Non, ce n’est pas de ce célèbre vin de Loire dont je vais vous entretenir, même si ce sujet n’est pas déplaisant… Ce titre n’est que la première personne du pluriel du verbe CHINER, lequel désigne la façon de flâner aux puces, avec la certitude d’y voir des objets de toutes sortes, et avec l’espoir d’en dénicher un pour un bon prix. A « chiner », on peut accoler des synonymes comme aller à la découverte, battre les buissons, être en quête, explorer, fouiller, fureter, ratisser, chercher ou rechercher, brocanter, marchander et parfois faire des affaires… Les Québécois emploient « vente de garage » pour désigner la brocante, car elle ne se fait pas derrière des vitrines de magasin, mais très tôt le matin « au cul du camion » pour les bonnes affaires.  

Avec ma mie, quelques-uns de nos dimanches sont occupés à déambuler aux Puces de Saint-Ouen, au milieu de ces bibelots, tableaux, vaisselles, chiffons et meubles, où se mêlent des odeurs de crêpes[1] et de frites. Rarement nous en revenons les mains vides, mais toujours la tête pleine de ce que nous y avons vu, touché et appris des marchands qui souvent connaissent bien leur marchandise, et ils leur inventeront des histoires s’il le faut…. Certains sont devenus presque des amis. En ces lieux, nous échangeons mentalement autant que nous achetons matériellement. Ils ont nom Patrick le Breton, Steve, Philippe R, Pablo, Vincent, Jean-Baptiste, Etienne et Christine, et puis, au milieu d’une cour féminine plus très jeune c’est vrai, Doudou, d’autres l’appellent Baba, qui accueille le chaland avec un large sourire, une sorte de Diogène, philosophe au milieu d’objets hétéroclites échoués sur son étal.

Passé le pont portant le périphérique à la porte Montmartre, se mêlent parfums entêtants, sucrés et suintants de patchouli et de rance, puis ceux des grands parfumeurs au fur et à mesure que l’on avance. Ici l’arrogance des riches ne pousse pas les pauvres à la révolte, pas encore du moins. Les deux mondes cohabitent pacifiquement et, toujours ici, le luxe ne corrompt pas à la fois le riche et le pauvre, l’un pour la possession, l’autre pour la convoitise[2]. Dans les bistrots coincés entre les marchands, sortes de guinguettes sans la Marne, à Vernaison, à Serpette, à Paul Bert, Biron ou Jules Vallès, sourdent les musiques tziganes et le jazz manouche, éclate la voix acidulée d’une Piaf…

Dans les stands des puces de Saint-Ouen se télescopent toutes les époques, tous les styles, toutes les tendances aussi : selon la mode, les marchands adaptent la marchandise qu’ils exposent. Actuellement les années 50/60 et le mobilier scandinave envahissent les stands. Par leur légèreté, ils supplantent les lourds buffets Louis XIII ou commodes Louis XV. Comme dit ironiquement un marchand, avec une pointe de nostalgie pour la « noble » marchandise, « le Louis XIII, le Louis XV ou XVI, le Louis-Philippe, tout ça c’est fini, aujourd’hui c’est le Louis de Funès… ». Avec ce dernier Louis, on est incontestablement dans les années 1950/60, et parfois l’humour n’est pas absent dans l’art de cette époque. Mais c’est surtout la pureté des formes, la finesse des matériaux, leur économie d’emploi, l’inventivité d’utilisation, leur fonctionnalité hybride qui vont caractériser les créations des années 1950/60. La Seconde guerre mondiale n’est pas loin, et le conflit aura eu au moins le mérite de débrider les cerveaux des ingénieurs, des architectes et des designers.

Durant cette quête de l’objet étrange qui ira meubler ou décorer, l’intérieur ou l’extérieur, finir en cave ou au grenier, on admire le savoir-faire de l’artisan, l’inventivité du designer, la sensibilité du peintre. De ces objets du passé d’artisans et d’artistes que j’ai trouvés là, étalés sur le pavé de Saint Ouen, on peut dresser une liste à la façon d’un inventaire de Prévert :

Trois petites cuillères, Un moulin à café, Le tableau d’une grand-mère, Une tasse de thé,

Combien Doudou la tasse ? cinq euros…

Des cartes postales anciennes, De vielles pièces de monnaies, Un recueil d’antiennes, Des chapeaux et des bonnets,

Combien Doudou le bonnet ? cinq euros…

Du berger la houlette, Une enfilade scandinave, La photo de Mistinguett, Une peinture batave,

Combien Doudou le Batave ? cinq euros, euh non dix…

Une soupière ébréchée, Des timbres de Trinité et Tobago, Une marchande mal léchée, un vieux jeu de Go,

Combien Doudou le jeu ? cinq euros…

Des dentelles de Calais, Un luminaire cinquante, Une série de balais, Une toile craquante,

Combien Doudou la toile ? cinq euros…

Des barbotines colorées, Un thé à la menthe, Des cadres dorés, Bijoux des années trente,

Combien Doudou le bijou ? cinq euros…

Les bras usés d’une bergère, Pour les bouteilles un casier, Une charmante étagère, Un livre de Le Corbusier,

Combien Doudou Le Corbusier ? cinq euros…

Au café un vin chaud, Des robes et des misères, Des mémentos pour le bachot, Des fripes pour mémères…

Combien Doudou le tout ? allez prends le tout pour dix euros…

Et bien d’autres objets si jalousement gardés dans les armoires et les buffets, jusqu’à ce que la mort, ou les soucis d’argent, vienne à s’en séparer … c’est alors qu’ils sont sauvés de la casse ou de l’oubli par ces hommes libres comme le vent, qui sillonnent les routes pour ramener l’objet qui nous attend pour renaître chez nous une deuxième ou énième vie…

Qu’es-tu devenue

Fille rose nue

Du cadre cassé ?

 

Ton âme voltige

Parmi les vestiges

Du cher temps passé.

 

Au mois de Novembre

Quand le ciel est d’ambre

Et mauve sainfoin

 

J’apaise ma peine

En fin de semaine

Aux Puces Saint-Ouen.[3]

 

Vincent du Chazaud, juin 2014



[1] A l’angle des rues Lecuyer et Paul Bert, un Breton fait ici des crêpes qui sont de loin bien meilleures que celles que l’on peut manger en Bretagne ou ailleurs. Je recommande la toute simple galette de blé noir au fromage, et la crêpe de froment beurre sucre, miam !

[2] “Le luxe corrompt à la fois le riche et le pauvre, l’un pour la possession, l’autre pour la convoitise », Jean-Jacques Rousseau

[3] Extrait du poème “Les puces Saint-Ouen” dans le recueil “Printemps” d’Henri du Chazaud, éditions Points et Contrepoints, Paris, 1960