Au bras de ma mie, je déambulais ce dimanche ensoleillé du premier avril de cette première année du XXIème siècle dans les rues pentues de ce vieux Montmartre qui, si on en superposait les marches d’escaliers, deviendrait bientôt ceint de murs infranchissables, prolongement improbable de ces anciens « fortifs » qui dans cette commune libre n’ont jamais existé, tant furent inexpugnables par la bêtise ces temples de l’art et de la poésie, perchés sur cette butte de Paris comme autant de Parthénon sur l’Acropole dominant Athènes, et que furent « Le Lapin agile », « La Maison rose », le « Bateau lavoir », « Le Consulat », « Le Chat noir »…. Errent encore se frayant un chemin dans le flot de touristes, et j’en fus témoin, quelques descendants du doux Max Jacob, du massif Guillaume Apollinaire, du malicieux Pablo Picasso[1], du gaillard Aristide Bruant, de l’imaginatif Tristan Tzara… Ce jour en effet, sur la butte nous aurions pu aussi croiser le père Ubu, or, par le plus impur des hasards, nous avons croisé les fils de ces poètes Montmartrois, une bande d’hurluberlus, baudriers jaunes autour du cou siglés d’un « CON’S CLUB »[2] énigmatique… Cet état, bien que partagé par le plus grand nombre, pouvait-il s’afficher au grand jour par le biais de ce cercle d’initiés ?

La réponse ne tarda pas à venir quand l’un d’eux qui paraissait être le chef, affublé d’un costume de David Crockett pour chiens dans cette ville d’Indiens, prit la parole pour un discours tonitruant devant ses congénères, consternés mais consentants, discours à la mémoire de Pierre Dac, Francis Blanche et Jean Noubly. Mais sa suprématie dans ce con art fut bientôt contestée par d’autres, et s’ensuivit un brouhaha assourdissant, qu’interrompit une voix un ténor du Barreau hissé sur une chaise ; chacun se sentant coupable devant cet avocat des arts, tout rentra dans l’ordre…

Levant les yeux au-dessus de cette assemblée conspiratrice, je vis la plaque bleue à l’angle de la rue m’indiquant irréellement que j’étais rue Pierre Dac dans le 18ème arrondissement, rue dont on ignore si elle monte ou si elle descend, beaucoup de gens se rendant au café d’en bas pour prendre un remontant. Je suivis cette troupe de joyeux drilles, qui au son de l’hélicon, s’ébranla au pas, pas cadencé du tout, mais dans un désordre que certains interprètent comme un signe de décadence. Comme les chrétiens suivant les stations du chemin de croix vers le Golgotha, ils faisaient halte à chacun des hauts lieux hystériques, et néanmoins historiques, de la butte Montmartre qui n’en manque point, commentés par la voix de ténor de l’avocat du diable, lequel apportait force détails totalement inventés ; certains historiens voraces en cherchent encore la véracité…

Ainsi, je pus enrichir mon vocabulaire, et apprendre l’étymologie du mot « soupirail », lacune dans le dictionnaire historique de la langue française. En voici les fondements : la vicomtesse de Chambreuse pompant au sous-sol, au propre comme au figuré, le duc de Lauzun, ils furent surpris par le vicomte mari d’icelle, lequel, passant la tête par une étroite ouverture située au ras du trottoir, se trouva fort prisonnier quand ses cornes de cocu eurent poussé. Le couple adultère pris en flagrant délit, la vicomtesse poussa un « SOUPIR » quand le duc lâcha un « AÏE », incertain de l’issue du duel que ne manquerait pas de provoquer le mari offensé. C’est cette contraction, si je puis dire dans une telle situation, de ces deux maux qui engendra le mot de « SOUPIRAIL », désignant cette petite ouverture basse dans laquelle le vicomte de Chambreuse se trouvait coincé par ses cornes. Certains historiens des universités présents dans l’assistance, chaussés de palmes pas très académiques, contestèrent cette version des faits, ou du moins y apportèrent un éclairage rasant, les plus sceptiques la tenant pour fausse. Pour l’un cette interjection « AÏE » exprimerait la douleur ressentie par le duc quand la vicomtesse claqua des dents à la vue de son mari ; pour un autre de ces éminents académiciens, il ne faut pas entendre « AÎE » mais « AIL », le duc exhalant une haleine fétide consécutive à une absorption inconsidérée de cette plante bulbeuse dont il était autant friand que de cette pulpeuse vicomtesse ; pour d’autres historiens un peu fous, ces deux histoires sont liées. Un fin lettré, enfin, apporta cette précision : la foule, rameutée par les cris du vicomte cocufié, et les grincements du duc éconduit et les SOUPIRS pénétrés de la vicomtesse, s’exclama unanimement comme un seul homme « OH », ce qui permit d’enrichir d’un véritable corail la langue française, cet original pluriel de soupirail, « SOUPIRAUX ».

Cette marche ascendante des membres du CON’S CLUB vers la butte n’avait pour but que d’être un remontant pour l’esprit. Coluche ne disait-il pas que la connerie n’était qu’une décontraction de l’intelligence ? Chacun apporta sa contribution pour tenter d’imposer « la » vérité pathétique de ces lieux historiques. Certains patrons de débits de boissons, croyant voir une cohorte de touristes mal informés par un guide aviné, contestèrent véhémentement les dires du guide Michel (c’était le prénom de l’amer chef de bande). Certains passants voulaient à toute force rentrer au CON’S CLUB, ignorants, les pauvres, qu’ils en faisaient partie malgré eux. C’est un club pas du tout fermé, sous ses allures très closes leur maison au toit conique est ouverte à tous.

Il fut rappelé également à nos mémoires défaillantes que le troquet installé place du tertre à l’enseigne du« Singe qui rit » était une ancienne laverie dont le patron avait cru bon de l’appeler « Le linge qui sèche ». Devenu par la suite une animalerie, le peintre chargé de la nouvelle enseigne, par souci d’économie, ne changea que deux lettres, en les intervertissant. Une ligue de vertu, animée par ce curieux magistrat dont la mésaventure avec un gorille fut chantée par Georges Brassens, espérant sans doute par là laver son honneur bafoué par ce grand singe anthropoïde, imposa au nouveau propriétaire, un cafetier celui-ci, de changer son enseigne. Auvergnat comme beaucoup dans cette profession, le patron lui aussi minimisa les frais et cette histoire l’ayant beaucoup fait rire ; nous en comprenons le résultat maintenant avec cette enseigne…

Evidemment tous ces beaux discours asséchèrent les langues. Tous ces érudits se ruèrent avant la tombée de la nuit pour s’abreuver et se sustenter dans un bouge de la butte, et fort tard dans la nuit, résonnèrent quolibets et sonnets alambiqués, complaintes salaces grecques et chansons gaillardes d’échansons, le tout peaufiné par de fines lames de la langue française…d’ailleurs contrepets, et pets itou, résonnaient encore au petit matin blême sur la butte dépouillée de ses atours touristiques.

J’ai longtemps hésité à demander mon adhésion au CON’S CLUB. Des questions m’assaillirent alors, heureusement à presque toutes j’avais une réponse : Saurai-je me montrer digne de l’honneur qui m’est fait en m’acceptant comme membre[3] ? Ne vont-ils pas trop la ramener[4] ? Vais-je m’intégrer à cette bande[5] ? Ne suis-je pas trop jeune[6] ? N’y serons-nous pas trop nombreux[7]? Ne vais-je pas y perdre mon temps[8] ? Comment me comporter avec cette bande[9] ? Une fois entré dans ce club, voudront-ils me garder[10]? Serai-je à la hauteur de cette bassesse[11] ? Serai-je heureux au milieu de toute cette bande[12] ? Saurai-je me fondre dans la masse[13] ? Ce club reste-t-il actif en été[14] ? Ce club n’est-il pas le reflet d’une certaine catégorie sociale[15] ? N’est-il pas noyauté par les militaires[16] ? Supporterai-je le choc de l’initiation conique[17] ? La pierre conosophale est-elle un leurre, ou seulement la leur [18]? Ah, me disais-je enfin, tant ma pensée est courte, n’est pas con qui veut… encore que, en poussant un peu… Allez encore un effort, j’y suis presque, alors que, sans le savoir, j’en étais depuis longtemps un membre éminent.

 

Heureusement, sur cette Terre il existe des conneries pas si connes. Un exemple avec ce collage de Jacques Prévert qu’un ami me posta, ce qui me changeait, non sans regret, de ses cartes postales de filles nues vantant leur ville ou leur région. On y voit la basilique du Sacré-cœur descendue de son promontoire de Montmartre pour être installée en lieu et place de la cathédrale  Notre-dame… La boursouflure de l’architecte Paul Abadie, qui renferme une des « plus grosses cloches connues »[19], aurait été inspirée par la cathédrale Saint Front de Périgueux que ce même architecte contribua à défigurer ; avec ses mamelons coiffant ses coupoles mises à nu, les gens du pays l’appellent « la truie renversée ». Autre exemple, ce projet de Jack Vanarsky, membre de l’OuPeinPo[20] , consistant à redresser le cours de la Seine dans sa traversée de Paris[21], selon la Méthode de rectification par lamellisection avec correction angulaire. Avec ce projet qu’il faudra bien soumettre un jour à l’Atelier du Grand Paris, son auteur répare là une injustice, rééquilibrant ainsi, physiquement s’entend, car intellectuellement depuis Sartre c’est devenu impossible, le rive droite et la rive gauche de la Seine. Autre avantage à ce projet pharaonique, c’est de mettre en valeur l’obélisque de la place de la Concorde…

Bon il faut bien en finir avec ce billet et comme disait (parfois) ma mère à mon père, « arrête ton déconophone »[22] et concluons, provisoirement car la connerie est un sujet inépuisable dont la disparition coïncidera avec celle de l’humanité, avec ce bon mot de Raymond Queneau, cofondateur de l’OuLiPo : « l’humour est une tentative pour décaper les grands sentiments de leur connerie ».

Vincent du Chazaud, mai 2014



[1] Se délecter de cette excellente série de BD « PABLO », tome 1 « Max Jacob », tome 2 « Apollinaire », tome 3 « Matisse », par Julie Birmant et Clément Oubrerie, éditions Dargaud.

[2] Il semble que ce club ait malheureusement disparu… Certains membres mettant à bas tous les efforts des autres pour se hisser haut, le CON’S CLUB a fini par se saborder. Donc inutile de tenter d’y adhérer.  Un journal rendait compte des conneries de ses membres, « La Compresse, qui pense ment », dont le siège était 6 passage Darreau dans le 14ème arrondissement de Paris.

[3] Je suis con, mais quand je vois ce que les gens intelligents ont fait du monde…(Georges Wolinski)

Un homme intelligent n’est pas autre chose qu’un con raté (Frédéric Dard)

Il ne suffit pas d’être con. Il faut être fier de l’être (François Cavanna)

La connerie c’est la décontraction de l’intelligence (Coluche)

[4] Ferme ta gueule pauvre con va (Nicolas Sarkozy)

Gardons-nous de donner la parole aux cons. Ils ne veulent jamais la rendre (Philippe Bouvard)

[5] « Comment font tous les cons pour vivre en bonne intelligence ? » (Frédéric Dard)

[6] Le temps ne fait rien à l’affaire ; quand on est con, on est con. (Georges Brassens)

Le problème, à notre époque, c’est que les vieux cons sont de plus en plus jeunes.( Anonyme )

[7] Ce sont toujours les cons qui l’emportent. Question de surnombre. (Frédéric Dard)



Le pluriel ne vaut rien à l’homme Et sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons (Georges Brassens)

Amis vous noterez que par le monde y a beaucoup plus de couillons que d’hommes,
 et de ce vous en souvienne.
(Rabelais, François)

[8] Le con ne perd jamais son temps. Il perd celui des autres.
(Frédéric DARD)

[9] Il y a plusieurs façons d’être con, mais le con choisit toujours la pire !
(Frédéric Dard)

Il vaut mieux ne rien dire et passer pour un con
 que l’ouvrir et ne laisser aucun doute à ce sujet .

(Jean Yann)

[10]Quand vous tenez quelqu’un pour un con, lâchez-le !

(Frédéric Dard)

[11] Je ne parle pas aux cons, ça les instruits (Michel Audiard)

[12]Le bonheur d’un con fait toujours peine à voir (Pierre Dac)

[13]La caractéristique vestimentaire du con consiste en un besoin irrésistible de s’habiller comme tout le monde (Pierre Desproges)

[14] L’été : les vieux cons sont à Deauville, les putes à Saint-Tropez
et les autres sont en voiture un peu partout.

(Michel Audiard)

[15] Les bourgeois, c’est comme les cochons plus ça devient vieux, plus ça devient con (Jacques Brel)

[16] Si les cons savaient voler, le ciel serait kaki (Pierre Desproges)

[17] N’éveillez pas le con qui dort, c’est toujours ça de pris. ( Frédéric Dard )

Les cons, ça ose tout et c’est même à ça qu’on les reconnaît ! (Michel Audiard/Bernard Blier)

[18] La connerie est une des choses les mieux partagées au monde (anonyme)

[19] « La Savoyarde », Le Robert, dictionnaire universel des noms propres

[20] Ouvroir de peinture potentielle, qui fait le pendant de l’OuLiPo, ouvroir de littérature potentielle, fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais, avec comme cofondateur l’écrivain et poète Raymond Queneau. La création de l’OuPeinPo a été officiellement annoncée en 1980 à Bourg-Madame (Pyrénées orientales) et Fourqueux (Yvelines) « afin d’inventer des formes, des contraintes mathématiques, logiques ou ludiques capables de soutenir le travail des peintres et plus généralement des artistes visuels ». L’OuPeinPo pour la peinture est une des ouvroirs de l’Ou-X-Po., comme l’OuLiPo, pour la littérature, l’OuMuPo pour la musique ou l’ OuBaPo pour la bande dessinée. On devient membre d’un Ou-X-Po par cooptation. Un nouveau membre doit être élu à l’unanimité, à la condition de n’avoir jamais demandé à en faire partie. Chaque « coopté » est évidemment libre de refuser d’y entrer, mais une fois élu, il ne peut en démissionner qu’en se suicidant devant huissier.Il reste membre même après son décès : il est alors, selon la formule consacrée, « excusé pour cause de décès ». Georges Perec, membre de l’OuLiPo, a entièrement écrit son roman La Disparition sans la lettre « e », contrainte oulipienne qu’il s’était fixée.

[21] Vanarsky Jack, « Projet de redressement du cours de la Seine à sa traversée de Paris », Au crayon qui tue, éditeur, Paris, 1993. J’ai un exemplaire que m’offrit mon père, dédicacé ainsi par l’auteur : « Pour Vincent, qui devra bien s’adapter à cette nouvelle configuration de Paris pour ses futurs projets ».

[22] Merci à Jacques Baudet, ancien élève de mon père à l’école Saint Paul d’Angoulême, et qui prit la suite de son enseignement en Histoire et Géographie, de m’avoir rappelé ce bon mot que mon père leur rapportait (parfois) pendant la classe, quand il devait partir dans des digressions très éloignées du sujet du cours.