La Halle Saint Pierre propose jusqu’au 14 août 2015 une passionnante exposition intitulée : « Les cahiers dessinés » et édite à cette occasion un somptueux catalogue recensant les très nombreux dessins exposés.

 Les Cahiers dessinés sont en fait une maison d’édition créée en 2002, qui publie sur et autour du dessin. C’est dans cette édition que j’ai découvert le livre de Paul Nizon sur les premiers dessins de van Gogh, dont j’ai parlé dans le précédent billet n°66[1].

 L’exposition de la Halle Saint Pierre est hétéroclite, bizarre, fouillis, sombre et claire à la fois, un joyeux mélange des genres. Toutes les sortes d’humeurs, de sensibilités ou de sociabilités exprimées par le dessin s’y côtoient : artistique (Félix Vallotton), sociale et journalistique (Tomi Ungerer et Saul Steinberg), érotique (Bruno Schultz), onirique (Louis Pons), énigmatique et satirique (Roland Topor, Olivier O. Olivier), morphologique (Martial Leiter), psychanalytique (Louis Soutter ou Marcel Bascoulard), romantique (Victor Hugo), satanique et onirique (Le comte de Tromelin), politique (Willem, Plantu, Cabu), bête, méchante et satirique (Reiser et Vuillemin), écologique (Gébé et Pierre Fournier), humoristique (Chaval et Sempé)… bref tout y passe pourvu que ce soit dessiné, depuis le XIXème siècle jusqu’à aujourd’hui.

 67.1.dessin Rauch

  Hans-Georg Rauch, “Critique littéraire”, encre de chine sur papier, 1982

Cette technique à base de crayon, fusain, plume et encre sur papier, a souvent été considérée comme le parent pauvre de l’art. Effectivement ses outils sont modestes et peu onéreux, et c’est bien pour cela que Vincent van Gogh s’est d’abord essayé avec cette technique quand il décide de devenir artiste, n’abordant la peinture qu’une fois bien rôdé au dessin, afin de ne pas gaspiller l’argent que lui envoie son frère Théo[2]. Hans-Georg Rauch, “Critique littéraire”, encre de chine sur papier, 1982

Les étudiants en architecture que nous fûmes ont eu à apprendre à dessiner, même si aujourd’hui cette technique est largement supplantée par l’informatique avec le dessin assisté par ordinateur. Certains d’entre nous en ont conservé le goût de cet art du trait et du « jus » sur les panets, ils continuent à l’exercer avec talent, je pense à Louis-Marie Flamand au crayon duquel peu d’entre nous ont échappé.

Le dessin peut être également une esquisse préparatoire avant l’exécution d’une peinture, permettant soit de mettre en place la composition, soit d’affiner des détails comme une partie du corps, les mains par exemple. C’est dans ce but que Michel-Ange et Léonard de Vinci ont laissé de célèbres et très beaux dessins d’anatomie, esquisses pour le plafond de la chapelle Sixtine pour l’un, pour ses tableaux pour l’autre.

Le dessin est également un moyen d’expression « documentaire », notamment avant l’apparition de la photographie, pour rendre compte des découvertes au cours d’expéditions militaires ou scientifiques, parfois les deux. Ainsi pour les expéditions terrestres celle de la campagne d’Egypte (1798-1801), quand le général Bonaparte s’entoure de scientifiques et d’artistes (Vivant Denon, Jean-Léon Gérôme), ces derniers étant là pour illustrer à des fins de propagande les exploits de Bonaparte et de son armée. Les expéditions maritimes, sur fond scientifique, sont une course entre Anglais et Français principalement pour coloniser de nouveaux territoires aux XVIIIème et XIXème siècles. Les plus célèbres restent celle de Bougainville en 1767 et 1768 avec les dessins du naturaliste Philibert Commerson dont Buffon puisera pour son Histoire naturelle, celle qui disparut corps et biens de La Pérouse entre 1785 et 1788 avec les artistes Prévost et Duché de Vancy, enfin celle de Dumont d’Urville entre 1837 et 1840 sur l’Astrolabe et la Zélée avec les dessinateurs Ernest Goupil et Louis Le Breton.

Le dessin c’est aussi l’occasion de saisir sur le vif des scènes de la vie rurale, des paysans courbés sur la terre qu’ils travaillent, ou des mineurs harassés sortant des entrailles de la terre, ce sont les dessins de Millet ou de van Gogh qui font écho à la littérature « naturaliste » d’Emile Zola. La femme dans son intimité, faisant sa toilette ou se déshabillant est l’occasion de scènes érotisées, les scènes de bains de Degas ou Bonnard, voire même pouvant choquer la morale bourgeoise comme les scènes de cabarets et de maisons closes de Toulouse-Lautrec. L’érotisme se raffine et s’affine avec les dessins d’Auguste Rodin, devient cru même, avec ceux d’Egon Schiele ou de Gustav Klimt, à la lisière de l’outrance pédophile avec le surréaliste Hans Bellmer et ses poupées désarticulées…

On retrouve Degas et Bonnard dans l’exposition « La toilette, naissance de l’intime » au musée Marmottan. Un tableau illumine ces mornes alignements chronologiques d’œuvres montrant l’évolution hygiénique de la toilette féminine, l’homme c’est bien connu restant dans ses odeurs et sa sueur… les parties du corps féminin soumises à la toilette restent très circonscrites au Moyen-âge, puis des parties plus intimes du corps sont exposées au seul regard d’un chiot ou de servantes patientes comme chez Boucher, en fait prétexte à faire fantasmer le voyeur.

Un seul tableau donc illumine cet alignement d’œuvres, intitulé « Jeune femme à sa toilette », daté de 1898 et signé d’Eugène Lomont (1864-1938), peintre peu connu ; le musée d’Orsay en possède une toile, « Femmes dans un salon » de 1895, avec cette même technique d’un rendu un peu flou rappelant le pastel. Sur fond brun-rouge foncé, une ligne claire barre horizontalement la toile en son milieu, celle du marbre blanc de la table de toilettes. Eclairée par une lumière venant de trois-quart arrière, légèrement décentrée à gauche, une verticale émerge ; la croupe et le dos dénudé d’une femme à la peau claire, légèrement mordorée, ainsi que sa chemise blanche rabattue sur ses cuisses font comme un bloc de marbre posé sur la table, extrait du fond sombre : le Yin et le Yang, le clair et l’obscur, le masculin et le féminin… Velouteux, voluptueux, ce corps dont on devine les bras sans les voir, est telle une Vénus de Milo de dos.

 

67.2.tableau Lomont

 Eugène Lomont, “Jeune femme à sa toilette”, 1898   

Milo

 Vénus de Milo, vers 120 av.JC

Cette masse claire est scindée en deux par l’ombre de la colonne vertébrale prolongée par la noire raie des fesses perdue dans le linge blanc couvrant les jambes. Ce corps nu s’extrait comme d’une gangue épaisse qui le retenait sur terre, pour s’élever dans une parfaite harmonie vers la pureté, celle qu’on imagine une fois la toilette accomplie. Cette femme est comme une vestale sortant d’un temple romain, offerte en sacrifice par les prêtres pour calmer l’ire des dieux ; vouée à la chasteté elle est pourtant chargée d’entretenir le feu sacré.

Cette lumière dressée contre la pénombre fend le décor sobre et sombre dans lequel se fond la chevelure brune et le bas de la robe noire tombée au sol. Les seuls objets servant de décor sont des carafes de cristal transparentes. Cette mise en scène rappelle celles des toiles de Edward Hopper (1882-1967), qui a peut-être connu ce tableau dans sa jeunesse, lors de son séjour initiatique à Paris ; ces peintures de Hopper où sont représentés des paysages ou des intérieurs très linéaires, ponctués souvent par la seule verticale d’une femme, songeuse, comme dans « Nighthawks » de 1942 ou « Intermissions » de 1963.

 

Vincent du Chazaud, 7 mars 2015

[1] “Le cahier dessiné », 7 rue des canettes à Paris 6ème, n°10 de janvier 2015, paraît à l’occasion de l’exposition « Les cahiers dessinés » du 21 janvier au 14 août 2015 à la Halle saint Pierre, 2 rue Ronsard à Paris 18ème.

[2] Dans une lettre du 9 septembre 1882, Vincent van Gogh fait part à son frère Théo du prix élevé de la peinture à l’huile et de son inadéquation à rendre ses modestes sujets, la vie austère des travailleurs des champs et des mines.