Le Corbusier, qui se disait originaire d’une famille huguenote réfugiée en Suisse au XVIIème siècle pour fuir les dragonnades de Louis XIV, a le goût de la SINCÉRITÉ, de la PURETÉ et de la FIDELITÉ. Un de ses anciens collaborateurs, Roger Aujame, parle de PASSION, FOI, PROBITÉ, ajoutant « le coup de pouce du génie » pour désigner Le Corbusier. Ces vertus ont accompagné la vie de création de Le Corbusier, à la fois architecte et urbaniste, peintre et sculpteur, et ce qu’on connaît moins de l’homme, épistolier et écrivain[1]. Où trouvait-il le temps d’être tout à la fois, quand on sait combien le seul métier d’architecte accapare et dévore celui qui en fait profession.

Norbert Bézard dans son atelier

 Si l’homme se révèle par ses créations, alors ce sera le cas avec ses écrits. En cela, ces trois vertus, SINCÉRITÉ, PURETÉ, FIDÉLITÉ, que l’on peut rassembler sous le terme d’humanisme, sont flagrantes en lisant les abondantes lettres écrites par Le Corbusier. C’est un exercice qu’il démarre très tôt lorsque son professeur à l’école d’Art de La Chaux de Fond, Charles L’Eplattenier, l’envoie parcourir l’Europe pour se former, avec consigne d’adresser journellement ses impressions, écrites et dessinées. Le Corbusier, son fond protestant y est peut-être pour quelque chose, est souvent présenté à travers son œuvre architecturale comme un être froid, un idéaliste plus prompt à défendre des concepts abstraits que de s’occuper des réalités humaines. Lors des toasts portés lors de l’inauguration du couvent de La Tourette le 19 octobre 1960, le cardinal  Gerlier s’adresse ainsi à Le Corbusier[2] : « J’ai remarqué que vous étiez aimable, qu’on pouvait même vous contredire, voire un peu vous plaisanter… Quelqu’un m’avait pourtant dit »Méfiez-vous, Le Corbusier n’aime pas beaucoup la plaisanterie. » Je dis à celui-là, « Vous vous êtes trompé », et j’en suis heureux car je n’ai pas énormément d’estime intellectuelle pour les gens qui ne comprennent pas la plaisanterie . »

Joseph Savina et « Femme »

Ce sont ces trois vertus citées plus haut, la SINCÉRITÉ, la PURETÉ, la FIDÉLITÉ, qui ont rapproché Le Corbusier de Norbert Bézard, de Joseph Savina ou de Thomas Rebutato, trois hommes « bruts de décoffrage » pour employer un terme de métier, simples, natures, authentiques et non pollués par une forme de culture snob et mondaine, parmi eux. Tous les trois créent avec enthousiasme et naïveté des œuvres brutes et vibrantes d’une émotion sincère. Trois livres[3] relatent ces rencontres de l’architecte avec ces hommes simples, droits et fiers, décrivant leur amitié, avec parfois un peu de désillusion, mais qui ne sera interrompue qu’avec la mort. Des histoire d’hommes aux fortes personnalités, sincères et travailleurs, avec des parcours professionnels et des choix de vie atypiques, radicaux et en toile de fond ces relations « donnant-donnant »  et ces solides amitiés qui n’empêche pas le franc parler et de se dire ses « quatre vérités »… Quand un homme sincère dit « sa » vérité en toute bonne foi, rapidement cette vérité se partage aisément et devient universelle. Mais combien sont-ils ces hommes sincères ? Très peu en vérité… Et combien les écoute ? Encore moins assurément. La masse préfère écouter les prophètes  de « bon augure » qui lui promettent le bonheur dans ce monde (les politiques) ou dans un autre (les religions), qu’importe ils vendent un projet inhumain.

Certains ont regardé avec une certaine condescendance ces amitiés d’un homme, Le Corbusier, certes peu conventionnel mais accepté par les intellectuels comme un des leurs, avec ces hommes du peuple, « simples et sans ambitions intellectuelles »[4], selon les termes de l’historien Stanilaus von Moos. Cette forme d’élitisme méprisante pour ce qui n’est pas de son sérail n’était pas du domaine de Le Corbusier, qui n’en avait que du mépris. D’ailleurs cet échange n’est pas à sens unique, ce n’est pas le pillage ou une exploitation par Le Corbusier d’artisans naïfs. Comme à l’accoutumée, Le Corbusier est entier, direct, sincère  dans ces encouragements comme dans ses conseils à ces hommes de bonne volonté et travailleurs.

 NORBERT BÉZARD (1896-1956) est le plus âgé des trois, et de presque dix années le cadet de Le Corbusier (1887-1965). D’origine sarthoise, il fit différents métiers, d’abord  boulanger de 1920 à 1930, après avoir combattu durant la Grande guerre. Animateur de réformes agraires et militant de la cause paysanne laissée pour compte après la crise de 1929, il rencontre Le Corbusier en 1932 dans les cercles de « réflexions sur le renouveau de l’action régionale ». Bézard fait appel à Le Corbusier pour « donner aux paysans la santé, le confort, l’hygiène qu’il avait déjà offerts aux ouvriers de villes », faisant référence à la « ville radieuse » et son urbanisme novateur et révolutionnaire. « Vous avez le devoir de mettre debout la Ferme radieuse juste et nécessaire, pendant de la Ville radieuse » lui écrit-il. En 1933/34 s’ensuivra le projet de « ferme radieuse et village coopératif », fruit de leur collaboration. Le Corbusier accompagne son projet dessiné adressé à Bézard de ce commentaire : « Maintenant il faut construire une telle ferme, la voir debout dans les champs à l’aurore, à midi, au crépuscule, au printemps, en été, en automne, en hiver. Et aussi Norbert Bézard, il faut construire le village coopératif, net et joyeux, centre de la vie rurale. La campagne se réveillera ». On pense aux idéaux de la révolution communiste de 1917 en Russie avec les kolkhozes, coopératives agricoles, et le lancement par Staline à partir de 1928 des sovkhozes, fermes d’Etat, ainsi qu’au socialisme rural des kibboutzim fondés en Palestine par les sionistes à la même époque. Le Corbusier fera rentrer Bézard au CIAM[5] puis à l’ASCORAL[6] .

Après le décès de sa femme en 1939, Norbert Bézard se remarie avec Suzanne Rond, et le couple s’installe à Paris. Lui trouve un travail d’ouvrier chez Renault, elle est institutrice d’inspiration Freinet, avec activités de poterie pour les enfants. C’est ainsi que Bézard s’initie au modelage en 1952, à l’âge de 55 ans, et se lance avec enthousiasme et passion dans l’art céramique et la peinture, courte période qui sera interrompu par son décès des suites d’un cancer en juin 1956. Très vite il montre ses créations à son ami Le Corbusier qui lui écrit en 1952 : « J’ai fait déballer votre faïence et je suis tout à fait impressionné, très content (…) Toutes ces créations : poissons, papillons, oiseaux, sont saines, fortes et vraies, et c’est cet esprit de vérité qui est valable par dessus tout ». Le sincère enthousiasme de Le Corbusier sera suivi d’aide, de conseil et de promotion.

 Robert Rebutato à son bar

Aide matérielle d’abord, pour laquelle Bézard écrira cette lettre de remerciements le 3 août 1952 : « J’ai bien reçu et touché le chèque. Merci. Nous voilà sauvés (…) J’ai tout bien fait de croire que si mon œuvre ne sera pas un chef-d’œuvre, elle sera tout de même quelque chose à ma manière, c’est-à-dire du hors série, hors mode, bien torché et agréable au goût pour les connaisseurs (…) Je vous souhaite du soleil, le repos bien gagné, de la bouillabaisse comme ça, et pourquoi Corbu n’essayeriez-vous pas d’accrocher quelques bestiaux à un hameçon bien « boëtté » ? Goûtez et vous continuerez… » Le 21 avril 1953, Le Corbusier vient au secours de son ami en lui adressant un chèque avec ce mot : « Inclus un chèque de 20 000 francs pour payer vos impôts. Ce n’est pas la peine de vous battre contre les forteresses inexpugnables. Ce sera à valoir sur la commande Friedrich, mais en attendant on vous fichera la paix. » Datée du lendemain, Bézard termine sa lettre de remerciements par ces mots pathétiques : « Corbu, mon bon vieux et cher Corbu, je refuse par avance tout ce qui pourrait m’être accordé par l’Etat, mes décorations, gagnées avec ma jeunesse et mon sang, je les fous en l’air. Et vive la céramique et les « pots » bien faits… et au plaisir de vous voir à Montmartre. » Dans une note à Wogenscky du 21 décembre 1955,  soit peu avant la mort de Bézard, Le Corbusier demande «qu’ on puisse lui réserver une petite part d’honoraires, ou plus exactement une royaltie minime (ce qui serait plus régulier) au cas où l’affaire prendrait de l’ampleur. »

Le Corbusier à Roquebrune

 Pour les conseils, Le Corbusier ne se montre pas avare non plus, parfois un rien machiste comme dans sa lettre du 8 octobre 1952 : « Il y a la série faite par Suzanne (la femme de Bézard) qui ne peut être mélangée à votre série par suite de différences essentielles, mais cette série se défend parfaitement, et elle est très jolie dès qu’elle est isolée et qu’elle compte comme une œuvre individuelle féminine. Conseil : Ne mettez jamais dans la même caisse vos œuvres et celles de votre femme… » Parfois la confrontation et les échanges sont aigres-doux, comme dans ce courrier du 4 octobre 1954, pour la production d’assiettes avec la chapelle de Ronchamp : « Je ne touche aucun droit d’auteur sur Ronchamp. Il faut vous débrouiller vous-même avec Canet[7] qui est très bienveillant. Tâchez d’être un peu objectif et d’écouter ce que les gens vous disent  (…) Je vous ai donné les indications d’interprétation de la chapelle en blanc avec le ciel bleu et l’herbe verte. Vous m’avez dit que c’était des dessins ignobles. Je n’ai aucune prétention d’auteur, bien entendu. »

Après le décès de Norbert Bézard en juin 1956, Le Corbusier écrit à son épouse Suzanne le 20 juillet 1956: « Faites attention aux requins des galeries de peinture dont certains sont voraces et cruels. Ne faites rien sans m’en parler. Je connais le milieu ! »

Quant à la promotion, Le Corbusier obtiendra pour Bézard une importante commande de service de table auprès de Francisco Matarazzo, fondateur du musée d’Art  moderne de Sao Paulo. Plus tard, après la construction de la chapelle de Ronchamp en 1955, Le Corbusier fournit des photos de la chapelle qui serviront à Bézard pour illustrer des fonds d’assiette destinés aux touristes. Il doit néanmoins tempérer l’ardeur de son ami qui s’est lancé dans une importante fabrication en série : « Je suis enchanté de vos assiettes. Elles sont très belles. Vous êtes un artiste. Vous avez un don pour la céramique. Mais faites attention ! N’en faites pas 1000 ! Vous n’avez pas de commande (…) On ne vendra jamais 1000 assiettes. Ce qui est bien ne touche pas la foule. La foule aime le mauvais. Où trouverez-vous 1000 clients ? On foutra vos assiettes dans un coin ! On offrira des mochetés qui se vendront»  Parfois, l’impatience ou le désappointement de Bézard devant des commandes qui n’arrivent pas irritent Le Corbusier : «Je fais l’impossible pour avoir des commandes à chaque occasion. Pas de réponses ! Imaginez-vous un peu la vie que je mène ? Je suis rentré des Indes avec un travail à crever comme suite à mon voyage et un travail à crever pour ce que je retrouvais à Paris (…) ayez pitié un peu des autres aussi. » Un autre fois, Le Corbusier adresse une lettre à Emery et Zehrfuss, architectes à Alger, digne du meilleur vendeur à la sauvette sur les marchés afin de les exhorter à acheter des céramiques à Bézard : «Vous êtes les bénéficiaires de la persévérance de Le Corbusier à travers les âges… J’en suis ravi pour vous. Je vous demande une petite compensation, c’est celle-ci : notre ami Bézard du CIAM et de l’ASCORAL (…) Les céramiques de Bézard, plats assiettes, etc… sont absolument somptueuses. Je trouve en toute camaraderie que vous pourriez passer commande à Bézard afin d’organiser votre train de maison sur une valeur artistique de premier ordre (…) Au moment où chacun fait de la céramique, belle ou laide, vous êtes devant un cas de beauté indiscutable. Soyez gentils de me répondre. Je souhaite une commande au nom de Bézard que je serais heureux de lui transmettre. 76 pièces admirables pour le prix d’une petite gouache ou dessin, cela vaut la peine ». Robert Rebutato raconte que Zehrfuss, qui n’avait rien compris à cet art « brut », est ressorti atterré de l’atelier du céramiste, se demandant ce que Corbu pouvait bien trouver d’admirable dans son art…

Ayant eu connaissance du travail de céramique de Picasso à Vallauris durant cette période des années 1950, Norbert Bézard écrit à Le Corbusier le 27 avril 1955 : « Cela me ferait grand plaisir de travailler pour Picasso, et cela l’obligerait sans doute, en le soulageant de besognes fastidieuses pour lui, ordinaires pour moi. La céramique, c’est du travail, et qui demande de l’ordre et de la minutie ». Ce souhait ne se réalisera pas, et Picasso[8] produira de 1947 à 1971 avec l’atelier Madoura des céramistes Suzanne et Georges Ramié plus de 25000 pièces dont 4000 sont recensées.

Norbert Bézard, assiette de la série « « Chapelle de Ronchamp », 1955, faïence émaillée. 


[1] Le 1er septembre 1965, André Malraux, dans l’éloge funèbre de Le Corbusier qu’il prononçait dans la Cour Carrée du Louvre a eu ces mots : « Peintre, sculpteur et plus secrètement poète (…) il ne s’est battu que pour l’architecture ».

[2] In « Le couvent de Le Corbusier », Les Editions de Minuit, Paris, 1963

[3] Nobert Bézard, céramiste d’art, correspondance avec Le Corbusier , Association Piacé le radieux/Bézard/Le Corbusier et SOMOGY Éditions d’art, Paris, 2013.

Le Corbusier et la Bretagne , Éditions nouvelles du Finistère, Quimper-Brest, 1996.

Eileen Gray, L’Étoile de Mer, Le Corbusier , trois créateurs en Méditerranée, Archibook + Sautereau Éditeur, Paris, 2013.

[4] MOOS (von) Stanislaus, Le Corbusier- Element einer Synthese, Frauendfeld, Verlaghuber, 1968.

[5] CIAM : Congrès international d’architecture moderne, créé à La Sarraz en Suisse en 1928

[6] ASCORAL : Assemblée de Constructeurs pour une Rénovation Architecturale, fondée par Le Corbusier en 1940

[7] Alfred Canet, gestionnaire de la Société immobilière de Notre-Dame du Haut-Rochamp (Haute-Saône).

[8] Une exposition retrace au musée de Sèvres cet engouement jubilatoire et passionné de Picasso pour la céramique durant les vingt dernières années de sa vie, « Picasso céramiste et la Méditerranée », Cité de la céramique de Sèvres, jusqu’au 19 mai 2014.