BILLET n°112 –PROUVÉ ET GEHRY : RENCONTRE IMPROBABLE

 

En Arles, une mécène suisse, jeune héritière d’une industrie pharmaceutique qui a amassé une fortune sur la santé des humains, et sur l’argent public quand les dépenses de santé sont prises en charge par l’Etat, a investi dans d’anciens entrepôts  ferroviaire. Du moins je suppose, car la plaquette de présentation de Luma-Arles est peu prolixe sur le passé des lieux, étalant plutôt sur son présent et cette inclusion d’une tour sortie du cerveau compliqué de Frank Gehry. Douze architectures de Jean Prouvé y étaient installées jusqu’au printemps 2018, douze bâtiments restaurés avec soin et quasi fidélité par la Galerie Seguin. Une école, une station-service, des bureaux, des maisons… tous conçus avec économie, sans fioriture, à l’opposé de ce que nous sert Gehry à chacun de ces projets, ici une tour avec des tôles inox agrippées à un noyau de béton. En résumé, la sérénité « indispensable » des œuvres de Jean Prouvé devant les gesticulations « inutiles » de Frank Gehry…

Cette exposition permet, si besoin en était, de montrer, la vanité de l’un, l’humanité de l’autre. Il est dommage que dans son texte pour le catalogue de l’exposition, bien écrit par ailleurs, Philippe Trétiack ne mette pas ces visions de la mission de l’architecture en parallèle. Il formule, non sans un subtil jeu de mots, que « à l’image des tôles qu’il plia en orfèvre, le destin de Jean Prouvé a subi une stupéfiante torsion. Lui, l’entrepreneur soucieux du bien social (…) s’est mué en idole des galeries de design. » Mais le texte de Trétiack, à force de vouloir faire des bons mots, s’écarte de la force de pensée et d’agir de Prouvé ; ainsi « L’homme des boulons est désormais indéboulonnable » ne vient pas à propos, puisque la volonté de Prouvé était justement de réduire au maximum cette tâche ingrate de boulonner des pièces. Parlant de la Maison du Peuple de Clichy et de sa collaboration avec Beaudoin et Lods, Prouvé dit de ce dernier : « Lods était un homme d’affaire redoutable qui s’est transformé en doctrinaire de l’industrialisation. Il est devenu l’ambassadeur du boulon ; il donnait des conférences sur ce thème, mais n’avait pas saisi que le boulon est l’ennemi de l’industrialisation. C’est long à poser, c’est dur à serrer un boulon. On parle toujours de Meccano sans bien savoir ce que cela implique. »[1]

 

Bon, après tout on peut faire fi de toutes ces incongruités, qu’elles soient écrites (le texte de Trétiack) ou construites (la tour de Gerhy). Les bâtiments de Prouvé, eux seuls, avec une présentation didactique, donnent une vision de ce que peut être l’architecture, tout simplement, quand elle n’est pas le fait des seuls architectes, quand elle était une « architecture à l’endroit » comme il disait. De sa collaboration avec les architectes, il avait des surprises : « Quand je pense que certains architectes étaient capables de venir me trouver avec des dessins, en me demandant : « Est-ce que tu crois que ça coûterait moins cher en acier ou en béton ? » Je leur rétorquais toujours : « Est-ce de l’acier, est-ce du béton ? » Quelquefois j’ajoutai : « Je peux vous faire ça en terre à modeler, si vous voulez ». Ils étaient faussés parce qu’ils ne savaient pas comment ils feraient leur structure. »[2]Et Le Corbusier avait compris, non seulement la personnalité de Prouvé, mais également l’architecture du XXème siècle quand il écrivait dans son style direct, le 7 janvier 1964: « Jean Prouvé est de la « Dynastie Nancy », 1900, l’Ecole de Nancy : Victor Prouvé (père de Jean), Gallé, Majorelle, Daum, etc… : les créateurs et les artisans du « Nouveau Style ». Un demi siècle a passé. Jean Prouvé est de même sang créateur, mais il exprime le temps présent. Il est ingénieur-architecte, réunis en un seul homme, ce qui est exceptionnel. Il a traversé toutes les intrigues, toutes les vicissitudes. Il est entré dans la réalité. Il a construit et il conçoit. Un tel rôle est réservé à un caractère d’élite ; c’est le rôle de l’abnégation, du courage, de la persévérance, de l’obstination… »[3]

 

 

 

Dans un entretien au journal Ideat du 16 décembre 2017, le « styliste » Ronan Bouroullec déclare « Jean Prouvé fut un architecte et designer extraordinaire ». Ca commence mal, car comme on le sait, Jean Prouvé ne fut ni l’un ni l’autre… Le « styliste » continue : « …qui malgré son génie, a subi tout au long de sa carrière échec après échec, sa vie est un véritable désastre d’incompréhension. » Si incompréhension il y a sur Jean Prouvé, elle est bien réelle de la part de Ronan Bouroullec, qu’il faudrait inciter à lire les biographies autorisées de Jean Prouvé, les témoignages de Le Corbusier, de Pierre Jeanneret, de Renzo Piano, ainsi que ses propres propos et écrits. Il verrait que cette présentation romantique du « poète maudit », comme un génie incompris de son temps et rejeté par la société est très éloignée de ce que fut Jean Prouvé de 1924 à 1954, un artisan lorrain devenu industriel par sa capacité d’invention et de création, ainsi que grâce au succès de ses productions, le mobilier avant-guerre comme les maisons préfabriquées pour les sinistrés de Lorraine après-guerre. Oui en 1953, Prouvé est dépassé par l’accroissement de son usine, et il doit lâcher les rênes à l’Aluminium français. Mais cette vision romantique de son activité est à des années lumières de la réalité, vision qui aurait très certainement insupporté Jean Prouvé. «Prouvé a été une grosse influence : dans sa rigueur intellectuelle et puis en termes techniques, formels » poursuit Bouroullec. Là encore, maladresse et incompréhension du « styliste » quant à la façon de travailler de Jean Prouvé. Pour lui, la forme était le cadet de ses soucis, elle découlait du reste, mais il ne parlait jamais de forme.  « Comme Prouvé, je suis designer pour changer le monde » termine Bouroullec. Changer le monde ? Vaste programme… Jean Prouvé n’avait sans doute pas cette prétention, seulement le souci d’apporter un mieux-être, notamment pour les plus mal lotis, ce dont il témoigna en œuvrant pour les maisons de l’Abbé Pierre.

 

Les constructions de Jean Prouvé partent toutes d’un principe constructif original : un porteur central, qu’il soit potence, béquille, compas, portique, bloc, qui permet de libérer les façades construites alors avec des panneaux légers fabriqués en usine. C’est en fait le principe du mur rideau, dont Jean Prouvé est l’un des inventeurs, bien qu’il s’en défende. Les points porteurs ne sont plus en façade, la « façade libre » étant d’ailleurs un des cinq points de l’architecture moderne théorisés par Le Corbusier. Fabrication à l’abri, montage rapide, la pénibilité humaine est épargnée. L’humain est au centre du projet, et non « l’œuvre » architecturale ; celle-ci vient d’elle-même, naturellement, sans « forcer le talent » du créateur.

 

Ainsi le système axial, mis au point avant-guerre par Prouvé, est concrétisé avec Pierre Jeanneret pour la BCC 8×8, logements et bureaux pour les usines de la SCAL en 1941 ; ensuite après-guerre pour des maisons d’urgence destinées à reloger les sinistrés. Ce porteur central, en forme de compas, pourra être en bois si l’acier vient à manquer, on le voit pendant la guerre pour les constructions de la SCAL. Ce compas prend par la suite la forme d’un portique afin de libérer au mieux l’espace pour le passage au sol, ce sera la maison Métropole 8×12 pour laquelle Jean Prouvé nourrira de vains espoirs, puisque cette maison « industrialisée » ne sera produite qu’à douze exemplaires. Elle sera déclinée en maison Tropicale un peu plus tard, dont malheureusement aucun exemplaire ne sera exposé en Arles, ce qui aurait complété cette collection, certes déjà bien fournie. C’est encore ce même système de portique qui est utilisé pour les bureaux de Ferembal, une usine nancéenne de fabrication de boîtes de conserve. 

 

L’école de Bouqueval, construite en 1950, fait partie des travaux de recherche menés par Prouvé pour l’Education nationale, autant en mobilier qu’en bâtiment, afin d’offrir les meilleurs conditions d’apprentissage pour les écoliers, alors que la natalité a explosé après-guerre et que la France manque cruellement de ces infrastructures. Ici le système porteur est une béquille au pied articulé, ce qui facilite le montage avec peu de moyens. 

 

Autre système porteur central, les stations services Total ou la maison de l’Abbé Pierre, mais ici avec des blocs techniques porteurs, acier pour les premiers avec la chaufferie, béton pour la seconde avec la cuisine et le cabinet de toilettes. Voici cités quelques-unes des constructions de Jean Prouvé parmi celles qui étaient exposées au LUMA-Arles, mais j’allais oublier la maison Métropole, celle de Royan récemment démontée par la Galerie Seguin en 2016. La voici, enfin, sortie de l’abandon et de la dégradation dans laquelle elle était, seul « bémol », les panneaux de façade autrefois laqués sont aujourd’hui décapés, laissant une peau en aluminium clinquante. Mais peut-être est-ce un état intermédiaire dans la restauration ?

 

Vincent du Chazaud, le 15 mai 2018  

 

 

[1]« Jean Prouvé par lui-même », propos recueillis par Armelle Lavalou, Editions du Linteau, Paris, 2001, p.42

[2]« Jean Prouvé par lui-même », propos recueillis par Armelle Lavalou, Editions du Linteau, Paris, 2001, p.136

[3]Prouvé écrivait : « Architecte ? Ingénieur ? Pourquoi se poser cette question, en débattre ? Il s’agit de bâtir. »