Avec l’ébéniste JOSEPH SAVINA (1901-1983), comme avec Norbert Bézard, la relation avec Le Corbusier s’est faite en deux temps, d’abord une approche sur un plan intellectuel, avant d’échanger sur des créations artistiques pour lesquelles le maître prodiguera ses conseils. La rencontre eut lieu grâce au critique d’art et poète Pierre Guéguen[1] en 1935, un ami commun de Le Corbusier et de Savina, qui écrira à Le Corbusier après une deuxième rencontre en 1936 : « Vous avez laissé à Tréguier un souvenir fulgurant. La tête de Savina est pleine à éclater de la mélanite que nous y déposâmes ». L’ébéniste a fréquenté entre les deux guerres les milieux de droite, le Faisceau notamment, également connu de Le Corbusier, lesquels étaient très proches des autonomistes bretons, dont le « Seiz Breur » (Sept Frères) très actif chez les artistes. Leur revue « Kornog » avait pour ambition de renouveler et de moderniser l’art breton, dans l’esprit des « Arts and Crafts » anglo-saxons. Avant cette première rencontre avec Savina, Le Corbusier avait fait deux séjours en Bretagne, en 1920 puis en 1924, durant lesquels il stigmatise les « bretonneries » qui heureusement, écrit-il, sont battues en brèche par des « jeunes pleins le port (…) rattachés à Moscou ».[2] Cette fascination de Le Corbusier pour ces deux extrêmes, fascisme et communisme, s’explique par sa conception radicale d’un urbanisme moderne et par sa détestation pour la frilosité de la « petite bourgeoisie conservatrice » ; sur ce dernier point il est rejoint par Savina qui lui écrit le 21 octobre 1943 à son retour de Bavière où il était prisonnier de guerre, son « dégoût de vivre parmi ses compatriotes (…) et parmi une petite bourgeoisie jouisseuse et pourrie ». C’est durant cette période que Savina approvisionnait Le Corbusier en denrées devenues rares à Paris, et que celui-ci en remerciements lui envoyait des reproductions de ses dessins et peintures, dont Savina tira une première sculpture. Cette expérience séduisit l’architecte, qui y vit une façon de prolonger son art sur d’autres territoires qu’il n’avait ni le temps ni le talent d’explorer. Encouragé et conseillé, Joseph Savina poursuit son travail de sculpteur sur bois sans quitter son atelier d’ébénisterie, et réalise une cinquantaine de sculptures inspirées de Le Corbusier, ce dernier l’aidant parfois physiquement dans son atelier de Tréguier.

Pourtant les premiers pas de Savina dans la sculpture sont durement jugés par Le Corbusier. Lorsqu’en 1936 il lui adresse la photo d’un meuble en bois sculpté réalisé d’après un croquis de l’architecte lors d’un nouveau séjour à Tréguier, Le Corbusier lui adresse une sévère critique en mai de la même année : « En rentrant d’Alger, j’ai trouvé votre lettre et votre photographie du meuble (…) Vous êtes en grand progrès du point de vue meuble. Quant à vos dessins de rochers de Plougrescant, je trouve que vous y allez un peu légèrement et que vous n’avez que peu d’amour pour les formes magnifiques qui sautent aux yeux sur place. (…) Il faut étudier cela de près (…) je ne puis pas, quant à moi, admettre une légèreté de main et permettez-moi de le dire, d’esprit… »

Le Corbusier espérait revenir régulièrement en Bretagne grâce au projet qu’il avait décroché pour l’extension de la station biologique de Roscoff, mais le déclenchement de la guerre en 1939 en décida autrement, le projet fut abandonné. Ce n’est qu’en 1963 qu’il passa à nouveau quelques jours dans l’atelier de Savina à Tréguier pour corriger et peindre quelques sculptures. Mais entre temps leur relation et leur collaboration ne cessèrent pas pour autant, et Savina produisit à partir de 1947 une cinquantaine de sculptures essentiellement sur bois d’après les dessins et indications de Le Corbusier, jusqu’à la mort de ce dernier en 1965. Il tenait à ce que leurs deux initiales y soient gravées et dans cet ordre, « JS-LC ».   L’architecte fit également appel à lui en 1955 pour réaliser les bancs, les confessionnaux et la croix du maître-autel de la chapelle de Ronchamp. Savina résista aux appels de Le Corbusier de « quitter sa dure vie d’ébéniste » pour se consacrer uniquement à la sculpture, et il maintint l’activité de son atelier où travaillaient près d’une dizaine de compagnons. Avec son tempérament d’entrepreneur[3], en 1962 Le Corbusier imagina un temps de créer une section d’études et de recherche de sculpture architecturale au sein de l’atelier de la rue de Sèvres où Savina aurait pu se consacrer à son art, ainsi qu’une fabrique de meubles réglés sur le Modulor.

Les lettres d’encouragement pour « son » sculpteur ne manquent pas, leur contenu est précis, direct, sans ambages, ainsi le 28 juin 1951 : « Simplifier signifie classer, hiérarchiser, épurer, mettre de l’ordre ». Ses conseils prennent parfois des accents céliniens, comme dans ce courrier du 15 décembre 1950 à propos de la sculpture « Totem », réalisée en bois d’après une étude de 1942 publiée dans un numéro spécial de « l’Architecture d’Aujourd’hui »  : « Maintenant parlons des coups de ciseaux, mon cher Savina, il me semble que vous avez abusé de la gouge, et des accidents qu’elle fournit : c’est trop cabossé ! trop martelé, trop fond de casserole. Il fut en racler pas mal ! Ca mollardise le tout ! Ainsi, le pied, la planche horizontale me paraît mollarde. Sur le dos de la statue, la tête de merlan a l’air d’un Fritz, avec le col monté de l’ancien Konprinz ! Vraiment : le dessus plat du « merlan » (vue de profil) et sa bouche cafarde, il faut revoir ça (…) rendez-le digne et « spiritualisé » et non pas comme une brute gueularde. Faites qu’on est goût à lui passer la main sur la tête, à le caresser.» Mais six mois plus tard, le maître sait aussi reconnaître le travail acharné de l’artiste et l’encourager : « C’est bien Savina, fort, nourri ; il y a du cœur et de l’estomac là-dedans ; je parle de la présence du sculpteur ». Bel hommage…

 Le Corbusier-Joseph Savina, « Ozon opus 1 », 1947, bois polychrome

 La rencontre avec THOMAS REBUTATO (1907-1971), dit « Robert », est plus tardive, elle remonte à 1949. Artisan plombier à Nice, Rebutato liquide son affaire pour s’installer à flanc de calanque au pied de Roquebrune-Cap-Martin, où il avait l’habitude de venir passer les fins de semaine en famille pour pêcher, se baigner et pique niquer. Y ayant acquis un terrain, il construit en 1949 un restaurant, un « casse-croûte » plutôt,  qu’il baptise « L’Étoile de mer », fait de bric et de broc pour abriter la cuisine et la famille, la salle se situant dehors sous la tonnelle. Rebutato y déploiera ses talents de cuisinier mais aussi de fresquiste sur les murs du restaurant. Il venait d’ouvrir quand se pointe son premier client, Le Corbusier, en quête de repas pour son équipe installée dans la « maison blanche » en contrebas, celle d’Eileen Gray et Jean Badovici, la villa E 1027 construite en 1927, venue travailler sur le projet d’urbanisme de Bogota.  Après discussion et entente sur le prix, Le Corbusier ajoute[4] : « si nous sommes satisfaits, pas de problèmes, pension complète pendant plusieurs jours… par contre, ajoute-t-il,  si nous ne sommes pas contents on ne paye pas ». Rebutato lui répond : « ça me convient, mais si vous n’êtes pas contents, vous partez et ne remettez plus jamais les pieds chez moi ». L’équipe satisfaite, le prix convenu et les présentations faites, ce sera le début d’une solide amitié et d’une complicité entre les deux hommes, qui ne s’achèvera que le 27 août 1965 sur la plage en contrebas, quand des pêcheurs ramèneront le corps sans vie du vieux nageur. Auparavant, séduit par le site, par l’homme et sa famille, Le Corbusier s’y établira tous les étés, d’abord comme pensionnaire chez Rebutato, puis comme voisin avec la construction de son cabanon en 1952, cadeau pour sa femme Yvonne, sur le terrain que lui cède Rebutato en 1951. Les dimensions de cette petite construction en bois de 16 m2 sont réglées par le Modulor, cette règle harmonique devant dicter toutes ses constructions depuis 1950. Toutes les fonctions d’une habitation sont au programme, hormis cuisine et repas qui se prennent à « L’Étoile de mer ». Comme une « avancée » de son cabanon, cette pratique très méditerranéenne qui consiste à progressivement et furtivement occuper l’espace, Le Corbusier fait installer un peu plus loin par Rebutato une baraque de chantier qui lui sert d’atelier, en fait plus agréablement installé dehors sous le grand caroubier. En compensation, Le Corbusier conçoit et fait construire en 1957 cinq « unités de camping », suite des projets avortés « Roq et Rob » avec Rebutao, le premier « Roq » un projet de village de vacances à flanc de colline entre la route basse et le village perché de Roquebrune, le second « Rob » pour une résidence d’artistes et chambres d’hôtes en contrebas du terrain de Thomas Rebutato, dit « Robert ». Le fils de ce dernier, qui se prénomme Robert, a passé durant sa jeunesse tous ses été auprès de Le Corbusier et de sa femme Yvonne, et l’amitié née avec le père s’est transmise au fils. Il est devenu un collaborateur dans l’agence de la rue de Sèvres, et a participé notamment au projet du Pavillon de Le Corbusier pour Zurich, à l’instigation de Heidi Weber. Il a terminé le chantier avec Alain Tavès en 1967, après la mort du maître, projet auquel ont collaboré les ingénieurs Louis Fruitet et Jean Prouvé. Lors de l’hommage rendu dans la Cour Carrée du Louvre, Robert était l’un des porteurs du cercueil du maître…

Les héritiers Rebutato ont fait don du domaine de l’Étoile de mer au Conservatoire du littoral. En 2000 a été créée l’Association « Eileen Gray – Étoile de mer – Le Corbusier » présidée par Robert Rebutato, elle milite pour la sauvegarde du site et « l’installation d’un véritable projet culturel autour de ces trois aventures humaines et intellectuelles. » [5]

 Robert Rebutato, « Le masque », peinture murale à l’Étoile de mer, vers 1955

 Les relations fortes qu’a nouées Le Corbusier avec ces hommes, provinciaux, attachés à leur région, mais créatifs et ouverts à la nouveauté, éclairent la question de Le Corbusier avec le « régionalisme ». Sans doute l’affection et l’amitié de LC pour ces trois hommes tient-elle dans le respect qu’il leur vouait pour la liberté qui s’exprimait dans leur art, loin d’un artisanat reproduisant des objets stéréotypés et vernaculaires. La liberté créatrice de ces autodidactes n’est pas loin d’être celle de LC, qui n’est venu à l’architecture que contraint par son maître L’Eplattenier, sans formation spécifique d’architecte, et qui a utilisé pour s’exprimer beaucoup d’autres moyens artistiques, la peinture, la sculpture, l’écriture, la poésie… mais également la tapisserie (celles du Palais de justice Chandigarh sont en péril…) et l’émail (la porte émaillée de Ronchamp et celle de l’Assemblée de Chandigarh).

 La vie en plein air, héritée de sa jeunesse lors de ses randonnées avec son père dans les montagnes du Jura, ainsi que ses périples à travers l’Europe méditerranéenne, ont formé le caractère du jeune Le Corbusier et guideront plus tard ses idées sur l’architecture et l’urbanisme, notamment sur la question des relations du « dedans/dehors », du bâti avec son environnement et de la place laissée aux espaces naturels dans la ville. De vastes terrasses prolongent les logements collectifs, les fenêtres s’étirent en longueur ouvrant sur de larges panoramas, les garde-corps sont traités comme des moucharabiehs, les constructions sont espacées pour laisser la végétation s’intercaler, les toitures (la cinquième façade) sont utilisées comme promenoirs ou piste de course à pied, les rez-de-chaussée sont ajourés afin que le regard puisse traverser le bâtiment pour rejoindre les espaces de verdure… Avec son cabanon de RCM, dont la fabrication et les matériaux n’empruntent à rien de connu dans la région, « on peut y lire la préoccupation de ne pas glisser dans le pittoresque d’un régionalisme figé qu’il réprouvait ». Déjà avec la maison « Le Sextant » aux Mathes près de Royan (1935), comme avec la villa de Mandrot (1929-34) au Pradet près de Toulon, il utilise la pierre locale et le bois, alors qu’elles sont contemporaines de la villa Savoye à Poissy (1928-31) dont il fait son manifeste pour le Mouvement moderne. Moins dogmatique que ce qu’on lui prête, Le Corbusier précise dans « l’Œuvre complète »[6]

 Devant les aléas de la construction de son cabanon à Roquebrune Cap Martin, où la rigueur géométrique toute « suisse » est mise à mal par les artisans de Provence lors du montage des rondins réglés au Modulor, cette aventure « humaine » n’était pas pour déplaire à Le Corbusier qui savait, en bon montagnard jurassien, que la nature finalement l’emportait sur l’homme, donnant une certaine humilité à sa vie et à son œuvre. Il l’a dit au couvent de la Tourette devant le coffrage d’une petite ouverture carrée de cage d’escalier dont une planche avait ripé, formant alors un quadrilatère quelconque. Au compagnon s’empressant auprès de l’architecte en visite de chantier, ce dernier lui dit : « surtout ne touchez à rien, on y voit ainsi la main de l’homme ». Même réaction de Le Corbusier devant l’imperfection du béton de l’Unité d’habitation de Marseille : « Un exemple frappant de malfaçon de béton armé considéré comme l’un des éléments constitutifs d’une symphonie plastique ». Dans son discours pour l’inauguration du couvent de La Tourette[7], Le Corbusier finit par ces mots : « Je souhaite que nos crépis et nos bétons si rudes vous révèlent que toutefois nos sensibilités sont aigues, fines au-dessous. »

 Le Corbusier s’éloigne de ses prises de position radicales du début, de ses influences allemandes du Bauhaus et de Peter Behrens dans l’atelier duquel il a travaillé durant ses années de formation aux côtés de Gropius et de Mies van der Rohe, pour revenir à des concepts plus humains, plus proches finalement de ceux des enseignement de son premier maître de l’Ecole d’art de la Chaux-de-Fond, Charles L’Eplattenier, dont il avait cherché à s’émanciper. La dureté idéologique du Le Corbusier des années 1920 est tempérée au début 1950 , d’une part avec l’expérience qu’il vit en Inde avec le projet de Chandighar, d’autre part avec la collaboration qui s’établit avec ces trois artisans-artistes.

 En lisant sa correspondance, notamment celle avec le céramiste Norbert Bézard, pointe l’humanisme et l’amitié sincère et fidèle que celui-ci manifestait avec des êtres francs et travailleurs. Deux jours après la mort de son ami Norbert Bézard, il écrit à sa femme Suzanne ces mots révélateurs du caractère trempé des deux hommes, celui de son ami et le sien en miroir : « A côté de cela, son caractère ! Qui n’a pas le sien ? Ma vie m’a conduit à apprécier, sans limites ni restrictions, les rares types qui font quelque chose (souligné par Le Corbusier). Ceux-là sont rares et compétents. » C’est pour cela que l’amitié aura tenu si fidèlement et si longtemps entre Le Corbusier et ces trois hommes, que seule la mort aura rompu…

 

Vincent du Chazaud

Mars 2014

 

NB : lieu et date pour « fêter le cinquantième » seront annoncés dans ce billet-même

 

 



[1] En 1946 Pierre Guéguen (1889-1965) publia dans le hors-série « Arts » de « l’Architecture d’Aujourd’hui un surprenant poème à la gloire de l’architecture moderne :

« Maîtres d’œuvres ! Haussez des maisons irisées

Pour nos rêves humains et nos rêves divins (…)

Pendant que la montagne, la mer ou la forêt

Sera le chœur chantant le cosmique verset

Et les buissons de verre des Villes Radieuses

Le credo prophétique des Sions bienheureuses ».

[2]  Le Corbusier, « Almanach d’architecture moderne », Crès, Paris, 1926

[3] Dépôt avec Max du Bois dès 1914 du brevet pou la maison à ossature de béton armé « Dom-ino » (contraction de « domus » et « innovation »), puis en 1917 il crée la Société d’application du béton armé (SABA) qui aura un bref avenir, en 1942 il publie « Les constructions Murondins », manuel sur un principe élémentaire permettant des combinaisons multiples en autoconstruction , avec l’Unité d’habitation de Marseille dès 1946 il envisage la répétitivité de l’immeuble en étudiant avec Jean Prouvé des cellules industrialisées, et monte des bureaux pluridisciplinaires, en 1943 l’ASCORAL (Assemblée de Constructeurs pour une Rénovation Architecturale) puis en 1945 avec Wladimir Bodianski l’Atelier des bâtisseurs (l’AtBat), chargés de l’épauler pour ses importants projets et de réfléchir à l’industrialisation du bâtiment.

[4] Entretiens avec Robert Rebutato les 22, 27 et 30 juin 2012.

[5] In Eileen Gray, L’Étoile de Mer, Le Corbusier , trois créateurs en Méditerranée, Archibook + Sautereau Éditeur, Paris, 2013, p.9

[6] « Le Corbusier et Jeanneret, œuvre complète 1929-34 », Zurich, Girsberger, 1934, pp 48-52

[7] In « Le couvent de Le Corbusier », Les Editions de Minuit, Paris, 1963