Au moment où Jacques Roman nous quitte, remontent pour chacun d’entre nous qui l’avons connu quelques souvenirs de cet homme élégant et attachant, dont la voix forte et enjouée pour chanter « Le Pompier » va manquer. Voici les miens, qui débordent sur ce qu’il avait pu me confier sur son père, Diégo Roman (1910-1997). J’y ajoute le parcours de Georges Blancard de Léry (1906-2002) dont le fils Jean-Pierre est une figure de la CEACAP. Tous les deux, Diégo Roman et Georges Blancard de Léry, commencent leur métier d’architecte en 1933 à Oran, et quittent l’Algérie en 1964, deux ans après l’indépendance.
Il y a un peu moins d’une dizaine d’années, Jacques m’ouvrit les archives de son père, en fait peu de choses ramenées d’Algérie, des photos et un curriculum vitae ; il le fit avec retenue et humilité, contenant son émotion à l’évocation de ce passé et la rupture sans doute douloureuse pour son père en quittant l’Algérie en 1964.
Diégo Roman est né à Oran en 1910 dans une famille d’origine espagnole, dont les aïeux sont arrivés en Algérie dès les débuts de la colonisation, vers 1860. Après un passage aux Beaux-Arts d’Oran, il poursuit des études en architecture à l’École des beaux-arts de Paris, dans l’atelier Godefroy-Frenay puis dans l’atelier Lefebvre-Ferrand. Il est élu président du bal costumé des Quat’z’arts, événement annuel majeur de l’École où s’illustre la fanfare des Beaux-Arts, une importante activité à côté des études. En 1933, tout juste diplômé, il retourne à Oran et y construit son premier immeuble au 30 rue de la Vieille Mosquée, dans lequel il installe son agence et son habitation. Il s’associe ponctuellement sur des projets avec d’autres architectes, Georges Mas et Victor Mialy notamment. Dans les années 1950, il réalise de nombreux projets dans la région oranaise, à Tlemcen, El Ansor ou Oran, des bâtiments publics, des lycées et collèges, des médersas, la préfecture d’Oran, l’aérogare La Sénia d’Oran, ainsi que des logements sociaux (cité-jardin Jean de La Fontaine) et des villas pour le privé. Diégo Roman est agréé architecte du Gouvernement général d’Algérie en 1937, architecte départemental d’Oran en 1953 et président du Conseil régional de l’Ordre des architectes d’Oran. Son architecture emprunte autant au Mouvement moderne qu’au réalisme classique de Perret, comme en témoigne la nouvelle préfecture régionale à Oran, dont les travaux entre 1956 et 1961 sont suivis par son associé Victor Mialy, fonction qu’elle a conservé aujourd’hui (wilaya d’Oran). Ce bâtiment est dans un excellent état de conservation, j’ai pu m’en rendre compte lors d’un séjour à Oran en avril 2024.
Lors de cet entretien avec Jacques en 2018, il m’a raconté l’anecdote suivante. Le 10 juillet 1962, un officier de l’Armée de libération nationale (ALN) vient le chercher en voiture pour l’amener à l’état-major. Il croit sa dernière heure venue quand l’officier lui montre dans la cour la pendaison de fomenteurs des troubles du 5 juillet durant lesquels des Européens furent massacrés. Le gradé est en fait venu lui demander de rester pour participer à l’édification du jeune État algérien, ce qu’il fait ; mais il quitte bientôt Oran, en 1964, à l’âge de 54 ans, asphyxié par des charges et des impôts écrasants[1]. Était-ce une volonté de l’État algérien pour dissuader les pieds-noirs de rester ? Il ouvre une agence à Paris dès 1964, réalise des logements pour rapatriés et des lycées selon des modèles industrialisés. Dans cette agence collabore son fils Jacques.
J’ajoute quelques lignes du message sensible et plein d’empathie écrit par Fabrice Mazaud en nous annonçant le décès de Jacques : « (…) tel que nous le voyions toujours lors des activités de la compagnie qu’il ne manquait jamais, (il) s’inscrivait dans la continuité du parcours d’architecte de son propre père dont nous avions parlé à l’occasion du voyage que nous avons fait avec quelques-uns en Algérie : c’est bien en pensant à lui et à Jean-Pierre Blancard de Léry que cette belle idée d’un voyage sur les terres où leurs pères respectifs avaient œuvrés était née. Contrairement à ce que j’espérais initialement, ni Jacques, ni Jean-Pierre n’avaient un état de santé leur permettant de nous accompagner : leur esprit en revanche était bel et bien là à nous suivre pas à pas (…) Jacques laisse derrière lui un héritage fait de compétences, de valeurs morales et d’humanité : il nous rappelle que la grandeur se mesure autant à l’aune de nos réalisations, de nos idées, qu’à la manière dont nous les partageons. Il m’a aussi donné de belles leçons d’humilité que je m’attache à ne pas oublier. »

Nouvelle préfecture régionale d’Oran, arch. D. Roman
Autre architecte oranais dont nous venons de citer le nom, Georges Blancard de Léry, dont nous connaissons tous son fils Jean-Pierre, et qui exerça ses talents sous la mandature d’Henri Fouques-Duparc, maire d’Oran de 1948 à 1962. En réalité il exerce le métier d’architecte depuis son installation à Oran en 1933. Né à Lille en 1906, il fait ses études d’architecture aux Beaux-Arts de Paris. Proposé pour concourir au prix de Rome par son patron d’atelier M. Bigot, marié il doit y renoncer. Il arrive à Oran en 1933, l’activité en métropole étant ralentie par la crise économique des années 1930. Son agence prend vite de l’importance. Il travaille principalement à Oran et dans l’Ouest de l’Algérie, pour le projet d’extension de Tiaret par exemple. Dans les années 1930, Georges Blancard de Léry réalisa plusieurs immeubles de rapport d’allure Art déco dans le centre du quartier Karguentah. Une grande attention est portée au décor des halls de ces immeubles, aux parois revêtues de marbres, aux sols en granito avec des décors géométriques, aux moulures des plafonds intègrant l’éclairage électrique. Sarrade est le marbrier et décorateur, l’atelier Tossut d’Alger est le mosaïste.
Les architectes oranais ne souffraient pas de la concurrence des architectes algérois, et réciproquement, résultat d’une rivalité entre Alger et Oran, et pas seulement dans le domaine de l’architecture − il suffit pour s’en rendre compte de lire le passage sur le combat de boxe entre un Oranais et un Algérois dans La Peste de Camus, où le pugilat se situe autant sur le ring que dans la salle. Albert Camus n’appréciait pas la ville d’Oran, qu’il trouvait ennuyeuse et dont il déplorait l’absence de nature, mais il reconnaissait la beauté de son paysage tout en regrettant que la mer n’y soit pas visible.
Peu avant l’indépendance, le préfet demande à Blancard de Léry de rester, car il réunit compétences et connaissances de la ville. Au lendemain de l’indépendance, la ville d’Oran ressemblait à un immense chantier à l’abandon, avec notamment le prolongement du front de mer inachevé et les logements des quartiers périphériques montrant leurs structures de béton, d’où leur surnom de « carcasses ». Avec d’autres architectes restés en Algérie, Georges Mas, Lucien Cayla, Diégo Roman, originaires d’Oran et libéraux, Georges Blancard de Léry est sollicité par la nouvelle administration algérienne pour aider à achever les programmes lancés par le plan de Constantine en 1958. Après s’être démené au milieu des tracas administratifs et des difficultés techniques, trente ans après son arrivée à Oran et après deux années difficiles dans le chaos ayant suivi l’indépendance, Georges Blancard de Léry décide de quitter l’Algérie en 1964 pour rejoindre l’agence parisienne de son fils Jean-Pierre.
Vincent du Chazaud, le 18 octobre 2025
[1] Anecdote rapportée par son fils Jacques Roman, lors d’un entretien le 25 mai 2018.
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