Ca peut paraître présomptueux et indécent d’occuper cet espace voué à la culture générale pour parler de soi… je pense pourtant que beaucoup d’entre nous se retrouveront dans ce parcours, ou plutôt que ça leur donnera l’envie, si ce n’est déjà fait, de s’arrêter un peu pour faire un « point sur eux-mêmes », comme je l’ai fait ici en livrant une part de moi-même.

 

En 2001 je me suis lancé dans la rédaction d’une thèse intitulée « Les architectures de la croissance innovante (1965-1975), aujourd’hui entre mutation et destruction ». On ne rédige pas une thèse à cinquante ans, comme on le ferait à vingt-cinq. L’acquis, l’expérience, les comparaisons, le recul peuvent donner au travail une densité insoupçonnée en lui faisant prendre des chemins de traverse. Cela peut être redoutable aussi, car apparaît le bilan d’un demi-siècle : qu’avons-nous fait de tout ce temps de vie[1]… Contraint par mes capacités et incapable de me projeter vers l’avenir, craignant que ces limite fixent mon exaltation pour la création et me condamne à la médiocrité[2], c’est vers le passé que je me suis finalement tourné. La seule production architecturale que je revendique est une porte de cimetière, autant dire un enterrement de première classe de mon activité professionnelle.

 

Né en 1951, je suis un enfant des « Trente glorieuses », ces années d’après-guerre pendant lesquelles croissance et progrès semblaient nous donner les clés pour ouvrir les portes d’un monde à l’avenir radieux. Pendant un quart de siècle j’ai vécu mon enfance et ma jeunesse, jusqu’à la fin de mes études en 1976, fin de cette « glorieuse » période, avec une insouciance dilettante et un optimisme chevillé au corps. Je suis entré « dans la vie active » alors que la croissance ralentissait brutalement, et que pointaient désillusion, inquiétude, chômage… qui persistent encore aujourd’hui, un quart de siècle plus tard[3]

 

En 1971, en entrant sur concours à l’Ecole nationale supérieure des arts et industries de Strasbourg (ENSAIS), école pluridisciplinaire[4] créée en 1874  par les Allemands alors qu’ils occupaient l’Alsace, je m’initiais, à côté d’autres élèves-ingénieurs[5], à l’art et à la technique de la construction. C’est ici aussi que j’ai ressenti le terrible manque qui existait dans l’enseignement de l’Histoire de l’art, et de l’architecture en particulier. 

 

Un événement, faisant écho aux propos de l’historienne Françoise Choay[6] sur la fragilité du patrimoine architectural, me revient en mémoire: il faillit me fermer la voie vers les études d’architecture, et m’aurait, peut-être, conduit à inverser mon cursus, en commençant historien et en finissant architecte. C’était en juin 1971, j’étais à Paris pour passer l’oral au concours d’entrée à l’ENSAIS, qui se déroulait sur trois jours aux Arts et Métiers. Durant les épreuves, je suis allé un soir me mêler à une manifestation de la dernière chance pour la sauvegarde des Halles de Baltard. Le sit-in a paru trop long à la police qui embarqua les manifestants dans les “paniers à salade” (onétait à côté de la halle aux légumes…), direction le commissariat. La vérification des identités dura toute la nuit, et imprudemment j’étais sorti sans papier. J’ai difficlement convaincu l’inspecteur de police de me libérer pour aller passer mes dernières épreuves de concours. Après une nuit blanche dans les caves voûtées du poste de police du 1er arrondissement, je me présentais aux Arts et Métiers pour la dernière épreuve, le dessin d’art, c’est-à-dire la reproduction d’un buste antique. Après avoir expliqué mes déboires au professeur de dessin présent, je lui demandais de me présenter l’après-midi. Mes facultés en dessin me permirent de m’acquitter honorablement de cette tâche, me semblait-il, notamment en comparant avec mes voisins. Ayant oublié mon carton à dessin dans la salle, je reviens le lendemain et trouve les épreuves notées encore dans la salle ; je me permis d’y jeter un œil, vois les bonnes notes de mes camarades en prépa de Math-sup, et arrivé à mon dessin j’ai la très désagréable surprise de voir la note “8” sur la feuille…. autant dire une quasi-élimination avec le très fort coefficient de cette épreuve pour l’option “architecture”. Que s’est-il passé? Le professeur n’aimait-il pas les Halles de Baltard? Craignait-il un élève peu docile dans cette école d’ingénieurs à la discipline toute germanique? Cette très mauvaise note me fit brusquement reculer dans le classement, et j’ai attendu la rentrée en septembre pour être admis par le jeu des désistements pour d’autres écoles d’ingénieurs.

 

Autre lieu marquant durant mes études en architecture à l’ENSAIS, c’est la bibliothèque. Carrefour géographique et culturel de l’école, gérée par le truculent “papa” Jung, un alsacien aimant passionnément sa région natale et ses spécialités culinaires, son embonpoint en témoignait, la bibliothèque était le lieu d’échanges entre professeurs et élèves, et de connaissance, notamment au travers des revues d’architecture, dont les parutions de “L’Architecture d’Aujourd’hui”, “Techniques et Architecture”, “Domus”, “L’œil” et d’autres étaient attendues avec impatience. Ici était le véritable lieu d’enseignement et d’ouverture, autant à l’histoire qu’à l’actualité présente de l’architecture, comme le soulignera un de ses anciens élèves, Claude Vasconi, dans un entretien qu’il m’accordait le 29 janvier 1998[7].

           

En dehors des ouvrages consultés en bibliothèque à l’ENSAIS, le premier livre sur l’architecture m’ayant appartenu, emprunté à la librairie Berger-Levrault de Strasbourg, fut celui de Jean Prouvé, « Une architecture par l’industrie »[8]. Honnêtement c’est un hasard, heureux certes, mais c’était le premier livre à portée de ma main… En quittant l’école cinq ans plus tard, je l’ai offert à mon camarade d’école, Christian Perrier, le meilleur d’entre nous[9], brillant élève cultivé qui, son diplôme d’architecte en poche, alla travailler chez un imprimeur parisien. Plus tard j’ai cherché vainement cet ouvrage de Prouvé maintenant épuisé et non réédité, alors qu’il devrait être offert par le ministère de tutelle à chaque nouvel étudiant en architecture. La découverte du travail de ce “constructeur” fut une illumination. Ce métier ne faisait pas seulement appel à l’esthétique, au “beau” académique, mais aussi à l’utile, à la construction intelligente. Durant mes études, je me “rigidifiais” dans des recherches assidues sur les combinatoires de la géométrie, ce qui me valut le sobriquet de “supertrame”. Comme je sentais qu’il me fallait un contrepoint à cette formation scientifique, j’ai sombré dans les fanfreluches du Post-modernisme ambiant (on était au milieu des années soixante-dix), dont le seul intérêt fut de m’ouvrir à l’histoire de l’architecture, discipline alors peu et mal enseignée à l’école.

 

Diplômé architecte de l’ENSAIS en 1977, je voulais entamer un « tour du monde » pour parfaire ma formation dans l’esprit du « tour de France » des Compagnons du devoir. L’offre affichée à l’Ecole pour un poste d’architecte des Monuments historiques à Alger me décida pour cette première étape, qui fut en réalité la seule. Je me suis fixé près de trois années dans un pays accueillant, magnifique et contradictoire.

Je succédais en fait à André Ravéreau qui venait de quitter l’Algérie dans des conditions houleuses, abandonnant l’immense travail accompli pendant près d’un quart de siècle. Agé de vingt-cinq ans, sans expérience, il était évidemment hors de mes forces et de mes connaissances de relever ces ruines d’autant que j’avais été probablement engagé pour assurer une transition ; mais mon impétuosité, ma soif d’apprendre et de faire ne l’entendaient pas ainsi. À peine six mois après la signature de mon contrat comme architecte des Monuments historiques, le seul pour toute l’Algérie, le ministère de la Culture me signifia mon congé : mon directeur à Alger s’était plaint auprès de l’ambassadeur de France d’avoir des difficultés avec un architecte « gauchiste » venant de Strasbourg. Entre-temps j’avais lu Construire avec le peuple d’Hassan Fathy et Mémoires d’un architecte de Fernand Pouillon, j’avais reçu un choc mémorable et salutaire en découvrant le M’Zab, et fait la connaissance de Manuelle Roche, l’épouse d’André Ravéreau, qui enseignait la photographie à l’École des Beaux-arts. Cette conjonction de forces me permit de résister à l’inertie et à l’apathie dans lesquelles voulait me confiner l’administration.

 

Le M’Zab fut pour moi mon deuxième enseignement sur l’architecture après Jean Prouvé. En lisant les propos de Philippe Lauwers ou de Gilles Perraudin sur le bénéfice qu’ils ont tiré de leur passage à l’Atelier du M’Zab[10], je mesure combien la présence d’André Ravéreau m’a manqué, son «enseignement», au sens socratique du terme, mû par l’expérience, pétri d’humanisme et chargé de sagesse. Je ne crois pas trahir André Ravérau en écrivant que ce fut constamment son souci, «transmettre » en « révélant », soit dans les ateliers qu’il a créés, soit dans les livres qu’il a écrits, dans une sorte de maïeutique grâce à laquelle chacun se rendrait finalement à l’ « évidence ». Cette évidence, comme souvent, n’est que le fruit d’une longue quête, patiente, opiniâtre, ascétique même, et la faire partager demande une égale volonté. C’est sans doute un sentiment « religieux », dans le sens de relier les hommes entre eux et avec la nature, dans un souci de bien-être, qui anime André Ravéreau dans ses questionnements sur l’architecture. Comme je voudrais n’avoir rien construit jusqu’à ce mois de juillet 2000, en fait la dernière étape de mon « tour du monde » et de ma formation d’architecte, avant ma rencontre avec André à Rafanel en Ardèche. Il devait être mon sujet de thèse, en fait de cette rencontre est né un livre[11].

 

Porte du cimetière de Ribérac (24)

 

[1] En référence au poème de Paul Verlaine Le ciel est par-dessus le toit…: “Qu’as-tu fait, ô toi que voilà

                                                                                                                     Pleurant sans cesse,

                                                                                                              Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,

                                                                                                                          De ta jeunesse?”

[2] En 1996 Rem Koolhaas explique que « la pratique de la table rase […] semble impensable, voire interdite […] Toute clarification préalable incite en effet à explorer l’impensable, et donc à concevoir au-delà de l’actuel, ce qui est toujours exaltant. Le refus de cette exaltation nous condamne à vivre les pires médiocrités ».

[3] « Si j’ai pu qualifier de « glorieuses » les trente années séparant les recensements de 1945 et de 1975, c’est

parce que je les considérais quant à la promotion du niveau de vie des Français ; je dois dire qu’elles ne me paraissent telles -et de loin- en aucun autre domaine , ni quant à la réflexion philosophique, ni quant à l’art, ni quant aux lettres, ni quant à la démographie, à la vitalité, à la vertu… Nous n’avons pas même reconstitué, à la faveur de notre prospérité économique, la personnalité de notre peuple et son consensus social ; une agression extérieure nous laisserait plus veules encore que celle de 1940. » FOURASTIÉ Jean, Les Trente Glorieuses ou la révolution invisible de 1945 à 1975, Fayard, Paris, 1979, p.277.

[4] En 1971, l’ENSAIS dispense un enseignement dans six spécialités: Architecture, Electricité, Equipement

technique du bâtiment, Topographie, Mécanique, Travaux publics.

[5] “Architecte? Ingénieur? Pourquoi se poser cette question, en débattre? Il s’agit de bâtir… Il y a des hommes

dont la formation est celle d’ingénieur qui sont indiscutablement de grands architectes. La réciproque existe:

pourrait-on imaginer que les architectes ne soient que des stylistes de la construction? Cette question vient à

l’esprit puisqu’il faut débattre de la position de l’architecte devant l’ingénieur, ce qui est grave. Mon opinion est

justement que la question ne devrait pas se poser.” PROUVÉ Jean, Une architecture par l’industrie, Artémis,

Zurich, Pa­ris, 1971.

[6] “Aujourd’hui, les Belges regrettent la Maison du peuple (1896), chef-d’œuvre de Horta, démoli en 1968 et les Français les Halles de Baltard détruites en 1970, en dépit de protestations vigoureuses venues de toute la France et du monde entier. Si prestigieuses qu’elles fussent, ces voix étaient celles d’une petite minorité confrontée à l’indifférence générale. Pour l’administration et pour la majorité du public, les pavillons aériens commandés par Napoléon III et Haussmann n’avaient qu’une fonction triviale qui ne leur donnait pas accès à la classe de monuments. En outre, ils appartenaient à une époque réputée pour son mauvais goût. Aujourd’hui, une partie du Paris haussmannien est classée et, en principe, désormais intangible.” CHOAY Françoise, L’allégorie du patrimoine, Editions du Seuil, Paris,1992,1996, 1999, pp. 10 et 11.

[7]  “L’architecture, c’était presque parallèle à l’enseignement. A l’ENSAIS nous avions la chance d’avoir une bibliothèque avec des revues, on pouvait avoir accès à tout ce qui se passait en Allemagne, en Suisse, en France ou ailleurs. Donc c’était presque un enseignement d’autodidacte au sein même de l’école, plus que par la prégnance d’un enseignant qui est là statutairement à vie, et qui racontait pratiquement tous les ans la même chose. C’était sans intérêt. Mais il y avait une obligation d’être à l’école. Le fait d’être obligé d’y être quasiment à temps plein faisait qu’à un moment donné tu rentrais dans un sujet, tu te mettais dans une recherche plus par toi-même, dans un esprit d’atelier. On n’était pas nombreux, on formait un petit groupe avec auto-émulation, qui avait une ouverture au-delà des frontières, au-delà du Rhin, ce qui faisait que c’était très intéressant à ce niveau là. L’école devenait un atelier où l’on bossait. Ce n’était pas un atelier où l’on venait pour apprendre, c’était un atelier où l’on venait pour bosser. Pour apprendre c’était l’ouverture via la bibliothèque, via le franchissement des frontières, ça c’était bien.” BERTAUD DU CHAZAUD Vincent, L’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries de Strasbourg (ENSAIS)- De l’école en général (1874-1998), de son département architecture en particulier (1948-1998), volume 2, mémoire de DEA Histoire de l’architecture moderne et contemporaine, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Paris, 1999.

[8] PROU­VE Jean, Une architecture par l’industrie, Artémis, Zurich, Pa­ris, 1971.

[9] Je n’oublie pas aussi Pierre Salomon et Yves Belmont, ce dernier vient de publier ses mémoires dans un petit  livre dense intitulé « Chantiers improbables, petites histoires », fourmillant d’anecdotes savantes sur son expérience de terrain et ses rencontres quand il était ABF en Haute Provence, ainsi qu’une réflexion philosophique sur l’architecture complétée par des planches pratiques de dessins. 

[10]R. Baudouï, Ph. Potié et div., André Ravéreau, l’atelier du désert. Marseille, Éd. Parenthèses, 2003.

[11]RAVEREAU André, Du local à l’universel, propos recueillis par Vincent Bertaud du Chazaud, éditions du Linteau, Paris, 2007