Les courriers de Jean Prouvé

Jean Prouvé recevait en abondance des lettres venues du monde entier et il se faisait un devoir d’y répondre à toutes, quelle que soit leur provenance et leur intérêt pour lui. À partir des années 1960, il est constamment sollicité pour des conférences, pour des jurys de concours, pour des articles dans la presse spécialisée, pour des stages ou des embauches. Il donne de son temps et de sa personne autant qu’il peut partout dans le monde, et c’est à regret qu’il ne peut donner satisfaction à tous.

À la suite de la publication de ses maisons dans les années 1960 dans des revues grand public comme La Maison Française, Jean Prouvé reçoit des lettres de personnes acquises à ses idées de maisons « usinées » ; certains souhaitent construire leur maison sur le modèle de la sienne à Nancy (construite avec des composants récupérés dans son usine), d’autres sur le modèle de la maison de sa fille Françoise à Saint-Dié ou celui de la villa Seynave à Beauvallon (types à noyau central), d’autres enfin sur le modèle des villas Lopez ou Dollander près de Saint-Tropez (types à portiques axiaux).

Nombreuses sont les lettres de remerciements et de reconnaissance, surtout après sa venue pour faire des conférences dans des villes universitaires (Varsovie, Lausanne, Zurich, Nancy, Berlin, Copenhague…), les plus chaleureuses et les plus enthousiastes provenant du Japon ; il s’y rend une première fois pour la World Design Center Conference à Tokyo qui se tient du 11 au 16 mai 1960, une deuxième fois en 1969 invité par les organisateurs japonais au Congrès international de design, enfin une troisième fois du 17 au 26 novembre 1971 à l’invitation de son ancien collaborateur Ren Suzuki ; Il donne à cette occasion une conférence dans le cadre d’une exposition qui lui est consacrée à Tokyo au Nippon Seinenkan, et participe au jury de concours d’idée pour un habitat en bois préfabriqué Misawa Home.

Jean Prouvé à Tokyo, 1960

 

La forme et le fonds

Les écrits de Jean Prouvé, manuscrits ou dactylographiés, sont clairement structurés. Les phrases sont courtes, souvent incisives, avec un vocabulaire accessible et direct, un peu à la façon de Le Corbusier. Il n’hésite pas à faire part de ses sentiments : indignation, déception, pessimisme, colère (« je suis insurgé », colloque ETP à l’Unesco en 1966)… espoirs aussi, plus envers la jeunesse que face aux hommes de sa génération. Il n’hésite pas à provoquer, pour tenter de générer des réactions positives.

Les phrases sont courtes, parfois très courtes, faites de trois ou quatre mots. Les paragraphes se détachent clairement par blocs nettement séparés. La lecture en est particulièrement aisée. Après relecture par Prouvé, les textes dactylographiés sont peu corrigés.

Dans ses écrits, Jean Prouvé fait très peu de citations. On en relève une longue d’une page tirée de Les enfants humiliés de Georges Bernanos[1], précédant un texte d’avril 1954 intitulé « Introduction à une enquête sur l’architecture en France ». Il lui arrive également de se citer lui-même (comme pour le texte qu’il écrivit en 1981 pour le catalogue de l’exposition « Paris-Paris, 1937-1957 »).

Jean Prouvé, peu enclin aux théories, ne fait pas référence aux mouvements architecturaux de son époque et aux acteurs qui les animent, ce qui se comprend car peu nombreux sont les architectes adeptes de l’industrialisation, de la série et des produits usinés. Il cite Mallet-Stevens, mais plus en tant que fondateur de l’UAM et pour sa contribution à l’avènement du Mouvement moderne, ainsi que Le Corbusier et Marcel Lods, non sans égratigner ce dernier et marquer sa déception quant à son approche de l’industrialisation du bâtiment.

 

La présidence du Cercle d’études architecturales

Le Cercle d’études architecturales a été créé en 1951 par Auguste Perret afin de réfléchir sur la qualité architecturale, l’enseignement de l’architecture et éventuellement infléchir les textes gouvernementaux, notamment après la période troublée de mai 68 et ses conséquences sur la formation et le métier d’architecte.

Jean Prouvé en fut le président de 1971 à 1978. En 1972, le Cercle d’études architecturales rassemblait plus de deux cent vingt membres, avec une forte majorité d’architectes, parmi lesquels on peut citer Émile Aillaud, Louis Arretche, Georges Candilis, Pierre Dufau, René Gagès, Gérard Grandval, Francisco Huidobro, Serge Ketoff, Albert Laprade, Marcel Lods, Michel Luyckx, Louis Miquel, Maurice Novarina, Georges-Henri Pingusson, Ionel Schein, Pierre Sirvin, Roger Taillibert, Henri Tastemain, Claude Vasconi, Pierre Vivien, Jean Willerval, André Wogensky, Bernard Zehrfuss. Parmi les ingénieurs, on note Claude Bancon, Robert Le Ricolais, Pier Luigi Nervi, Jean Swetchine, parmi les artistes les peintres Jean Messagier et Victor Vasarely, parmi les designers Marc Held et Roger Tallon. Sont membres également des écrivains et journalistes comme Françoise Choay et Michel Ragon, le critique d’art André Chastel, ainsi que les hauts fonctionnaires Robert Bordaz, Jean Jenger, Jean Maheu, Max Querrien, Georges-Henri Rivière et les anciens ministres Eugène Claudius-Petit et Edgard Pisani. Figurent également deux membres d’honneur, Frank Loyd Wrigth et Walter Gropius. Par sa composition diversifiée et par le nombre et la qualité de ses membres, on peut mesurer l’importance du Cercle d’études architecturales pour peser sur les débats sur l’art, l’architecture et l’urbanisme, ainsi que l’importante responsabilité que revêt le rôle de président.

À plus de soixante dix ans, Jean Prouvé est toujours aussi combatif au sein du milieu de l’architecture. En réaction contre le Post-modernisme et ses dérives vers un académisme et un passéisme et, en sa qualité de président CEA, il agit, en témoigne sa lettre de 1978 à Bernard Tricot, nouvellement en charge d’une mission consacrée à la qualité architecturale dans les constructions publiques (mission interministérielle pour la qualité des constructions publiques, MIQCP).

 

Vincent du Chazaud, le 6 juin 2025

[1] Bernanos, Georges, Les enfants humiliés : Journal 1939-1940, Paris, Gallimard, 1991.