En cette période vacances, parler de la ville balnéaire de Royan vient à propos…

Après guerre, quelques architectes ont puisé dans le Mouvement moderne pour la reconstruction de villes sinistrées par les bombardements alliés, malgré les réticences de la population et des élus. On sait quelles furent les désillusions de Le Corbusier auquel, malgré ses nombreux projets d’urbanisme (Lorient, Saint-Dié, La Pallice…), ne sera confié qu’une poignée d’Unités d’habitation (Marseille, Firminy, Le Rézé, Briey). D’autres architectes ont pu intégrer quelques projets “modernistes” au milieu de programmes de reconstruction respectueux de l’ancien tracé urbain, comme Dubuisson à Saint-Lô ou Tourry et Hourlier à Lorient, faisant éclater la notion d’îlot au profit d’un urbanisme ouvert et aéré inspiré de la Charte d’Athènes. Mais ce ne seront que quelques cas isolés, et malgré le manifeste de 1946 issu du Comité d’architecture composé de Perret, Le Corbusier, Lurçat, Madeline, Paquet, Leconte et Pacon, l’architecture moderne influencera peu les pratiques de la Reconstruction.

A Royan, la “modernité” n’a pas été une volonté immédiate de son architecte-urbaniste en chef, le bordelais Claude Ferret, et de son équipe. Travaillant à une grande échelle (Royan ville de plus de 10 000 habitants a été détruite à plus de 80%), Ferret a tout d’abord dessiné un plan d’urbanisme néo-classique, à la manière “Art Déco” des années « 30 », plan sur lequel l’architecture, d’expression traditionnelle « modernisée” à ses débuts (les immeubles du boulevard Aristide Briand), proche de celle que faisait Auguste Perret pour la reconstruction du Havre à la même époque, a basculé soudainement vers une expression moderne “lyrique”, proche de celle des architectes brésiliens qui avaient pour chefs de file Lucio Costa et Oscar Niemeyer. Le plan d’urbanisme de Royan, à la fois inscrit dans son site (la courbe de la grande plage et l’axe perpendiculaire du Font de Cherves, cours d’eau se jetant dans la mer) et empruntant à une composition monumentale (le palais de Chaillot pour le Front de mer), trouve sa justification moderne et ses accents années « 50 » dans les éléments architecturaux qui le composent. Ce modernisme est de deux ordres :

  • sur le plan technique, ce qui sera le cas sur les bâtiments publics faisant appel à des techniques audacieuses conduisant à des formes sophistiquées (voiles minces en béton armé du marché central de Simon et Sarger et de l’église Notre-Dame de Gillet et Lafaille, grandes façades vitrées du Casino de Ferret, murs rideaux du Palais des congrès de Ferret et Prouvé).
  • sur le plan architectural, ce qui sera le cas avec l’habitat collectif (immeuble du Front de mer de Ferret, immeubles de l’îlot 106 rue Gambetta de Mialet), et particulièrement les villas (villa Ombre Blanche de l’architecte Bonnefoy, villa La Meinaz de l’architecte Quentin).

A Royan, la rigueur « idéologique » et militante du Mouvement moderne est adoucie pour prendre des allures « festives » et conviviales. Le maire de Royan, Charles Regazzoni, veut placer « la reconstruction de la ville martyre sous le double signe, apparemment contradictoire, de « la fantaisie » et de « l’économie ». Au terme d’un long processus de renouvellement des références, la reconstruction de la ville s’inscrit finalement dans une modernité « cinquante » dont les caractéristiques se situent entre permanence et réinterprétation des canons issus des années vingt ».[1]

Durant ces années de croissance des « Trente glorieuses », les stations balnéaires populaires vont émerger. Les congés payés, acquis du Front populaire en 1936, interrompus par les cinq années de guerre et les années d’effort de la reconstruction, ne prennent leur plein essor que vers la fin des années cinquante. A Royan, la cité balnéaire populaire va se construire sur les cendres de la station chic et bourgeoise de la « Belle époque », celle de la fin du siècle dernier, dont ne subsisteront que quelques villas après le bombardement de janvier 1945, permettant des juxtapositions « incongrues ».

À l’imitation de la station balnéaire brésilienne de Pampulha au Brésil, dont les principaux bâtiments sont l’œuvre de Niemeyer, où, selon son expression, il « tropicalise » ce qu’il a appris de Le Corbusier, la reconstruction de Royan s’est enrichie d’un vocabulaire architectural généreux, lyrique et joyeux, à l’opposé de l’austérité toute « protestante » d’un Le Corbusier alliant rigueur des lignes et ordre moral. Sans rivaliser avec la monumentalité des villas royannaises de la « Belle époque », un certain « maniérisme » s’empare des détails pour créer des effets en façade. Les volumes simples, cubiques, blancs, de la construction basique sont rehaussés par un riche « vocabulaire » architectural:

  • des soubassements en pierres jointoyées en creux de ciment gris soulignent le soin de l’appareillage,
  • des loggias en nid d’abeille épaississent le mur plat des façades,
  • des colorations vives en sous faces de balcon ou fonds de loggias accentuent ces « creux » en façade,
  • des escaliers extérieurs aérés sont traités comme autant d’objets précieux sur des volumes primaires,
  • des claustras, ronds ou carrés, horizontaux ou verticaux protègent de la vue et du soleil en ajoutant une note graphique sur le mur lisse, de même que des persiennes coulissant dans des encadrements saillants,
  • des auvents et murs saillants, parfois de biais, cadrent les constructions sur lesquelles ils portent une masse ombrée sombre en contraste violant avec la blancheur des enduits de façade.
  • des brise-soleil forment auvents ou paravents, suivant qu’ils sont horizontaux ou verticaux, projetant une ombre zébrée sur les murs blancs des façades,
  • des menuiseries et des serrureries singularisent les porches d’entrées[2] (portes, impostes, grilles de défense), surlignent les emmarchements des escaliers (lisses et garde-corps) et accompagnent les volumes architecturaux (clôtures, grilles, portails…).

Ce qui étonne le plus dans cet inventaire à la Prévert, et réjouit en même temps, c’est l’inventivité et la diversité de ce vocabulaire architectural. Sans doute les architectes, confrontés aux murs blancs et volumes bruts, ont-ils voulu se servir de ces supports vierges pour les animer et créer une œuvre empruntant aux courants de l’art moderne[3]… Quel est réellement l’apport des autres arts, la peinture, la sculpture, la musique, dans l’expression plastique de cet inventaire architectonique ? On peut oser des rapprochements entre les dessins des vitraux de Conques (bien qu’ils furent achevés en 1994) et plus généralement l’œuvre du peintre Pierre Soulages et certains garde-corps à Royan… Celui de la villa avenue du Bocage dans le quartier du Parc peut faire penser aux peintures abstraites de Kandinsky, aux gouaches découpées de Matisse, aux mobiles de Calder… Les ferronneries en zigzag peuvent nous renvoyer à l’abstraction lyrique des peintures gestuelles de Georges Mathieu… Quelle a été la réelle influence des mouvements artistiques de l’époque, foisonnants et éclectiques dans cette période de l’après-guerre, sur la création des architectes et artisans à Royan ? Une biographie approfondie sur chacun permettrait de connaître leur curiosité culturelle et la part d’influence de celle-ci sur leur œuvre. La liberté retrouvée après les années d’occupation, la pleine croissance économique après les privations, les progrès foudroyants des technologies, la foi inébranlable dans la science pour ériger un monde meilleur, optimisme et bonheur ambiants tempérés par la lutte des classes, les guerres de décolonisation, la menace d’une guerre atomique, tout ceci, cet « air du temps », a sa part dans la création artistique parmi laquelle il faut compter l’architecture. Et dans cet « air du temps », il faut aussi compter avec le design kitsch[4] des années « 50 » lorsqu’il produit des objets clinquants et bon marché, éloignés des objets originaux issus du « Bon Design » qui les ont inspirés. Selon la culture de son créateur, la séduction pour un objet (ou un détail architectural) peut reposer sur l’innocence, la naïveté, ou bien sur l’humour, le clin d’œil. Le Kitsch intéresse alors autant pour son honnêteté culturelle que pour ses tendances subversives, finissant par trouver un terrain commun avec l’avant-garde dans sa dérision du « bon goût ». C’est un point qu’il faudra prendre en compte quand se poseront les questions sur l’évolution de cette architecture des années « 50 », et à Royan sur ses détails architectoniques, notamment balcons et portails.

Mais il fallait aussi construire rapidement et de façon économique, car la manne budgétaire pour la reconstruction était réduite, l’aide américaine du plan Marshall ayant ses limites. Aussi à la redondance des sculptures sur pierre, à la sophistication des charpentes et couvertures, dont les savoir-faire ont disparu, ont été substitués des techniques nouvelles et des matériaux industriels (béton, aluminium, brique de verre), créant un décor plus sobre mais autrement efficace pour « sacrifier au culte » du soleil et de la mer. Le « tropicalisme » de Niemeyer au Brésil se conjugue à Royan en « héliotropisme » de Ferret et son équipe.

Un triple héritage fonde les villas royannaises des années « 50 » : l’éclectisme des villas balnéaires de la « Belle époque », la modernité des années « 20 », le tropicalisme brésilien d’avant-guerre. Les jeunes architectes ont puisé hardiment dans ces sources stylistiques et architectoniques pour créer une œuvre singulière et à grande échelle, autorisant l’historien Jacques Lucan à qualifier Royan de ville « la plus cinquante » de France[5].

Vincent du Chazaud

24 juillet 2012 



[1]RAGOT gilles (dir.), JEANMONOD Thierry, NOGUE Nicolas, Centre des monuments nationaux, Monum, Editions du patrimoine, Paris, juin 2003, p.143

[2] Voir : MONNIER Gérard, La porte, instrument et symbole, Editions Alternatives, Paris, 2004.

[3] Fernand Léger s’exprime ainsi: « Lorsque les architectes eurent enfin débarrassé les murs de tout vestige de l’époque 1900, nous nous sommes trouvés devant des murs blancs. Un mur blanc est parfait pour un peintre. Un mur blanc avec un Mondrian est encore mieux. »

[4] Kitsch provient du verbe allemand verkitschen qui signifie « galvauder ».

[5]LUCAN Jacques, « Royan », AMC  n°11, 1986, pp.16-17 : « … la reconstruction de Royan voit la réalisation d’une suite de bâtiments singuliers, qui donnent à la ville une physionomie très « année cinquante » » et LUCAN Jacques, Architecture en France (1940-2000), histoire et théories, Editions du Moniteur, Paris, 2001, p.46.