Durant cette mâtinée frisquette d’un samedi de février, j’ai vaqué vers trois lieux, situés les uns des autres dans un court rayon géographique. D’abord l’exposition au Centre culturel algérien, 171 rue de la Croix Nivert à Paris 15ème, consacrée à l’architecte algérien Kaci Mahrour (1944-2004), intitulée « Des ksours à la casbah : habiter l’urbain en Algérie ». J’étais en « appétit », connaissant un peu le contexte  pour avoir travaillé près de trois ans dans ce pays, de 1977 à 1980, et avoir réalisé en 2006 un livre d’entretiens avec l’architecte André Ravéreau, qui a œuvré à Ghardaïa et a fondé l’Atelier du M’Zab, instrument de connaissance et de restauration de l’architecture mozabite, lauréat du prix Agha Khan en 1998 et auteur de nombreux ouvrages sur l’architecture méditerranéenne, islamique en particulier. Cette exposition présente quelques défauts dans sa présentation: des panneaux trop bavards et confus, des plans et des photos trop petits et mal exploités. Les thèmes abordés, qui rassemblent les détails architectoniques et les morphologies urbaines adaptés au site et au climat de l’Algérie, auraient dus avoir une présentation plus claire, un ordonnancement plus structuré, et des explications plus concises. C’est un peu comme si on vous servait une choucroute avec des lentilles remplaçant le choux, et que ce plat prenne l’appellation de « petit salé aux lentilles »… comparaison hasardeuse j’en conviens, mais c’est celle qui me vient au restaurant en écrivant ceci et mangeant cela…

Les références, plus solides que celles limitées à quelques citations, aux travaux si importants menés par Hassan Fathy en Egypte et André Ravéreau en Algérie, notamment ce dernier quand il crée une architecture moderne à l’écoute de la tradition, auraient apportées les réponses attendues aux questions posées par cette exposition : quelle architecture, quel urbanisme pour le Maghreb, confronté aujourd’hui à une explosion démographique et une expansion galopante et irrépressible de ses grands centres urbains. Des questions connues en France durant la période de l’immédiat « Après-guerre » et jusque dans les années 60. Autre question récurrente, les tentatives pour créer un  trait d’union entre tradition et modernité. Et l’architecture du Mouvement moderne est plus en phase avec l’architecture traditionnelle du Maghreb qu’avec celle de l’Europe occidentale, celle du Nord notamment. Des architectes en Afrique du Nord, influencés par Le Corbusier, ont apporté dans les années 50 des réponses claires et sans concession folklorique ou passéiste : la reconstruction d’Orléansville (aujourd’hui Chlef) par Jean Bossu, la cité Djenan El Hassan de Roland Simounet, l’Aéro-habitat de Louis Miquel constituent des repères importants avec des réponses appropriées en leur temps à l’Algérie, plus respectueuses pourtant du contexte local que les « barres chinoises » qui poussent comme des champignons vénéneux autour d’Alger, annonciateurs des mêmes problèmes que ceux que connaissent les cités de banlieues de grandes villes françaises.

En fait le Mouvement moderne avait déjà largement puisé dans l’architecture du Maghreb, et au CIAM 9 d’Aix-en-provence de 1953 les architectes algérois (Miquel, Emery, Simounet, Bourlier, Ducollet, Bize, Geiser et de Maisonseul), qu’on appellera « l’école corbuséenne d’Alger », trouvèrent aisément des corrélations entre les théories de Le Corbusier, son Modulor et les coutumes de vie arabe[1]. Cette prise en compte du contexte local était déjà intégrée par Le Corbusier dans son plan de Chandigarh dès 1948. Cette rupture avec les principes internationalistes du Mouvement moderne crée une brèche qui sera fatale aux prochains CIAM ; le seul et dernier, le CIAM 10 se tiendra en 1956 à Dubrovnik durant lequel s’illustrèrent les contestataires du Team-Ten, les Anglais Alison et Peter Smithson[2].

En Algérie, les meilleurs architectes sont issus de cette école corbuséenne, et non de cette école orientaliste passéiste qui sévit encore aujourd’hui, séduisant les fanatiques et les réactionnaires. Pourquoi quand il se tourne vers le passé l’homme serait-il soudain pris de torticolis qu’il ne pourrait plus porter son regard aussi vers l’avenir ? Le créateur aurait dû planter sur les épaules de chaque humain une tête de Janus.

Indépendamment de ces inconvénients pratiques et didactiques, cette exposition est un émouvant hommage d’une fille, également architecte, pour son père. Elle permet de reconnaître l’important travail accompli par Kaci Mahrour, chercheur et enseignant, sur ce qu’il appela « la morphogénèse urbaine », fondée sur une juste répartition des terres et des ressources naturelles comme l’eau, si importante dans les zones désertiques, solide socle pour la formation d’un tissu social égalitaire et cohérent. C’est cet esprit là, qui anima l’élan révolutionnaire algérien, puis l’ère socialiste sous Boumédienne, qu’il faut reconquérir et insuffler dans la société algérienne, et dans les nouvelles études urbaines s’il faut enrayer les fractures sociales et les inégalités grandissantes, terreau pour les extrémistes.

L’exposition finit sur cette citation de Gandhi, qui à elle seule balaie toutes les opinions précédemment formulées : «Je ne veux pas que ma maison soit entourée de murs et de fenêtres closes. Je veux que les cultures de tous les pays soufflent aussi librement que possible dans ma maison, mais je refuse d’être emporté par elles. »

 

Le livre, « Antonin Raymond (1888-1976), un architecte occidental au Japon »[3], je l’ai trouvé au Centre culturel du Japon, quai Branly à Paris 15ème, où s’est tenu quelques jours avant une présentation de l’ouvrage par son auteur, Christine Vendredi-Auzanneau.  Antonin Raymond, né en Bohême, quitte Prague en 1910 pour les Etats-Unis sans avoir terminé ses études d’architecture. Engagé par Frank Lloyd Wright en 1916, il l’accompagne au Japon en 1919 pour la construction de l’Hôtel Impérial. Absorbé par la culture et la nature nippone, Raymond s’y installe et y ouvre une agence avec sa femme Noémi Pernessin, elle-même designer. Va alors s’exercer une double action réciproque et profitable aux deux, la rencontre entre le purisme du Mouvement moderne occidental avec l’ascétisme et la rigueur des philosophies d’Asie. La période de la guerre le refluera un temps vers les Etats-Unis, puis il reviendra au Japon pour y exercer sont art emprunt d’humilité, de réalisme, d’humanisme, dans un profond respect pour la nature et la culture du pays qui l’accueille. Raymond fonde son travail sur la connaissance des matériaux qu’il met en œuvre pour en tirer leurs qualités intrinsèques. Il en fait une utilisation exacte, appropriée à chaque situation, et avec la quantité juste suffisante, sans redondance. On pourrait attribuer à Jean Prouvé ces propos d’Antonin Raymond : « Nous ne devons pas non plus rechercher la beauté, mais traiter des réalités et travailler du dedans vers le dehors, et simplement en faisant cela la beauté viendra couronner le tout, comme l’a fait durant les périodes de grande architecture ».

Cet architecte a été éclipsé dans l’historiographie architecturale par ceux-là même qu’il a contribué à faire émerger, Kenzo Tange ou Arata Isozaki. En analysant son œuvre, on comprend que cet apport dépasse le cadre du Japon, et que l’architecture du Mouvement moderne se bonifie quand il va à la rencontre des cultures du pays où elle s’implante. C’était aussi le sens des jeunes architectes algérois au CIAM 9 d’Aix-en-Provence en 1956.

 

L’architecture qui fait face au Centre culturel du Japon, lui d’une grande banalité, c’est l’Ambassade d’Australie, que pour ma part, je considère comme un des bâtiments majeurs de Paris. Depuis l’appartement de l’ambassadeur au dernier étage, on imagine la vue splendide sur la Seine et la Tour Eiffel. Inaugurée en 1978, entourée par la rue Jean-Rey, la rue de la Fédération et le quai Branly, cette construction à la fois massive et élégante, simple et savante, où sobriété n’est pas signe d’indigence, est l’œuvre des architectes australiens Harry Seidler et Peter Hirst, avec la collaboration de Marcel Breuer et Pier Luigi Nervi. Du dernier il y a la marque dans cet énorme pilier en béton strié par les bois de coffrage dont le mouvement sculptural signale l’entrée de l’ambassade, du premier on distingue l’influence dans les façades « gauffrées » à la géométrie sévère comme au Grand Hôtel de Flaine en Haute-Savoie (1960). A Flaine, l’imposant porte-à-faux, à Paris ce pilier sculpté monumental, sont cette touche nécessaire et suffisante pour qu’une architecture réaliste et efficace devienne sensible et belle. Actuellement a lieu à La Cité de l’architecture une rétrospective de l’œuvre protéiforme de Marcel Breuer[4], figure du Bauhaus de Weimar qui a œuvré des deux côtés de l’Atlantique,  passant de la petite à la grande échelle, du mobilier (le fauteuil Wassily en 1925, copié depuis à des millions d’exemplaires) au bâtiment de dix étages (le siège de l’UNESCO à Paris en 1958 avec Pier Luigi Nervi et Bernard Zehrfuss, la bibliothèque publique d’Atlanta en 1980). Pour revenir à Harry Seidler (1923-2006), d’origine autrichienne et né à Vienne, il fut un ardent promoteur des idées du Bauhaus en Australie, et l’emprunte du Mouvement moderne est notamment présente dans ses réalisations de villas : la maison Rose Seidler (1948-1950) à Wahroonga près de Sydney aurait pu être posée à côté des villas 50 de Royan.

 

Encore deux émotions à vous livrer, inattendues celles-là car provenant de deux artistes pour moi jusqu’à présent inconnus.

La première, la découverte du musicien Rodriguez[5] grâce au film-documentaire « Sugar Man ». Meilleur que Dylan, mais sans sa réussite, car trop indien peut-être dans une Amérique alors très anglo-saxonne, il est passé inaperçu dans son pays. Son succès, immense, il le connut en Afrique du Sud, où ses disques piratés, si bien qu’il n’en toucha aucun bénéfice, s’arrachaient comme des petits pains et sous le manteau, ses chansons étant interdites par le régime raciste de Pretoria. Les rumeurs les plus folles courraient sur sa mort, on disait qu’il s’était immolé sur scène.

Quarante années plus tard, un disquaire du Cap partit à sa recherche. Il le retrouva non sans peine, reclus dans un petit appartement de Chicago, travaillant sur des chantiers du bâtiment, mais toujours avec la même fraîcheur d’esprit que celle qui l’animait dans les années 70 : rayonne en lui la sagesse et la sérénité du vieil indien. Invité en Australie, il y donne plusieurs concerts ; étonné et ravi du succès qu’il y rencontre, il fait don à des œuvres d’une bonne partie de ses recettes et retourne vivre frugalement dans son petit appartement de Chicago. Un exemple que pourraient suivre les survivants de la scène rock, le dernier en date c’est David Bowie dont on nous rebat les oreilles avec une honteuse campagne de presse pour ses dernières mélopées sirupeuses.

 

La deuxième découverte, occultée dans l’historiographie de la peinture par les vagues successives qui secouèrent l’art du XXème siècle, de l’abstraction au nouveau réalisme, du surréalisme au pop art, car trop académique, c’est celle de Mathurin Méheut[6] (1882-1958). Ce peintre « Art déco » n’est pas un révolutionnaire de l’art, mais son talent est tel qu’il ne laisse pas indifférent, même si sa peinture est conventionnelle et ses sujets ethnographiques. Travailleur infatigable, c’est un Breton, il produit dans toutes les disciplines : dessin, peinture, sculpture, gravure, céramique, décoration. C’est à tort qu’il est cantonné comme peintre de marines, quand on découvre ses dessins sur la guerre 14/18 qu’il fit en première ligne, ou ceux envoyés sous forme de lettres lors de son séjour au Japon en 1914, grâce à une bourse de voyage « Autour du monde » offerte par le banquier et mécène Albert Kahn. Il sait rendre par ses croquis sur le vif la dureté de la vie des pêcheurs, artisans ou paysans bretons, plus réalistes encore que la photographie où les personnages sont figés en posant devant l’objectif. Ses « croquetons », comme il les appelle, avec trois traits de crayon et deux coups de pinceau, ont une vivacité hallucinante. Ce travail, dont la visée est de capter l’essence du sujet avec une grande économie de moyens, est à rapprocher de l’art japonais que Méheut avait découvert lors de son voyage en 1914, notamment celui du trait synthétique au pinceau et à l’encre, le « Sumi-e », alliant raffinement (Wabi) et sobriété (Sabi). Ca nous renvoie à l’œuvre d’Antonin Raymond citée plus haut, non ?

 

Vincent du Chazaud

13 mars 2013

 

 

 

 

 

 



[1] Parlant de l’œuvre de Roland Simounet en Algérie, et notamment de son projet de Djenan-el-Hassan à Alger (1954-1957), Joseph Abram écrit : « En recentrant le travail de conception sur les ressources de l’art de bâtir, sans jamais perdre de vue l’usage, Simounet donne une forme tangible aux aspirations de toute une génération d’architectes, qui voient dans le vernaculaire et la culture populaire un moyen de renouveler la modernité. Il appartient bien à ce courant « brutaliste », qui se manifeste lors des CIAM et en particulier au Congrès d’Aix-en-Provence auquel il participe. » (MONNIER Gérard (dir.), ABRAM Joseph, L’architecture moderne en France, to­me 2 . Du chaos à la croissance 1940-1966, Picard, Paris, 1999, p.276)

 

[2] BONILLO Jean-Lucien, MASSU, Claude, PINSON Daniel (dir.), « La modernité critique, autour du CIAM 9 d’Aix-en-Provence- 1953 », éditions Imbernon, Marseille, 2006.

[3] VENDREDI-AUZANNEAU Christine, « Antonin Raymond (1888-1976), un architecte occidental au Japon », éditions Picard, Paris, 2012

[4] « Marcel Breuer (1902-1981), design et architecture », Cité de l’architecture et du patrimoine, du 20 février 2013 au 17 juillet 2013.

[5] « Sugar man » de Rodriguez, CD dans les bacs des FNAC (il n’y a plus de disquaire…), et le film du même nom encore dans quelques salles obscures parisiennes (les meilleures…)

[6] « Mathurin MEHEUT », exposition au Musée national de la marine du 27 février au 30 juin 2013