Sur le lac Inle, au centre du pays encore que sa forme permet difficilement d’en définir un centre, la vie s’organise autour de l’eau. Ce sont en fait deux lacs reliés par un filet d’eau. Sur le lac, les bateaux à moteur sont pour les hommes, les bateaux à rame sont pour les femmes. Des villages lacustres bordent les rives, les maisons, les commerces, les pagodes aussi, sont des constructions sur pilotis, on se déplace en bateau pour tout, pour prier, pour faire ses courses. Dans l’eau les femmes y lavent leurs longues chevelures noires, plus loin un homme se brosse les dents, des enfants pêchent à la ligne et se baignent en poussant les buffles dont seules émergent les cornes et la tête. Sur l’autre rive un jeune nettoie sa mobylette près d’une famille dont le père savonne ses petits tandis qu’un pêcheur à la ligne est en compétition avec trois cormorans noirs et qu’un héron avance prudemment en guettant sa proie. En file indienne dans nos pirogues nous saluons les enfants qui sautent dans l’eau en riant, mais nous les perdons vite de vue, sans nous retourner pour jouir du spectacle qui s’offre à chaque instant : nous passons si vite… Les cultures de courges, tomates, aubergines, flottent habilement disposées en ligne sur des jacinthes d’eau qui retiennent la terre. Les paysans sont en même temps des pêcheurs, ils guident leurs longues et fines pirogues debout à la proue, la rame enserrée dans un pied pour libérer leurs mains qui jettent et ramènent leurs filets. Ils forment bientôt des ombres « birmanes » au soleil se couchant derrière les collines environnantes. Toute la vie est tournée vers ce lac, elle en est dépendante, tributaire à tel point que ses habitants devraient avoir pieds et mains palmés…

« Mon dieu, mon dieu, la vie est là,

Simple et tranquille. »

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En quittant le lac Inle, le monastère Shwe Yan Pyay est un condensé d’architecture. Plusieurs bâtiments le composent, mais deux temples dominent : l’un en bois est construit sur pilotis, muni de fenêtres ovales, avec des poteaux de section hexagonale au sommet desquels les chapiteaux sont ornés de verreries vertes et bleues, les larges lames du plancher en teck craque sous les pas. De petits moines novices, drapés dans leurs toges rouges sang, ânonnent des prières. L’autre temple, en voûtes de briques enduites de chaux, avec des fresques rehaussées de pierreries, est étonnant par sa singularité, sa pureté, sa beauté. Sa construction rappelle les églises romanes ou les mosquées du M’Zab. Son plan forme un mandala, quatre patios entourent le stupa central, comme autant de cloîtres.

 

Sur la route vers Mandalay, dont George Orwell a écrit dans « Histoire birmane » qu’elle était la ville des cinq « P », porc, prostituées, pagodes, parias, prêtres, auxquels on pourrait ajouter un sixième aujourd’hui, « police secrète », la petite ville de Pindaya s’enroule autour de son lac artificiel. Là c’est un labyrinthe de grottes qui accueillent des milliers de statues de Bouddha de toute taille, huit mille en tout, la plupart dorées à la feuille, placées là par les pèlerins depuis des siècles. C’est un lieu étonnant et marquant, étalant tout le talent de la dévotion humaine, voire de l’idolâtrie. Les hommes ont fait de l’enseignement philosophique de Bouddha une religion, celle du bouddhisme, et celle-ci commet, par ses fanatiques, les mêmes méfaits que les autres religions à l’encontre de ceux qui ne sont pas dans son sein ; les communautés minoritaires chrétiennes et musulmanes en ont fait récemment les frais.

 

Pagodes aux ventres recouverts de stuc orné de fresques, pagodes creusées dans le roc et habitées par des singes, d’autres sanctuaires accueillant des statues de Bouddha assis en position du lotus ou allongé, vénérées par des moines silencieux aux bures rouges briques et par un peuple semblant pacifique. Stupas cylindriques, carrés, oblongs ou pyramidaux, stupas dorés, stupas de briques rouges, stupas de stucs décolorés… quand les pagodes étaient blanches, aurait écrit Le Corbusier.

 

On arrive à Bagan par bateau en descendant le fleuve Irrawady, équivalant du Nil en Egypte.

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Bagan rassemble toutes ces pagodes, tous ces stupas au milieu d’une vaste plaine semi-désertique. Jadis boisée, les arbres ont servi de combustible pour fabriquer les briques de cette multitude de temples, plus de 4.000, dont les sommets hérissent l’horizon le soir, avant que tombe la nuit brusquement. De pagodes en stupas, de stupas en pagodes la journée se clôt haut perché sur un temple pyramidal comme Hergé le dessine dans « Le temple su soleil », où s’installe une grappe humaine… De là-haut, on discerne le disque solaire rouge brique puis orangé glisser lentement sur l’horizon laiteux chargé d’une brume épaisse dans une atmosphère chaude et moite, saturée d’humidité montant du fleuve Irrawady recevant les derniers feux du soleil. Celui-ci s’engloutit dans cette vapeur épaisse et s’y dissout avant même d’atteindre l’horizon. La boule de feu s’est éteinte avant de toucher le sol, elle se dilue lentement dans le gaz du ciel. Le ciel et la terre se confondent, union des contraires, le Yin et le Yang. C’est fini, dans une lumière diaphane la foule descend silencieusement, comme après une cérémonie religieuse, les étroites et hautes marches de la pyramide.

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Bagan est partagé en « old » et « new » Bagan. Cette dernière a été créée dans les années 1990 à l’initiative de l’UNESCO afin de dégager temples et pagodes des habitations sauvages qui s’y étaient agrégées au fil du temps. Cette situation n’est pas sans rappeler celle du village de Gourna en Egypte, où l’architecte Hassan Fathy édifia un remarquable village de maisons en terre. Il fut pourtant difficile de déplacer les paysans dont les gourbis étaient construits au-dessus des tombes des temps pharaoniques dont ils tiraient profit.

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Par le dépaysement, par la qualité de vie, par l’humanité et la spiritualité du peuple, par les filles belles et charmantes, par le climat parfois, on comprend que les colons anglais en Birmanie, français en Indochine, aient eu du mal à quitter des pays aux antipodes de ceux qui les avaient vu naître, qu’ils avaient quitté de gré ou de force ; surtout les Anglais avec leur île sinistre qu’ils n’ont pu rendre vivable qu’en l’agrémentant des butins volés aux peuples qu’ils colonisaient.

 

 

Vincent du Chazaud, 30 avril 2016