Quand nous allâmes pour la première fois à Varengeville-sur-mer, avec ma mie, c’était un novembre 2012 je crois… Nous avions projeté un voyage à Madrid, quand une grève surprise des chauffeurs d’aérobus (elles surprennent toujours ceux qui la subissent…) nous bloqua à Paris… enfin pas tout à fait puisque nous avons loué une voiture direction la côte d’opale : est-ce pour la douceur opaline des eaux de la Manche, leur bleu laiteux et ouateux bordant la côte après la chute d’un pan de falaise de craie blanche, qu’on la nomme ainsi ? C’est en quittant Dieppe, ville que nous affectionnons particulièrement pour, entre autres le pont Colbert, pont tournant avec sa guérite de Jean Prouvé[1], et en musardant le long de la côte que nous avons bifurqué par hasard en direction de l’église Saint Valéry signalée sur le bord de la route. Mais avant de quitter Dieppe et son étonnant musée dans le château médiéval surplombant la ville, avec son dédale de salles labyrinthiques, où déjà quelques dessins de Braque nous avaient surpris, nous nous étions armés d’un solide casse croûte et d’une chopine. Le temps brouillardeux le matin virait de bord pour se mettre au beau. Chance pour le pique nique, mais double chance d’avoir trouvé cette charmante chapelle perchée à pic au-dessus d’une plage de galet, offrant depuis ce promontoire comme une peinture sur les falaises crayeuses rayées de silex noirs.

 La visite de l’église romane Saint Valéry, toute pimpante et entretenue plus qu’un quelconque lieu de culte isolé nous a surpris ; nous restions bouche bée devant les vitraux de facture contemporaine, sobres et inspirés, ajoutant au mystère des lieux. Dehors au chevet de l’église, face à la côte et sous un doux soleil qui chauffait la pierre, nous avons dégusté nos mets et bu notre vin, c’était divin. En retournant au parking, nous avons traversé le cimetière marin et sommes tombés en arrêt sur la tombe d’un certain Georges Braque (1882-1963). Et de deux… il nous poursuit cet homme-là.

 C’est à la troisième rencontre, l’exposition qui lui est consacrée au Grand palais[2], que je compris que Braque et Varengeville, c’est une longue histoire d’amour. Y ayant acheté un terrain dans les années 1930, il y fit construire par l’architecte Paul Nelson sa maison et son atelier, dans lequel l’artiste a produit l’œuvre de la deuxième moitié de sa vie, avant, pendant et après la seconde guerre mondiale. Mais avant de débarquer en Normandie, Braque aura traversé la France du nord au sud, et dans l’entre deux, aura bousculé l’art avec la révolution cubiste, introduisant de nouveaux matériaux, de nouveaux concepts, une autre perception de la peinture. La vision frontale et la perspective sont bousculées par une vision tridimensionnelle du sujet (paysage, nature morte ou portrait), comme si elle était la vision simultanée de plusieurs spectateurs placés à des endroits différents. Le Mouvement moderne en architecture va s’emparer de cette révolution cubiste, et le dessin classique de la « façade principale » va laisser la place à la « vue axonométrique » pour servir à la présentation du projet de l’architecte : ici on saisit mieux ce que Le Corbusier appelait « la promenade architecturale ».

 Braque c’est d’abord un homme du Nord[3] plongé soudainement dans la lumière éblouissante du Midi[4], comme Vincent Van Gogh à peine plus d’une vingtaine d’années plus tôt. En 1907, à l’âge de 22 ans, il peint les rives de la méditerranée et la campagne provençale, avec une palette de couleurs vives et éclatantes[5]. Il apprend des « Fauves » à maîtriser matière et perspective, non par ombres et lumières, souplesse des dégradés et contours dessinés, mais par la juxtaposition de coloris purs, où tons chauds et froids intensifient le sujet en l’extrayant du réel. Plus que par aplats colorés, à la manière d’un Gauguin ou d’un Derain, mais par touches de pinceaux à la façon d’un Marquet ou d’un Dufy, ce dernier bientôt rejoint par Chagall dans sa technique.

 Début de l’année 1908, les paysages de l’Estaque et de son viaduc, chers à Cézanne quelques décennies plus tôt, deviennent pour Braque un nouveau terrain d’expérimentation annonçant le cubisme par la géométrisation des volumes, qui ne sont pas encore atomisés sur la toile comme dans les années 1920. Dans le même temps, Picasso peint « Les demoiselles d’Avignon », même expérience que celle de Braque mais sur des figures humaines. Ce sera plutôt ce tableau de Picasso que les historiens de l’art retiendront pour marquer la naissance du cubisme. C’est à la fin de l’année 1907 que Braque, guidé par Apollinaire qui avait repéré les qualités des deux peintres, fait la connaissance de Picasso dans son atelier du Bateau-lavoir à Paris. C’est le début d’une longue amitié complexe et tourmentée, faite de respect mutuel malgré la concurrence[6] et parfois les petits mots acerbes[7], remplie de discussions sur l’art et la peinture, et que Braque qualifie comme d’une « cordée en montagne ».

 En 1908 Braque expose à la galerie Daniel-Henry Kahnweiler des paysages géométrisés peints dans le Midi : c’est un moment clé dans l’histoire du « cubisme ». Ce terme vient de Matisse, qui décrivant un tableau de Braque, en parle comme d’un amoncellement de « petits cubes » : le terme de « cubisme » était né. Braque, comme Picasso, ne peut refaire de la peinture comme il s’en est fait, même s’il reste admiratif des peintres de la Renaissance, de Poussin le classique ou de peintres plus  proches comme Cézanne. Il lui faut pousser les limites de la représentativité, explorer des voies nouvelles, bousculer la tradition picturale notamment en introduisant sur ses toiles des collages de papiers peints. La perspective est bannie, la figuration anéantie, la révolution cubiste est en marche. En architecture le « purisme » de Le Corbusier et Ozenfant viendra puiser à sa source.

Durant la décennie des années 1910, on parle pour la peinture de Braque de « cubisme analytique » puis de « cubisme synthétique », sa palette prend des tons gris parisiens, ses sujets, souvent des natures mortes, sont déstructurés pour être recomposés. Ce sera sa contribution au surréalisme, et cette atomisation de la matière atteindra Salvador Dali qui fait exploser ses sujets en mille morceaux sur ses toiles. Le marchand d’art Khanweiler reconnaît en Braque le défricheur d’une peinture nouvelle et le soutient en même temps que les trois autres « mousquetaires » du cubisme, Picasso, Juan Gris et Derain.

 Mobilisé en 1914, Georges Braque est grièvement blessé à la tête en 1915 en Artois, comme Guillaume Apollinaire un an plus tard. Les photos que l’on peut voir des deux amis, l’un et l’autre la tête ceinte d’un bandage, sont troublantes et rapprochent plus encore les deux hommes, déjà très liés par leurs visions communes de l’art. Apollinaire, affaibli, décède victime de la grippe espagnole le 9 novembre 1918. Démobilisé en mars 1918, Braque se remet à la peinture ; sans doute sensible un temps à l’Art déco, il peint en 1922 les « Canéphores », grandes peintures d’inspiration classique, puisant dans l’art des vases grecs. Plus tard, au début des années 1930, il illustrera pour le marchand et éditeur Ambroise Vollard la « Théogonie » du poète grec Hésiode. En 1925, quittant Montmartre pour s’installer près du Parc Montsouris, Braque fonde avec d’autres artistes la « Société des Castors de Montsouris » afin de construire une cité d’ateliers, projet auquel sont associés des architectes d’avant-garde, promoteurs du béton armé et de maisons « cubistes », Le Corbusier, André Lurçat, Raymond Fischer, Auguste Perret. Ce dernier y dessine l’atelier de Braque[8], construit à cette époque avec une grande verrière au sud.

 Durant cette période « classique » il fait appel à Auguste Perret, architecte de sensibilité classique utilisant le béton armé, ce matériau moderne, pour lui construire en 1925 un atelier près du Parc Montsouris à Paris.

 La seconde guerre mondiale surprend Georges Braque dans sa retraite de Varengeville, où il venait travailler une partie de l’année, avant de s’y réfugier. En 1930, il s’était fait construire maison et atelier par son ami  l’architecte d’origine américaine Paul Nelson[9], le même qui construira l’hôpital de Saint Lô après la guerre. Braque est déprimé, il résiste à sa façon de peintre à l’occupant. Ses peintures, sombres, se noircissent de portraits de profil ou de dos découpés comme des ombres chinoises. Il fait la connaissance de l’écrivain et critique Jean Paulhan qui écrira « Braque le patron », écrit dans lequel il hisse le peintre  comme un des principaux initiateur de l’art moderne, et le précurseur du cubisme.

 La paix retrouvée, Georges Braque reste traumatisé par la guerre. Il retrouve heureusement Jean Paulhan et fait la connaissance du poète René Char, qui font partie de ses hôtes privilégiés. Là, rassuré par la douceur normande, il peint de petits formats horizontaux[10] baignant d’une atmosphère proche des peintures d’Eugène Boudin, et parfois dans la pâte, de celles de Vincent van Gogh quand à Auvers-sur-Oise, il peignit une de ses dernières toiles allongées avant de se donner la mort en juillet 1890, celle du « Champ de blé aux corbeaux ». Les peintures intitulées « La Charrue » (1960) et « La sarcleuse » (1961-63) nous plongent dans ce même univers pieux et inquiétant que « L’angélus » de Millet, cette toile qui obséda tant Dali.

 Mais la révolution cubiste n’a pas fini d’avoir des effets sur Braque, qui continue d’en explorer et d’en repousser les limites, la couleur remplaçant les tons neutres pour renforcer les découpes, prémices aux papiers découpés de Matisse, technique que Braque avait déjà expérimentée dès les années 1910 avec ses collages de papiers peints bruns sur ses dessins au fusain. Dans les années 1950, et comme Matisse à la même époque, Braque peint de grands oiseaux métaphoriques, souvent des aplats noirs, ou en contraste complémentaire l’un noir l’autre blanc. Ils illustreront les poèmes « Oiseaux » de Saint-John Perse, mais surtout orneront le plafond d’une salle du Louvre en 1953. Il devient ainsi le premier peintre de son vivant à rentrer au Louvre. Cette commande est due à André Malraux, alors ministre de la Culture, qui offrira dix ans plus tard à Marc Chagall de peindre le plafond de la salle de spectacle de l’Opéra Garnier.

 Dernier envol pictural avec ses oiseaux, Georges Braque s’éteint le 31 août 1963. Comme Nicolas de Staël, son grand admirateur, qui laisse « Le concert » inachevé avant de se défenester, Braque laisse une dernière œuvre inachevée, « La sarcleuse », sur le chevalet de son atelier de Varengeville… Nous retournerons à Varengeville visiter cet atelier niché dans la campagne normande, et revoir les vitraux de l’église Saint Valéry au bord de la falaise. Puis nous irons, mon amour, dans le petit cimetière marin poser une fleur sur les tombes de Paul et de Georges… et chanter, comme l’autre Georges, enterré lui dans le cimetière marin de Sète : « vous envierez un peu, l’éternel estivant, qui fait du pédalo sur la vague en rêvant, qui passe sa mort en vacances… bis…. »

 Vincent du Chazaud, 2 décembre 2013



[1]Le pont Colbert, miraculé de la dernière guerre, qui relie deux quartiers séparés par les bassins du port, est aujourd’hui menacé de destruction, une association s’est constituée pour tenter de le sauver.

Le Front de mer, voulu pare l’impératrice Eugénie, entre le boulevard de Verdun et la plage de galet, est bordé d’anciens hôtels vieillots, certains datant du Second empire.

[2] “Georges Braque 1882-1963”, exposition au Grand palais jusqu’au 6 janvier 2014

[3] Georges Braque est né au Havre en 1882, son père était peintre en bâtiment.

[4] « C’est dans le Midi que j’ai senti monter en moi mon exaltation », Braque cité dans le catalogue de l’exposition de 1994 à la Fondation Maeght.

[5] « Le port de l’Estaque » (1906), « La petite baie de La Ciotat » (1907)

[6] « Les mérites de l’un et de l’autre se confondent si bien qu’ils sont à peine discernables dans l’évolution de l’art nouveau. Tantôt ce fut l’un, tantôt l’autre qui prit l’initiative de mettre en pratique telle œuvre, tel progrès de nouveaux modes d’expression. Le mérite en vient à tous les deux » (D.H. Kahnweiler). « Les deux hommes sont indiscutablement liés à la découverte du cubisme. Le duel pour la primauté peut divertir ceux qui manquent d’objectivité. La caractéristique du cubisme, c’est qu’il dépasse, dès ses débuts, l’individuel en créant une conception du monde qui, en dépit de toutes les différences de tempérament, oblige à dépasser ce qui était personnel » (Carl Einstein).

[7] Picasso à propos d’une exposition de peintures de Braque : « C’est bien accroché », Braque à propos d’une exposition de céramiques de Picasso : « C’est bien cuit ».

[8] L’adresse actuelle est 6 rue Georges Braque.

[9] Paul Nelson repose dans le cimetière marin de Varengeville-sur-Mer près de son ami Georges Braque.

[10] « Le champ de colza » (1956-57), « « Paysage au ciel sombre 2 » (1955), « La plaine 1 » (1955-56).