Des programmes issus de la politique de « modèles » promue par l’Etat, permettent à des techniques ou matériaux innovants d’émerger ; il en est ainsi avec la mise au point de techniques de moulage des matières plastiques. Pour répondre à la demande de petits équipements sur l’ensemble du territoire, l’Etat pousse l’industrie du bâtiment vers des constructions légères, économiques, rapides à monter. Ces recherches s’orientent également vers la modularité, les expériences de « plateaux libres » et d’ « architectures proliférantes », qui voulaient introduire plus de liberté et de sociabilité en architecture et urbanisme. C’est dans ce contexte que le constructeur automobile Matra et l’entreprise SNC Durafour vont intervenir pour le programme des piscines modèles « Tournesol » de Bernard Schoeller. Matra interviendra également pour des programmes de constructions industrialisées scolaires (Ecole nationale de perfectionnement, devenue EREA, de Joseph Belmont) et universitaires (Université de Lyon-Bron de René Dottelonde). Ces rapprochements opérés entre l’automobile et le bâtiment permettent de mettre en pratique les souhaits exprimés par Le Corbusier, mais surtout Jean Prouvé, de réaliser un bâtiment comme on réalise une voiture[1].

L’aventure automobile, avec en corollaire celle du bâtiment, de Matra, initialement une société familiale d’électronique dirigée par Sylvain Floirat et Marcel Chassagny, commence avec Jean-Luc Lagardère. Jeune ingénieur d’abord employé chez Dassault, en arrivant chez Matra il entreprend de sortir la société de l’anonymat en créant une firme d’automobiles sportives. En 1964, il reprend un petit constructeur, René Bonnet, installé à Romorantin. Grâce à ses succès en compétition, Matra automobile met sur le marché des voitures de série, la Bagheera, puis la Murena et la Rancho, enfin l’Espace à partir de 1984, en partenariat avec Renault. En 1978, Philippe Guédon, un ancien ingénieur de Simca au service de Matra depuis 1965, revient des Etats-Unis avec l’idée d’un nouveau concept automobile, mi-familial, mi-écologique. Lagardère est séduit et porte le projet avec opiniâtreté jusqu’à la sortie du premier véhicule en avril 1984, baptisé « Espace » . Sa carrosserie plastique est fabriquée sur des moules, concept innovant qui faisait déjà la particularité des véhicules Matra.

Le succès ira grandissant et finira par se retourner contre Matra, le rythme de production obligeant Renault à rapatrier en 2002 la fabrication de l’Espace dans son usine de Sandouville en Seine-Maritime ; de plus la carrosserie sera réalisée dorénavant en acier. C’est la fin de l’Espace façon Matra, dont l’usine de Romorantin fermera ses portes en février 2003, après l’insuccès de son dernier modèle, l’Avantime, plus sophistiqué qu’innovant. L’usine, avec le concours de Renault, aura fabriqué au total 872 000 « Espace », dont le concept a été repris depuis par la plupart des constructeurs.

Comme un présage, la fin de Matra automobile, fruit de la passion de Jean-Luc Lagardère pour les voitures, précèdera d’un mois le décès à l’âge de 75 ans du fondateur du Groupe Lagardère, “un empereur qui se pensait soldat de la République”[2] .

Avant sa disparition, Matra automobile était une des trois composantes du groupe Lagardère ; aux côtés des activités ”Médias” et “Hautes technologies”, elle représentait en 2002 seulement 6% du chiffre d’affaires du groupe.

L’activité “Bâtiment” n’aura été qu’une éclipse dans les activités du groupe, à une époque où “des passerelles bâtiment-industrie de pointe tentaient de se mettre en place, et dont les temps sont bel et bien révolus”, comme le constatait en 1999 René Dottelonde lors de la rénovation de l’Université de Lyon 2 à Bron[3], qu’il construisit trente ans auparavant: il ne réussit à mobiliser aucun industriel pour la rénovation des panneaux Matra, et n’a pu éviter leur remplacement. Lors de la rénovation de l’EREA à Angoulême, bâtiment scolaire réalisé avec les panneaux de façade de la génération suivante Matra 3, ceux-ci seront également démontés malgré leur bon aspect, la présence d’amiante leur ayant été fatale.

En 1968/69, pour diversifier la production du secteur civil composite de Matra, la Division industrie plastique (DIP), installée à Romorantin à côté de Matra Automobile, développe la carrosserie automobile composite, secteur auquel elle restera rattachée jusqu’en 1972, et entreprend prallèlement des recherches sur les panneaux de façade en matériau composite appliqués au bâtiment. Déjà, depuis 1965 Matra fabriquait des panneaux sandwich pour wagons et camions frigorifiques, domaine dans lequel Matra fut un pionnier.

Devant l’importante croissance du secteur automobile, notamment avec la production de la Bagheera, la DIP se détache de ce secteur en 1972, acquièrt son autonomie de fonctionnement et s’installe à Theillay dans une usine désaffectée qui fabriquait des caravanes, à 30 kilomètres de Romorantin. Cette usine, dont l’activité reste les applications des matières plastiques, développe son savoir-faire en direction de trois secteurs:

-le conditionnement, avec les conteneurs pour le transport des engins militaires et les conteneurs pour le domaine nucléaire d’Eurodif,

-l’automobile, avec les carrosseries isothermes “Shelter”, laboratoires photo-cinéma mobiles pour les militaires, ainsi que les pièces plastiques de la Rancho (l’activité de la DIP liée à l’automobile prendra progressivement le dessus sur les deux autres secteurs, représentant 90% de l’activité en 1978, pour devenir progressivement 100% automobile afin de pallier la pleine croissance de ce secteur engorgeant l’usine de Romorantin),

-le bâtiment, avec la mise au point des panneaux de façade Matra 1, la fabrication des panneaux Matra 2 et 3, et la fabrication des “tuiles” pour les coupoles des piscines Tournesol, en remplacement des fabricants défaillants Chausson Plastiques et Rapib.

Les recherches de Prouvé sur des panneaux double peau à isolation intégrée, ont été menées avec les Laminoirs de Strasbourg, débouchant sur un panneau sandwich avec une “peau” en acier laqué. Les premières recherches de Prouvé sur le plastique ont débuté en 1965 avec Saint-Gobain, appliquées d’abord à la fabrication d’une nouvelle brique, puis vers des solutions plus éprouvées avec un système poteau/poutre et remplissage en façade de panneaux sandwich à parement en polyester. Une maison prototype de 160 m2 sera construite en 1967/68, laquelle continue aujourd’hui à être un terrain d’expérimentation pour Saint-Gobain.[4]

D’après Reiko Hayama[5], architecte japonaise et ancienne collaboratrice de Jean Prouvé quand celui-ci avait installé un bureau d’études rue des Blancs-Manteaux à Paris, les premières études sur le panneau sandwich polyester Matra furent menées par Prouvé en 1971. C’est peut-être la même passion pour l’automobile qui rapprocha Jean Prouvé de Jean-Luc Lagardère… ou tout le moins qui mit Prouvé en relation avec les responsables de Matra. Les premières réalisations avec un panneau de façade Matra remontent à 1972, avec les stations Total… encore une activité liée à l’automobile.

D’après Serge Binotto[6], un ancien collaborateur qui fut également son assistant au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM), Prouvé a pris contact avec Matra par le biais d’un ancien élève du CNAM qui travaillait chez le constructeur automobile. Le premier panneau polyester simple peau fut mis en œuvre pour un stand d’exposition. Pour la réalisation de panneaux sandwich, l’utilisation d’un isolant phénolique, à base d’acide phosphorique, fut abandonnée à cause de sa mauvaise adhérence sur le polyester. Ce prototype, appelé Matra 1, ne sera pas commercialisé.

Les premiers panneaux sandwich Matra 2, ont été posés en façade des tours hexagonales des stations-service de Total. Le pétrolier n’a pu mettre en œuvre ces panneaux sur ses bâtiments que parce qu’il était son propre assureur. Le CSTB n’a pas voulu homologuer tout de suite le procédé qui ne l’était toujours pas pour le chantier de l’université de Lyon-Bron, alors que 10 000 m2 étaient déjà construits[7]. Selon Serge Binotto, ces panneaux pour les stations Total de dimensions importantes, 2m40x2m50 de hauteur, auraient été d’un prix exorbitant réalisés en tôle emboutie, ainsi que d’un poids excessif pour le transport et le montage. Avec la même technique que pour ces panneaux sandwich en acier, Prouvé s’est adressé à Matra pour la réalisation de panneaux en polyester à âme de mousse isolante venant en renfort. La plaque intérieure en particule de bois ayant une mauvaise tenue au feu, elle sera remplacée par une plaque en amiante-ciment, en particulier pour les constructions scolaires.

La publicité pour ce panneau, parue en 1971 dans Techniques et Architecture [8], insiste sur “sa grande souplesse d’adaptation”, ainsi que toutes les possibilités offertes “d’assemblage et d’interchangeabilité”. Les photos montrent le chantier en cours de l’Université de Lyon-Bron, pour lequel les panneaux avaient été proposés par Prouvé à l’architecte René Dottelonde[9].

Ces panneaux seront également utilisés en 1971 pour la construction d’un refuge de haute montagne[10] du Club alpin français aux Evettes, dans le massif de la Vanoise, à 2700 mètres d’altitude. Associés à la charpente métallique du système Petroff, ces panneaux légers, 20 kg au m2, leurs bonnes performances d’isolant thermique, en ont fait le matériau idéal dans ces conditions extrêmes, le transport se faisant par hélicoptère.

D’autres réalisations modestes verront le jour avec ces panneaux polyester en façade, comme la maison Jaoul (J.C. Drouin architecte, J. Prouvé ingénieur conseil, L. Petroff ingénieur) à Mainguerin, entre Brie et Rambouillet, avant de déboucher sur des réalisations plus importantes, citées dans la fiche technique de Matra pour son produit (immeuble de bureaux (650 m2) pour l’Agence de Bassin à Pierre Bénite (69), architecte F. Grimal, bureau de contrôle Socotec, façadier Société Limonier, centre de formation (3000 m2) Point F à Gif-sur-Yvette(78), architectes Lemetais et Cholet, bureau de contrôle Veritas, façadier Société Limonier, bâtiment industriel (1000 m2) Norelem à Bures-sur-Yvette (91), architecte Levy, bureau de contrôle Socotec, façadier C.M. Pargade, caserne de pompiers (250 m2) à Nancy (54), architecte H. Prouvé, façadier G. Millet, école primaire (400 m2) à Sens (89), société Desse, école primaire (900 m2) à Elancourt (78), architecte Merlin, bureau d’études J. Prouvé, bureau de contrôle CEP, façadier Limonier.

Les connivences de l’industrie du bâtiment avec celle de l’automobile sont relayées ou entretenues par la passion que nourrissent certains acteurs de la construction pour la mécanique et la vitesse, qu’ils soient architectes, ingénieurs, entrepreneurs, maîtres d’ouvrage… Ainsi pour Jean Prouvé photographié au volant de sa 5CV trèfle Citroën en 1926[11], ou faisant la couverture du catalogue de l’exposition qui lui fut consacré au Pavillon de l’Arsenal en 2001, montant dans une décapotable,[12] pour Jean-Luc Lagardère et son rachat de René Bonnet pour en faire la marque Matra-automobile avec laquelle il remporta quelques prestigieuses compétitions[13], pour Bernard Schoeller confiant son goût de la mécanique dans un entretien avec Patrick Facon[14], pour Le Corbusier, à propos de la standardisation[15], comparant l’évolution des ordres de l’architecture grecque avec celle de l’automobile, soit le temple de Paestum (600 à 550 av.JC) et la Humbert (1905) avec le Parthénon (447 à 432 av.JC) et la Delage Grand-Sport (1921), et parlant aussi de l’architecture du logement comme d’une “machine à habiter”[16].

Ces rapprochements entre les deux industries, bâtiment et automobile, n’ont pas complètement disparu, même s’il n’en reste que des bribes superficielles, symptomatiques de l’état d’errance dans lequel végètent les courants architecturaux. Dans Le Moniteur des Travaux publics et du Bâtiment du 9 janvier 2004[17], un article consacré à des logements pour étudiants à Argenteuil précisait que la lasure dorée appliquée sur les panneaux de façade en béton était « issue du mélange en phase aqueuse d’un imprégnateur et de pigments empruntés à l’industrie automobile »… Concentrée sur sa façade en sorte d’être « bien vue et reconnue », l’architecte n’aura retenu comme leçon de l’industrie automobile que « les strass et les paillettes », un peu comme ses voitures suréquipées et recarrossées pour « épater la galerie », rien de bien intéressant et de bien consistant, sinon de donner un aspect de « gaufrettes » à ces panneaux béton.

 

Aujourd’hui , dans sa publicité, Renault revendique le statut de « créateur d’automobiles », abandonnant celui de fabricant ou de constructeur. Quant à Citroën, il vante le dernier modèle de sa gamme dans ces termes : « cette C3 c’est aussi une architecture volumique et des lignes tout en rondeur pour l’espace et le bien-être… Bienvenue dans une nouvelle ère automobile, née sous le signe de l’espace, de l’intelligence et la lumière. » On croirait la « charte d’Athènes de l’automobile », et lire un adage corbuséen proche de « l’architecture est le jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière ». En fait d’architecture, voilà quelques années que l’industrie automobile est tributaire de logiciels de dessins assistés par ordinateur, qui, lorsqu’ils ont intégré les normes imposées par la sécurité et les lois physiques pour améliorer la pénétration dans l’air, laissent peu de place à des dessins de carrosseries innovantes, préférant opter pour une technologie mise en valeur sur des tableaux de bord aux multiples gadgets électroniques.

 

[1] Entretien de l’auteur avec Claude Prouvé le 19 janvier 2002

[2] Le Monde  du 16-17 mars 2003.

[3] « Université de Lyon 2 – Techniques (é)-Prouvé-(es) », D’Architecture n°93, mai 1999, p.34.

[4]« Cette maison en piteux état en 1995 (des expertises conseillaient de la démolir) a ensuite été réhabilitée et a

reçu des vitrages suspendus expérimentaux de Saint-Gobain, l’inscrivant ainsi à nouveau dans sa fonction de prototype ». « Architecture et industrie : la maison plastique en France », contribution de Philippe Bancilhon (MONNIER Gérard et KLEIN Richard (dir.), Les années ZUP, Paris, Picard, 2002, p.198) .

[5] Entretien de l’auteur avec Reiko Hayama, le 5 mars 2002

[6] Entretien téléphonique de l’auteur avec Serge Binotto le 31 janvier 2003.

[7] Entretien de l’auteur avec René Dottelonde le 12 décembre 2002

[8]Techniques et Architecture, 33ème série, n°4, mai 1971, pp. 24 et 25

[9] Entretien de l’auteur avec René Dottelonde le 12 décembre 2002

[10] Jean Prouvé constructeur 1901-1984, ouvrage réalisé à l’occasion des trois expositions présentées à Nancy,

RMN, Paris, 2001, pp. 164 et 165.

[11]Jean Prouvé par lui-même, propos recueillis par Armelle Lavalou, Editions du Linteau, Paris, 2001, p.19.

[12]« Il effectuait en permanence la liaison Paris-Nancy au volant de puissantes décapotables », ALLEGRET Laurence, VAUDOU Valérie, dir., Jean Prouvé et Paris , Pavillon de l’Arsenal, Picard, Paris, 2001.

[13]Matra automobile connaîtra des heures de gloire, avec un titre de champion du monde de formule 1 en 1969, ainsi que trois victoires successives au Mans en 1972, 1973 et 1974.

[14]« J’aime bien la mécanique, je suis très bricolo-mécanique, très voitures, motos, avions, modèles réduits et engrenages », KLEIN Richard, dir., Les architectures de la croissance 1, Ecole d’architecture de Lille et des régions Nord, travaux de séminaire organisé le 16 mai 1998, ministère de la Culture et de la Communication, Paris, 1998.

[15]LE CORBUSIER, Vers une architecture, Crès et Cie, Paris, 1927, réédition Flammarion, Paris, 1995 , p.106

[16] “Le Corbusier aimait les voitures. Ses édifices les accueillaient. La villa Savoye anoblissait son rez-de-chaussée avec la présence d’une automobile Voisin, la marque préférée de l’architecte, pour qui l’automobile était comme l’indice de la beauté moderne, comparable au Parthénon” , Claude Eveno, catalogue de l’exposition “Carrosseries, automobiles, art, architecture”, CAUE 92, février/mai 2003.

[17] Le Moniteur des Travaux publics et du Bâtiment, 9 janvier 2004, « Logements dorés pour étudiants », pp.36-37.