BILLET n°99 – INVENTAIRE 2/2

 

Ce devait être vers 1991, j’ai acheté une DS Citröen de 1969[1] à un vieux monsieur qui l’avait remisée dans une grange au moment du choc pétrolier de 1973 pour la remplacer par un véhicule moins gourmand en carburant. Tirée de l’oubli et remise à neuf, atours gris métallisés, intérieur velours rouge, cette splendide « baleine » aux lèvres fardées du blanc de ses chromes m’attendait chaque semaine (à cette époque je partageais mon activité professionnelle entre Aéroports de Paris et mon agence en Charente), échouée sur le trottoir face à la gare d’Angoulême, comme une péripatéticienne. Le moteur allumé, elle remontait ses jupes pour montrer la pureté de ses formes issues d’une recherche industrielle savante, symbiose de l’esthétique et de la technique. La filiation avec le livre de Prouvé “Une architecture par l’industrie” m’apparaît aujourd’hui évidente[2]. Sur une ligne droite de Dordogne, le long capot de la DS, mal fixé, s’est brusquement retourné sur le pare-brise, comme la langue d’un caméléon qui prestement aurait happé un insecte collé à la vitre. Je dus arpenter les cimetières de voitures à la recherche d’un nouveau capot, déambulant parmi les entassements de véhicules accidentés, au milieu de drames humains vécus par la « faute » du progrès, grâce auquel on ne meurt plus de froid comme en 1954 (encore que…), mais écrasé sur la route des vacances. On pourrait également imaginer des cimetières d’architectures, où s’entasseraient les matériaux à recycler ainsi que des pièces de rechange de constructions réalisées en série… 

 

Enfin, il y a ce métier d’architecte que j’ai essayé de pratiquer pendant un quart de siècle, et avec lequel je mets de plus en plus de distance. J’hésite encore, quand on me demande ma profession, à dire “architecte”, quand il me semble qu’il paraît plus facile de dire que l’on est médecin ou professeur, charpentier ou maçon, voire garde-champêtre ou gendarme. Aussi j’utilise parfois des propos amers sur l’architecture et ceux qui la font, architectes (je n’emploie pas le mot de « confrère » tant il sonne faux), ingénieurs, maîtres d’ouvrage… et tous ceux qui de plus en plus gravitent autour de la construction. Pendant la période exaltée de Mai 68[3], les étudiants en architecture des Beaux-Arts traitaient d’ ”architecte” celui qu’ils voulaient injurier… Il me reste encore le goût amer de la destruction des panneaux Matra de Prouvé pour l’EREA d’Angoulême (Etablissement régional d’enseignement adapté) que je rénovais, trente ans après ma découverte et mon enthousiasme pour “l’homme de Nancy”. Quelle pitié, quelle honte, même si j’eus le « feu vert » de Joseph Belmont, architecte du projet et président de l’association des « Amis de Jean Prouvé », et même si René Dottelonde n’a pas pu éviter le même sort aux panneaux Matra de son université de Lyon-Bron… Ce remords me hante toujours. Faut-il regretter la disparition de ces architectures? Ces panneaux Matra contenaient de l’amiante. C’est le côté « sombre » de cette époque où la croissance s’emballait. Aveuglés par les rapides progrès de la science, chercheurs et industriels ont joué aux « apprentis sorciers » en appliquant à la production les recherches fondamentales sans prendre le temps, ou sans en avoir le recul, pour en mesurer l’impact sur l’homme et son environnement. Quelques signes alarmants sont là pour nous appeler aujourd’hui à la vigilance : la centrale nucléaire et Tchernobyl, l’agro-alimentaire et la « vache folle », l’industrie automobile et l’atmosphère urbaine saturée de plomb, le secteur du bâtiment et l’amiante… La faculté des sciences de Jussieu d’Edouard Albert a été durant plusieurs années, et peut-être pour quelques autres encore, un immense chantier de désamiantage, complexe et coûteux. Comble et funeste retour effet boomerang, les chercheurs de cette université sont les premières victimes de ce produit du bâtiment largement utilisé dans les années 1970 pour ses qualités ignifuges. Le père d’un ami, le professeur Charles Thibault, chercheur pendant vingt ans à Jussieu et pionnier en France sur les recherches de fécondation in-vitro, a succombé en août 2003 à un cancer de l’amiante, le mésotellium…

                                              

L’homme du XXIème siècle est toujours face à son destin : il peut rebrousser chemin (régression), filer droit vers le précipice (destruction), ou prendre une route nouvelle et inconnue (mutation[4]). Les mêmes questions auxquelles il a dû faire face voilà plusieurs millions d’années, à l’aube de son évolution : s’adapter, changer ou disparaître. Jusqu’où cette fuite en avant mènera l’humanité?

 

Ce que l’on constate en ethnologie et en biologie, est également vrai en architecture. En 1999, dans sa note de présentation au concours pour la transformation du siège social de l’ENI à Rome, un bâtiment de bureaux des années 1960, Jean Nouvel compare son intervention à une mutation biologique : « Ce qui va se passer en biologie peut arriver dès aujourd’hui en architecture. De nombreuses architectures sont malades et imparfaites. Mais elles ont une personnalité, elles constituent des lieux qui ont une mémoire, et c’est à partir de leur matière et de leur espace initial qu’on peut provoquer une mutation rapide. »[5]

 

Le chimiste Lavoisier prétend que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme…. On peut légitimement appliquer cette théorie à l’architecture, et l’énorme travail de conservation, de restauration, de reconversion, de réhabilitation… ou de destruction qui attend les architectes de demain sur le patrimoine d’aujourd’hui en sera l’illustration. Depuis un demi-siècle, à l’image de la société, l’architecture est en perpétuelle et rapide évolution, fuyante, changeante. Dominique Clayssen, auteur d’un ouvrage sur Jean Prouvé, observe cette mutation: « Par opposition à l’architecture monumentale du “geste architectural” figé pour l’éternité, l’architecture moderne est mobile, toujours en attente d’un achèvement (rénovation) ou d’une destruction. »[6]

 

Pour le patrimoine de la décennie 1965/1975, on pourrait marquer une pause sur sa réception souvent négative, ce qui permettrait de porter un regard neuf sur une architecture “fragile”, trop souvent ignorée ou méprisée. On le fait bien pour le mobilier, l’engouement pour ce qu’on appelle le « vintage » et l’envol des prix en témoignent.  Cette période peut constituer une référence nouvelle pour les architectes qui construisent notre cadre de vie, ils peuvent en explorer toutes les mutations possibles quarante ou cinquante ans après leur construction, la conservation comme la destruction n’étant pas les seules voies. Ceux qui ont maintenant en charge l’entretien de ces bâtiments, architectes comme maîtres d’ouvrage, auront à élargir leurs connaissances sur l’histoire de l’architecture et des techniques, autant pour les moyens à mettre en œuvre que pour l’esprit qui devrait les animer. Des méthodes nouvelles seront à inaugurer, tant les techniques de construction et de restauration ont rapidement évolué. Le processus de dégradation de l’architecture ira en s’accélérant, tant l’usure du temps, accélérée par la pollution et le manque d’entretien, est impitoyable pour les matériaux et les techniques sophistiqués. La formation de ceux qui ont en charge ce patrimoine devra évoluer, celle des architectes des Bâtiments de France et des architectes en chef des Monuments historiques, jusqu’à inaugurer peut-être la création d’un nouveau corps d’architectes-ingénieurs formés à ce travail spécifique.

 

Quarante ou cinquante ans après leur construction, le recul manque pour apprécier ces œuvres et leurs architectes à leur juste mesure: soit engouement prématuré, soit indifférence injustifiée. De peur de commettre l’irréparable et fatale erreur, nous classons et figeons rapidement certains édifices, quand d’autres échappent à cette vigilance, relâchée parfois par ceux-là même qui les ont conçus, comme l’architecte René Dottelonde pour l’université de Lyon-Bron. Dans cette mésaventure sont à pointer du doigt le manque d’argent, le manque de temps, le manque de connaissance, le manque d’ambition, les manques… tout simplement. En écrivant une thèse soutenue en 2004, j’ai essayé de combler un de ces manques… j’ai mis à profit un recul dans ma pratique professionnelle, ressentant une lassitude, accumulation de frustrations et de désillusions, et plutôt que de les ressasser, j’ai pris le temps d’étudier le cadre dans lequel j’ai été formé au métier d’architecte à l’ENSAIS[7], puis de réfléchir à l’exercice de ce métier, notamment avec la réhabilitation des architectures des « Trente glorieuses » (1945-1975), enfin d’ouvrir une réflexion sur le patrimoine de leur dernière décennie (1965-1975), dite de la « Croissance innovante ».

 

Vincent du Chazaud, 5 avril 2017  

[1] Une des icônes de l’esthétique industrielle des années soixante, dont Roland Barthes écrira: « La Déesse est visiblement exaltation de la vitre, et la tôle n’y est qu’une base. Ici les vitres ne sont pas fenêtres, ouvertures percées dans la coque obscure, elles sont grands pans d’air et de vide, ayant le bombage étalé et la brillance des bulles de savon… » BARTHES Roland, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957.

[2] Filiation plus flagrante encore de Prouvé avec l’automobile, la 2 CV Citroën qui, par ses assemblages en pliures de tôles plissées, comme les constructions de Prouvé, ressemble à ces savants pliages japonais, l’Origami. Le simple « jeu » de déformation savante de la tôle plane permet de rigidifier et assembler la carcasse d’une construction, économisant la matière lors de la fabrication et la main-d’œuvre lors du montage. La 2 CV, tant pour son moteur (comparé à l’assemblage en parallèle de deux moteurs de Solex), que pour sa carrosserie, fut un terrain d’expérience et d’initiation à la mécanique pour bien des jeunes des générations des années soixante et soixante-dix, dont je fus. Sur les routes en lacets de Grèce et de Turquie, dans les côtes du Monténégro, sur les chemins ardents d’Espagne et du Maroc, jamais la 2CV fourgonnette, que mon frère et moi avions empruntée à mon père, ne nous fit faux-bond, toujours nous avons pu nous dépanner. La construction, comme l’automobile, va s’épurer et se lisser pour n’être plus qu’une juxtaposition de matières soudées ou collées sans ingéniosité, le fameux « joint néoprène » venant pallier tous les manques d’imagination.

[3] A cette même époque, Paul Herbé fustigeait les étudiants contestataires en leur lançant : « bande de cons, vous allez détruire la seule école dans laquelle on n’apprenait rien. » Commentaire de Jean Prouvé : « Et c’était vrai. L’École des Beaux-arts était une école dans laquelle il y avait un recrutement formidable. Il est évident que ce côtoiement d’intelligences tournait facilement aux discussions. Les étudiants faisaient donc leurs humanités à l’École des Beaux-arts et il trouvait ça bien, lui. C’est une pensée très élevée qu’il a eue parce que si on veut bien comprendre… C’est encore tout à fait d’actualité. » (Jean Prouvé par lui-m^me, propos recueillis par Armelle Lavalou, éditions du Linteau, Paris, 2001). 

[4] Définition du mot « mutation »  (Le Grand Robert, dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Dictionnaires Le Robert, Paris,  1991): Modification brusque et permanente de caractère héréditaire, due à une lésion de la molécule d’ADN qui constitue le gêne. « La mutation résulte d’un changement survenu dans le nombre ou dans la qualité des gênes que renferment les cellules sexuelles (…) Infiniment diverses, les mutations modifient non seulement la structure externe, mais encore la structure interne, le fonctionnement des organes, les instincts, la résistance vitale, etc… Elles surviennent soudainement, sans lien visible avec les conditions du milieu (Jean Rostand, La Vie et ses problèmes, pp.171-172).

[5] Cité dans l’ouvrage de Pascale Joffroy : La réhabilitation des bâtiments : conserver, améliorer, restructurer les logements et les équipements,  Groupe Moniteur, Paris, 1999, p.116.

[6] CLAYSSEN Dominique, Jean Prouvé: l’idée constructive, Paris, Dunod, 1983, p.101

[7] L’Ecole Nationale Supérieure des Arts et Industries de Strasbourg (ENSAIS) : de l’école en général (1874-

1998), de son département architecture en particulier (1948-1998), mémoire de DEA en Histoire de l’architecture moderne et contemporaine, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne présenté en 1999.