxième partie, ce qui aurait dû être une analyse critique du projet de Ricciotti devient vite polémique, Toulier endosse le rôle d’accusateur public, dont le verdict tranchant ne devrait pas souffrir la moindre contestation, et être appliqué sine-die, sans concertation. Comme souvent les historiens, il n’a pas toutes les données du problème. Il oublie la vie du bâtiment, depuis sa naissance, qu’il a bien décrite, jusqu’à aujourd’hui, ce que l’historien d’architecture Gérard Monnier appelait la « réception » de l’ouvrage, celle-ci oscillant entre mutation et destruction. Dans l’analyse de Toulier, mais sans doute a-t-il manqué de place pour son argumentation, il y a un « trou » vertigineux, qui empêche l’application de son « verdict ». Aucun renseignement ne nous ai donné sur la vie du bâtiment depuis sa « réception » en mai 1940, jusqu’à nos jours, et pourquoi une telle déshérence sur près de quarante années qui fait que ce bâtiment est en piteux état. Il est seulement signalé son classement au titre des Monuments historiques le 30 décembre 1983, et qu’une campagne de travaux a été menée sur les façades à partir de 1995. Malgré cela, force est de constater aujourd’hui sa désaffection et sa décrépitude, sans que les historiens ne s’en émeuvent d’ailleurs… Dans les décisions à prendre sur l’avenir d’un bâtiment, si l’historien est un des acteurs de décision apportant son expertise, il n’est pas le seul expert à être entendu, où interviennent l’économie, la sociologie, l’ethnologie, l’écologie, la résistance des matériaux, etc… Le seul avis de l’historien n’est pas une conclusion, il est une connaissance qui s’ajoute aux autres. A ce sujet, il sera sans doute intéressant de lire « A quoi sert l’histoire de l’architecture aujourd’hui » sous la direction de Richard Klein, florilège de points de vues d’historiens, en souhaitant que ce ne soit pas ceux d’une coterie…

 

Il reproche au maire une politique néo-libérale et de s’être engouffré dans l’appel à projets « Inventons la métropole du Grand Paris ». Beaucoup ne veulent pas voir la capitale se transformer, s’étendre, ce qu’elle fait pourtant inéluctablement. En fait, c’est l’avenue Montaigne qui s’est prolongée jusqu’aux abords du périphérique tout d’abord, et maintenant qui ose le franchir. Est-ce que la population de Malakoff, de Montrouge, de Montreuil, de Clichy et d’autres de cette « ceinture rouge », et qui furent autrefois des bastions communistes, avec une forte population ouvrière, ressemble à celle d’aujourd’hui ? Non, on peut le regretter, mais c’est ainsi, la ville « bourgeoise » s’étend, même si elle se teinte d’un peu de « bohème ».

Il reproche à Ricciotti d’être associé à un architecte des Monuments historiques, comme c’était d’ailleurs le cas pour les deux autres équipes concurrentes[4], lui faisant le procès d’intention d’être là pour « faire bonne figure », sans plutôt y voir là plutôt la garantie d’une bonne restauration, Toulier mettant en avant que justement ce bâtiment est classé MH, mais en déshérence depuis près de quarante ans, malgré une incomplète et timide restauration de ses façades menée par la DRAC d’Ile-de-France et l’ACMH Hervé Baptiste entre 1995 et 2005, pour les travaux de désamiantage. Ricciotti n’a dans ce domaine, pas de leçon à recevoir, il paya de sa personne et de sa poche pour éviter le saccage d’une station service construite par Fernand Pouillon à La Seyne-sur-Mer, quand aucun historien ne s’était alarmé, et que l’ABF allait laisser dénaturer le projet.[5]

Accuser Ricciotti de détruire la Maison du Peuple, c’est faux. Accuser Ricciotti de dénaturer les principes constructifs de ce bâtiment, c’est faux. Accuser Ricciotti de modifier l’esprit initial du programme, c’est faux pour ce qui le concerne, c’est vrai pour le commanditaire. Mais a-t-on conservé l’esprit ou le programme initial de tous les monuments historiques ? L’abbaye cistercienne du Thoronet est-elle toujours occupée par des moines ? Le château de Versailles est-il toujours habité par un roi ? L’hôtel de Sully est-il toujours un hôtel particulier ? L’hôtel d’Aumont et l’hôtel de Beauvais abritent respectivement le Tribunal administratif et la Cour administrative d’appel de Paris. Le Pavillon de l’aluminium de Jean Prouvé, ou ce qu’il en reste, a-t-il sa place au parc des expositions de Paris-Nord Villepinte[6]? Est-il normal que ce soit des galeristes qui rachètent et rénovent des constructions de Jean Prouvé, plutôt que les communes où elles sont implantées, avec l’aide de l’Etat ? On pourrait multiplier les exemples.

Richard Klein, président de Docomomo France[7], vitupère sur le site cette association contre « ces commanditaires et opérateurs qui osent tout, c’est d’ailleurs à cela qu’on les reconnaît ». Mais c’est justement parce qu’ils ont « osé » que la Maison du Peuple de Clichy a pu être édifié au temps du Front Populaire, par des hommes audacieux comme le maire Auffray, les architectes Beaudoin et Lods, l’ingénieur Bodiansky, le constructeur Jean Prouvé. Le projet de Ricciotti est « osé » lui aussi, faut-il le lui reprocher ? Il franchit le bâtiment avec une tour de 96 mètres de haut, comme Chareau le fit en son temps, toutes proportions gardées, quand il enjambait avec sa construction de verre et de métal une ancienne construction en pierre. Qui nous dit que la technique utilisée par Ricciotti, une façade « exosquelette » en béton fibré ultraperformant (BFUP), plutôt novatrice, n’intéressera pas autant les historiens que celles mises en œuvre pour la Maison du peuple [8]?

Cette polémique et les invectives qui l’accompagnent en rappellent une autre, celle née avec le projet de Renzo Piano à Ronchamp. On était en 2008, il avait déclenché des réactions d’une rare intensité, parfois violentes : il s’agissait pour les détracteurs de « laver l’offense faite au maître, à Le Corbusier. » Renzo en fut affecté, et en homme de dialogue, il les a rencontrés, les a écoutés, ce qui l’a amené à revoir son projet initial, ajoutant « si je n’avais pas été convaincu moi-même que cette nouvelle version est préférable, j’en serais resté au projet présenté à Chaillot ». Aujourd’hui, quel historien, quel architecte, quel citoyen s’élève contre cette impeccable réalisation de Renzo Piano inaugurée en 2011? Depuis, la chapelle de Ronchamp, avec d’autres œuvres de Le Corbusier, a été inscrite au patrimoine de l’humanité par l’UNESCO, et le couvent des sœurs Clarisses n’y a pas fait obstacle. De la même façon, les protagonistes de la Maison du Peuple ne peuvent-ils pas baisser les armes et se rencontrer ? Nous assistons au même débat, et dans le cas du couvent de Ronchamp, le journaliste Frédéric Edelmann apportait la conclusion suivante[9] : « cet épisode constitue un miracle édifiant pour une profession d’architecte si souvent confrontée au conservatisme du public, quand ce n’est pas au sien. » On peut y ajouter celui des historiens de l’architecture. Ce « miracle », c’est-à-dire la même démarche d’échanges et de concertations qui a porté ses fruits pour un projet, celui de Piano, ne pourrait-il pas se renouveler pour un autre projet, celui de Ricciotti ? Evidemment, ce serait contredire celui-ci, qui déclare que « l’architecture est un sport de combat », et non « un terrain de dialogue ».

 

 

Vincent du Chazaud

1ermai 2018

[1]Bernard Toulier, Conservateur général honoraire du patrimoine, administrateur de Sites & Monuments

[2]La SPPEF, dont l’intitulé fait un peu « Vichyste », fut autrefois le pourfendeur du projet de SANAA pour la Samaritaine en 2013

[3]L’historien Alexandre Gady a « pondu » le même genre de diatribe, mais en plus ramassé, avec un article intitulé « A Clichy : le peuple Quatre étoiles » dans « L’Objet d’art » d’avril 2018.

[4]Equipe « Kitchen Mechanics » (Dominique Perrault, Herbez, Perrot et Richard, Hervé Baptiste ACMH historien conseil), équipe « La Maison des Communs » (Shigeru Ban et de Gastines, Lagneau ACMH). 

[5]« L’architecture est un sport de combat » de Rudy Ricciotti, éditions Textuel, Paris, 2013, lire page 61 : « Avec l’aide d’un maçon, M. François Escoriza, j’ai conduit à titre gracieux la reconstruction des voûtes croisées en brique, à l’identique de l’édifice de Pouillon. »

[6]Sur le site officiel du parc des expositions de Paris-Nord Villepinte, pas une photo du Pavillon de l’aluminium…

[7]pour la DOcumentation et la COnservation des édifices et sites du MOuvement MOderne, créée en 1990 et la section française en 1991 par l’historien de l’architecture Gérard Monnier.

[8]Le Mucem par exemple, c’est onze « Atex », c’est-à-dire onze autorisations expérimentales, donc onze fois trouver des procédés constructifs qui n’existent pas, et les faire valider, les faire agréer.

[9]Le Monde du 30 octobre 2008, « Le « repentir » de Renzo Piano pour son projet de couvent à Ronchamp ».