Billet n°84 – TROIS PETITS LIVRES, DEUX GROSSES BD (2/2)

 

Le 41ème festival international de la bande dessinée d’Angoulême venant de clore fin janvier, quoi de plus normal que de rendre hommage à ses initiateurs et continuateurs en se référant à deux grosses BD remarquables, par leur contenu d’abord, et en tant que témoins de l’évolution de cet art pour la jeunesse et s’ouvrant au monde adulte (en fait le même lectorat, mais qui a vieilli …). Créé en 1974 par un adjoint à la municipalité passionné de BD, il est devenu quarante et un festivals plus tard le plus important d’Europe. Pour avoir eu une agence d’architecture à Angoulême, cet événement était attendu car il secouait la langueur de cette bonne ville provinciale, avec les deux autres séismes que sont le festival « Jazz et Musiques métisses » et le « Circuit des remparts » automobile.

 

La première BD porte un titre résumant son contenu, « Cher pays de notre enfance, enquête sur les années de plomb de la Vème République »,[1] résultat d’une enquête menée par le dessinateur Etienne Davodeau et le journaliste d’investigation Benoît Collombat. La postface est de Roberto Scarpinato, procureur général auprès du parquet de Palerme, mémoire historique de la lutte anti-mafia, le « dernier des juges » et survivant de la génération des juges Falcone et Bosellino, assassinés par la Mafia en 1992, et vivant sous protection policière depuis plus de vingt-cinq ans…

Deux histoires servent à l’appui de ces « années de plomb », celle de l’assassinat du juge François Renaud à Lyon le 3 juillet 1975, et celle de l’assassinat de Robert Boulin, ministre du travail de Giscard d’Estaing, le 29 octobre 1979. En toile de fond de ces deux assassinats, l’ombre du Service d’Action Civique, le SAC, qui ne sera dissous qu’après le carnage perpétré sur une famille entière, six personnes dont un enfant, lors d’un règlement de compte entre membres du SAC, le 8 juillet 1981. De Gaulle avait coutume de dire « l’intendance suivra », celle-ci a suivi et a participé à toutes les basses œuvres du gaullisme. Le juge Renaud a payé de sa vie son enquête au plus près du casse de la poste de Strasbourg, dont l’énorme butin a en partie financé le parti au pouvoir et le SAC, quant à Robert Boulin, il allait faire des révélations compromettantes pour les politiciens de cette époque, Jacques Chirac et Charles Pasqua entre autres et leurs liens avec le SAC. Ce « sac » exhalait une odeur fétide, il était rempli d’hommes douteux, soldats perdus des guerres coloniales d’Indochine et d’Algérie, soutenus par des politiciens sans scrupule, et dont d’autres du parti au pouvoir fermaient pudiquement les yeux : l’intendance suivra… Quant à la police ou les renseignements généraux, ils cautionnaient ou même donnaient un coup de main, d’ailleurs beaucoup de leurs membres en faisaient partie.

 

Ces hommes prêts à tout pour se maintenir au pouvoir, ont forcé le destin en leur faveur, coûte que coûte, par tous les moyens. Conservateurs par essence, puisqu’il s’agissait pour eux de conserver le pouvoir, ils ont empêché la société française d’évoluer. Les crises épisodiques de la société française aujourd’hui sont le résultat de cet immobilisme, de ce manque de cette coiffe autoritaire et népotique de la politique : un ministre de l’agriculture se rendait populaire naguère en tapant dur le cul des vaches au Salon de l’agriculture, aujourd’hui les agriculteurs se suicident ou se révoltent…

 

Lors de l’enterrement de Robert Boulin, Chirac et Giscard était absents… on apprendra que ce dernier était parti chasser dans le Loire et Cher… Il devait être dans les mêmes dispositions que Michel Delpech, quand il chante « avec mon fusil dans les mains, au fond de moi je me sentais un peu coupable, alors je suis parti tout seul, j’ai emmené mon épagneul en promenade. » Il suffit seulement de remplacer « épagneul » par « labrador »…

 

Retour sur le livre de Paul Chaslin, signalé dans le billet précédent. Chaslin pense, pour la fermeture de GEEP industrie, qu’il a été victime de la rancune de Giscard, dont l’adhésion à un mouvement de résistance à la fin du mois d’août 1944 après la libération de Paris avait été sévèrement refusée par la mère de son ami François Girard.

 

La deuxième BD porte aussi un titre résumant son contenu, « L’affaire des affaires, Clearstream »[2], du journaliste d’investigation Denis Robert et du dessinateur Laurent Astier. Un journaliste, un juge, un informaticien, un général, un vendeur d’armes, un futur président de la République… Treize ans d’enquêtes sur l’affaire Clearstream où se mêlent réseaux mafieux, blanchiment d’argent, financement de partis politiques…

 

Il y eut deux affaires en une, pour l’affaire Clearstream, l’une politique, l’autre financière, et elles ont peut être des liens entre elles. Le journaliste Denis Robert, qui s’est trouvé mêlé à ce tourbillon médiatique, pense que l’affaire politique, qui a pris le dessus dans l’affaire Clearstream, ressemble à un énorme enfumage destiné à créer un voile de fumée opaque masquant les turpitudes des banques et leurs filiales « off shore »[3] recyclant l’argent sale. La complexité, la sophistication des échanges est à un point tel que les banques échappent au contrôle des états souverains. Des groupes puissants et internationaux, Starbuck, Ikea, Mac Donald et autres, s’affranchissent de l’impôt local, méprisent les lois en vigueur sur le travail et versent leurs énormes bénéfices dans des paradis fiscaux.

Il est étonnant d’ailleurs de voir le nombre d’annonces quand on tape sur un site de recherche à « banque offshore ». En voici un florilège : « Fidusuisse. Ouverture Rapide de Compte Offshore Votre Compte Bancaire Sous 48 h. Experts en Fiscalité. Service rapide et discret », « Cabinet comptable expert en conseil et ouverture de compte à Hong Kong » , «  Sur RDV avec un Expert à Genève. Confidentialité garantie », « Société offshore Dubaï, Pas d’impôt, gestion à distance », etc…

Autre coïncidence, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, déclarait à la tribune du Conseil de sécurité de l’ONU le 13 janvier 2003 : «Il faut approfondir la réflexion sur les paradis fiscaux (…) et sur la traçabilité des transferts de fonds électroniques, il faut des initiatives pour créer des outils de contrôle originaux, car le terrorisme s’adapte en permanence. »

Troublante coïncidence, trois ans plus tard de Villepin se trouve empêtré dans cette seconde affaire Clearstream, politique celle-là, qui l’écarta de la course à l’Elysée à laquelle il semblait pourtant devancer Sarkozy… Chirac et son poulain ne bénéficiaient plus des réseaux du SAC moribond, supplantés par d’autres depuis, et qui ont changé de camp.

 

Vincent du

[1]Cher pays de notre enfance, enquête sur les années de plomb de la Vème République, Etienne Davodeau et Benoît Collombat, éditions Futuropolis, Paris, 2015.

[2]L’affaire des affaires, Clearstream, Denis Robert et Laurent Astier, éditions Dargaud, Paris, 2015.

[3] Définition sur Wikipédia : Une banque extraterritoriale, ou banque offshore est une banque située à l’extérieur du pays de résidence du déposant, typiquement dans un pays à faible imposition (ou paradis fiscal) qui fournit des avantages financiers et juridiques. Ces avantages comprennent généralement une plus grande protection de la vie privée (voir aussi le secret bancaire, un principe né avec la Loi de 1934 des banques suisses), une imposition faible ou nulle (les paradis fiscaux à savoir), un accès facile à des dépôts (au moins en termes de régulation), la protection contre l’instabilité politique ou financière locale. Le terme banque offshore provient des îles Anglo-Normandes car elles sont «offshore» du Royaume-Uni c’est-à-dire « en dehors des côtes », « vers le large ». Bien que la plupart des banques offshore soient, à ce jour, situées dans les nations insulaires, le terme est utilisé au sens figuré pour désigner de telles banques indépendamment de leur emplacement. On inclut ainsi dans le terme banques offshore certaines banques suisses et certaines banques d’autres pays enclavés tels que le Luxembourg et Andorre. Les activités bancaires offshore ont souvent été associées à l’économie souterraine et la criminalité organisée, par le biais de l’évasion fiscale et du blanchiment d’argent. Toutefois, légalement, les activités bancaires offshore ne soustraient pas le contribuable à l’impôt des particuliers sur les intérêts.