Ce titre, c’est pas un bégaiement d’alcoolique, seulement une célébration bucolique du vin, mais pas seulement un, mais vingt, cent, mille ânes dans un pré, et sans vin dans l’autre… Pourquoi vingt ? « Parce que s’il a eu une jeunesse agitée, je lui promets une vieillesse paisible. Pendant vingt ans. En centrale. »[1] On peut remplacer « Centrale » par « Cave », et on a un bon vin.

Tout peut être sans jamais se donner la peine d’exister. Il en va du vin comme de la vie, et pour paraphraser Molière, disons qu’il faut vivre pour boire, et non pas boire pour vivre. Jacques Douai (1920-2004), que l’on surnommait « le troubadour des temps modernes », chantait : «  Sans la vigne, sans le vin, ma chanson ne vaudrait rien ».

Chanté par les poètes depuis l’Antiquité, déifié même sous les traits de Dionysos chez les Grecs et de Bacchus chez les Romains. Invité par Priape à s’asseoir à sa table, on s’y glisse dessous au bout de quelques verres. L’amitié et l’amour peuvent y être en danger, quand l’ivresse tout à coup gonfle les voiles du bateau. Diogène (412 av.JC-323 av.JC), quittant les effluves alcoolisées de son tonneau vide part à la recherche d’un homme, en plein jour, lanterne à la main… Le poète et philosophe perse Omar Khayyam (1048-1131) en fait un usage immodéré, mais pas avec n’importe qui, écoutons-le :

« Le vin est défendu, car tout dépend de qui le boit,

Et aussi de sa qualité et de la compagnie du buveur.

Ces trois conditions réalisées, tu peux dire:

Qui donc boit du vin, si ce n’est le sage? »

Khayyam veut donner bonne conscience aux enfants du prophète Mahomet qui se laisseraient grisés par les effluves du vin, et succomberaient aux délices de l’amour :

« J’entends dire que les amants du vin seront damnés.

Il n’y a pas de vérités, mais il y a des mensonges évidents.

Si les amants du vin et de l’amour vont en Enfer,

alors, le Paradis est nécessairement vide. »

« Pinard akbar » lançait Desproges ceinturé de bouteilles et tire-bouchon en main dans un dessin de Charb… lors d’une fête arrosée, un neveu portait un tablier de caviste arborant « Pommard m’a tué » sur la bavette… La passion pour le vin peut conduire à des excès, comme en amour. Cela peut prendre des allures bacchiques de fêtes torrides illuminées d’étoiles filantes qui le lendemain viendront se planter dans le crâne; ou bien l’impression d’une trahison pire que celle d’une Mata Hari, de celle dont on ne se remet jamais, comme c’est le cas ici pour Desproges. Lisons-le[2] :

« J’étais littéralement fou de cette femme. Pour elle, pour l’étincelance amusée de ses yeux mouillés d’intelligence aiguë, pour sa voix cassée lourde et basse et de luxure assouvie, pour son cul furibond, pour sa culture, pour sa tendresse et pour ses mains, je me sentais jouvenceau fulgurant, prêt à soulever d’impossibles rochers pour y tailler des cathédrales où j’entrerais botté sur un irrésistible alezan fou, lui aussi.
(…)
Je l’emmenai déjeuner dans l’antre bordelais d’un truculent saucier qui ne sert que six tables, au fond d’une impasse endormie du XVème où j’ai mes habitudes. Je nous revois, dégustant de moelleux bolets noirs en célébrant l’automne, romantiques et graves, d’une gravité d’amants crépusculaires. Elle me regardait, pâle et sereine comme cette enfant scandinave que j’avais entrevue penchée sur la tombe de Stravinski, par un matin froid de Venise. J’étais au bord de dire des choses à l’eau de rose, quand le sommelier est arrivé. J’avais commandé un figeac 71, mon saint-émilion préféré. Introuvable. Sublime. Rouge et doré comme peu de couchers de soleil. Profond comme un la mineur de contrebasse. Eclatant en orgasme au soleil. Plus long en bouche qu’un final de Verdi. Un vin si grand que Dieu existe à sa seule vue.

Elle a mis de l’eau dedans. Je ne l’ai plus jamais aimée ».

Tout n’est pas bon dans le vin, il suffit de dresser la liste de ses synonymes pour se rendre compte que certains n’en célèbrent pas que les vertus, citons des exemples tirés d’un dictionnaire de synonymes[3]:

Aramon, beaujolpif, bibine, bistouille, brouille-ménage, carburant, chocolat de déménageur, ginglard, gros-qui-tache, jinjin, lait de vieillard, lavasse, ouvre-cuisses, pichtegone, picrate, pinard, piquette, pisse d’âne, piveton, pousse-au-crime, purée septembrale, reginglard, rinçure, roteuse, rouquin, tisane ou sirop de bois tordu, tutu, vinasse.

Tous ne sont pas négatifs, et dans « ouvre-cuisses » on devine aussi toutes les vertus aphrodisiaques issues de ces nectars diaboliques dont devraient se méfier le curé de campagne, quand il se fait servir par la bonne tout ce que le diable a mis sur terre pour le tenter… 

Dans cette rubrique des vins ordinaires, Francis Blanche vantait les mérites des vins trois étoiles de Kiravi en les nommant « le taffetas du duodénum », quant à Georges Brassens, fredonne toujours dans ma tête cette chanson délicate que jeunes encore nous chantions autour d’un feu de camp, en buvant un coup de rouge pour se donner du courage à enlacer les filles :

« Dans un coin pourri

Du pauvre Paris,

Sur une place,

L’est un vieux bistrot

Tenu par un gros dégueulasse.

 

Si t’as le bec fin,

S’il te faut du vin

D’première classe,

Va boire à Passy,

Le nectar d’ici

Te dépasse.

 

Mais si t’as l’gosier,

Qu’une armure d’acier

Matelasse,

Goûte à ce velours,

Ce p’tit bleu lourd

De menaces. »[4]

 

Ces fidèles zélateurs des vins fins peuvent aussi concrétiser leurs plaisirs inassouvis dans des jus frelatés. Desproges, lui encore, finit ainsi une de ses rubriques intitulée « Baffrons », dans le recueil de chroniques sus-dit : « Ce qui tendrait à prouver qu’on est pas fait pour le raffinement tous les jours, et que le cochon qui somnole en nous, tandis que nous bouche-en-cul-de-poulons des mets exquis et des vins nobles en nos tavernes choisies, ne demande parfois qu’à se réveiller pour engloutir dégueulassement des rations militaires qu’un Ougandais affamé repousserait du pied (…) Que les plus fins morzatiens qui n’ont jamais vibré aux défilés militaires (me) jettent la première pierre ».

Dans la bande dessinée « Le photographe »[5], Didier, photographe-reporter pour MSF, et Régis, médecin de MSF qui achètera plus tard un vignoble dans le Bergeracois[6], sont dans leur sac de couchage la nuit, au bivouac de la caravane convoyant des médicaments et des armes entre le Pakistan et l’Afghanistan en 1986 :

Didier : « Une amélioration des photos passe nécessairement par une amélioration des relations avec les gens. »

Régis : « Ce que tu es en train de dire, en fait, c’est que pour faire de bonnes photos, il faut bien vieillir. »

Didier : « Exactement. »

Régis : « Eh bien, excuse-moi, mon vieux, mais le processus que tu décris là, c’est celui de la maturation, c’est le vin. Alors moi je dis qu’il faut faire du vin. Parce que le vin, c’est tout ce que tu viens de raconter, mais en plus, ça se boit et c’est bon ».

Didier : « Haha ! »

L’amitié, celle au fond du cœur, res­sem­ble à ces vins vieux, conser­vés aux fins fonds d’une cave avec amour et beau­coup d’at­ten­tion. Pour l’ap­pré­cier, il faut avoir été in­i­tié aux ar­ca­nes du goût, s’être fait le pa­let, être patient. L’amitié est com­me un vin vieux: un nec­tar dé­li­cieux, mais fra­gi­le.

Le conte­nant, la bou­teille, on pour­rait le com­pa­rer à la surface des êtres, l’enveloppe charnelle attaquée par les ans, rempart de terre usé par le vent et la pluie. De même cet­te bou­teille a été mal­me­née par les ans, sur el­le se sont dé­po­sées ­la cras­se et la pous­siè­re de la ca­ve. El­le peut être ébré­chée, le bou­chon ron­gé su­per­fi­ciel­le­ment par les rats. Pour peu, l’air ex­té­rieur vicié pour­rait y pé­né­trer, et le nec­tar qu’el­le contient être dé­truit à ja­mais.

Ce nec­tar, jus­te­ment, est is­su d’un cé­pa­ge amou­reu­se­ment cul­ti­vé et en­tre­te­nu, dont le rai­sin do­ré et gon­flé com­me une gor­ge prê­te à al­lai­ter, se­ra pres­sé pour un vin jeu­ne et pro­met­teur. Cet­te pro­mes­se, il l’a te­nu, puis­qu’il s’est bo­ni­fié en vieillis­sant. Ce nec­tar, le conte­nu, on pour­rait le com­pa­rer au cœur des Hommes. Un jour, ce vin se­ra bu jus­qu’à la lie. Mais n’ou­vrons pas trop tôt la bou­teille, avant que le vin n’at­tei­gne sa plei­ne ma­tu­ri­té, qu’il ne­ soit plei­ne­ment em­pli de tous ses arô­mes, de tou­tes ses cou­leurs et  sa­veurs, sa­vam­ment conte­nus dans cet ou­vra­ge de ver­re, que nous de­vons pren­dre gar­de à ne pas cas­ser.

Sa­chons tout de mê­me , qu’un jour, il nous fau­dra à nou­veau ven­dan­ger, créer un nou­vel­le cu­vée…

Avant de voir ce « Grand Jour », au­be du « Grand Soir » où tous les Hommes seront des frères, je bois à la santé de tous mes amis, et au souvenir de ceux partis. 

 

Vincent du Chazaud, le 25 janvier 2015   



[1] Philippe Durant, “Audiard en toutes lettres”, Le cherche midi, 2013, citation tirée du film « Le Marginal »

[2]« Desproges, encore des nouilles », chroniques culinaires de Pierre Desproges publiées entre septembre 1984 et novembre 1985 dans le très mondain mensuel « Cuisine et vins de France », illustrées par Cabu, Catherine, Charb, Luz, Tignous et Wolinski, rassemblées et publiées en septembre 2014 aux éditions « Les Échappés ».  

[3] Henri Bertaud du Chazaud, “Dictionnaire de synonymes, mots de sens voisins et contraires », Quarto-Gallimard, Paris, 2007

[4] “Le bistrot » de Georges Brassens, album « Le mécréant »

[5] Guibert, Lefèvre, Lemercier, “Le photographe”, Aire Libre, Dupuis, 2003

[6] Etienne Davodeau, “Les ignorants”, Futuropolis, 2011, récit d’une initiation croisée entre un auteur de bandes dessinées, Etienne Davodeau, et un vigneron des coteaux du Layon, Richard Leroy. Durant leur périple dans différents vignobles en France, ils rendront visite à Régis dans son vignoble de Pécharmant, près de Bergerac.