« Avec ses quatre dromadaires,

Don Pedro d’Alfaroubeira,

Courut le monde et l’admira.

Il fit ce que je voudrais faire

Si j’avais quatre dromadaires. »

 

Ce poème d’Apollinaire, avec ma mie et des amis, nous essayons d’en faire notre hymne, au moins tous les deux ans. La Birmanie, aujourd’hui Myanmar, fut une strophe ajoutée à ce poème durant la première quinzaine de mars. C’est alors une période chaude et sèche, par opposition à la période de mousson qui démarrera en juin, chaude et pluvieuse. Dans cette région du globe, ce sont pratiquement les deux seules saisons.

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Rangoon ou Yangoon, sa capitale, ressemble à toutes ces villes coloniales, ici l’une du Royaume-Uni, qui ont emprunté pour leur urbanisme ce tracé ordonné et quadrillé, hérité du philosophe Hippodamos qui l’expérimenta pour la cité grecque ionienne de Milet au Vème siècle avant notre ère, sur la côte turque d’Asie mineure. Aujourd’hui les bâtiments administratifs de la capitale birmane, comme les immeubles d’habitation, manquent terriblement d’entretien, et cette décrépitude est accélérée par l’humidité du climat. Rangoon, comme le reste du pays, regorge de temples bouddhiques, qui eux sont souvent très bien entretenus grâce à la ferveur populaire. La plus célèbre pagode du pays, Shwedagon, est située sur une colline de la ville. Sa coupole domine, et sa dorure la rend visible de loin. Là tout n’est que luxe, calme et volupté… enfin peut-être pas volupté, où toute intérieure alors… peut-être pas calme non plus, tant sont nombreux pèlerins, bonzes et familles… reste le luxe, avec cet énorme stupa couvert de feuilles d’or au sommet duquel sont incrustés des pierres précieuses, diamant, jade et rubis.

 

En descendant vers le quartier chinois, on prend le thé avec des samossas, l’Inde n’est pas loin, à côté du marché installé dans les rues, en plein air, où couleurs et odeurs sont fortes : tripes de porcs ébouillantées, brochettes fumantes sucrées et salées, craquantes fritures de sauterelles, herbes odorantes, légumes et poissons séchés, le tout proposé par des femmes au large sourire de gentillesse. Les hommes eux arborent un sourire saignant, la boule de bétel sous la joue maculant de rouge les dents qui leur restent. Les trottoirs sont jonchés de ces jus rouges recrachés par les chiqueurs de bétel.

Les marchés sont ainsi des patchworks d’odeurs, de sons et de couleurs, où tous les sens sont mis en éveil. Dans les passages étroits tendus de toiles protégeant tour à tour de l’ardeur du soleil ou de la violence de la pluie, entre les étals où trônent des marchandes parfois prospères et grasses, d’autres vieilles et fluettes un cigare de maïs au bec, on se frôle, on se pousse, on se faufile entre les marchandises. Les bacs de poissons séchés voisinent avec les tissus, les étals de fruits et légumes avec les ustensiles de cuisine… un vrai souk.

 

La campagne, elle, vit au même rythme depuis des siècles[1]. Dans les champs de gingembre ou les rizières, buffles et zébus tirent les charrettes et les charrues. Dans les villages, les maisons aux parois tressées de bambous sont construites sur pilotis, permettant de les tenir au sec des torrents d’eau en période de mousson. Certaines tâches se font en communauté, la réalisation d’une citerne enterrée mobilise les hommes mais également les femmes. Le paysan est en même temps un habile artisan, le bambou est utilisé de multiples façons, par exemple sa souplesse est utilisée comme ressort pour actionner un tour. Le bambou se plie à tous les usages, sa souplesse et sa résistance sont mises à toutes les épreuves.

« Mon dieu, mon dieu, la vie est là,

Simple et tranquille. »

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Les villages traversés sont pauvres, mais pas misérables, la nature pourvoit simplement au nécessaire vital. Deux porcs dans leur enclos suspendu fait de bambous grognent de satisfaction en voyant arriver leur pitance de riz gras et de légumes, les poules grattent le fumier en quête de vers pour coqs et poussins, zébus et buffles ruminent paisiblement, les chiens attendent leur tour près des cuisines.

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Le bouddhisme a conquis les zones les plus reculées, au milieu des bois d’anciens stupas de briques manquent de s’écrouler, des statues sont là à portée d’un Malraux… L’anti-Malraux c’était cette amie attentionnée qui m’a demandé avant notre départ de rapporter dans son pays la statue birmane ancienne d’un bouddha qu’elle possédait et qu’un antiquaire l’avait encouragé à acheter quelques décennies plus tôt. Sans doute fruit du pillage d’un temple, « sa place n’est pas ici en Dordogne, m’avait-elle dit, elle doit retrouver son pays ».

Heureusement il n’y a pas de voleurs en Birmanie, on peut oublier son sac on le retrouvera intact au même endroit. La philosophie bouddhiste imprègne la vie quotidienne, et sa sagesse peut agir sur le peuple. Elle prend parfois des allures superstitieuses et dévotes, nuisant à ses qualités humaines d’origine. Une nuit dans un monastère nous fait mesurer l’impact que peut avoir cette discipline sur de jeunes enfants. A plusieurs étapes de leur vie, les birmans font une retraite de plusieurs semaines dans un monastère. A l’âge d’une dizaine d’années, les enfants mènent cette première vie communautaire et ascétique : le réveil est à quatre heure du matin, ils rangent leur couche, préparent leur repas du matin, puis entretiennent le monastère. Ils prennent un dernier repas avant midi, et ce sera le dernier de la journée. L’après-midi et la soirée sont consacrés à réciter des textes psalmodiés de façon lancinante, sous l’autorité d’un moine. Il paraît que c’est bon pour la mémoire, espérons que ce ne soit pas mauvais pour autre chose…

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Bouddha a laissé une sage philosophie faite d’un bonheur simple, à l’image de sa vie exemplaire deux siècles avant Jésus-Christ. Elle n’est pas dans la punition ou la repentance, mais dans la recherche d’une amélioration de soi et d’un mieux-être. Pas de dieu à craindre ou à adorer avec le bouddhisme, juste l’homme à parfaire par la sagesse, à le sculpter et le modeler pour que cet animal pensant mis à terre puisse s’élever mentalement et spirituellement. Mais ce dernier terme est un piège, un fourre-tout où se glissent les religions insidieusement, mettant de la distance entre le spirituel et le matériel, alors qu’ils sont étroitement liés… les Aborigènes, les Indiens l’ont tellement bien compris. En voyant un ami le soir en méditation, seul à l’écart assis en position du lotus sur une pelouse verte face à une pagode de briques rouges, j’ai su combien le bouddhisme était une démarche individuelle, introspective, à la différence des religions qui, elles, sont collectives (religare en latin signifie relier) et tentent de souder, d’agréger les « croyants » entre eux. Ici, le bouddhisme est une démarche verticale, là, les religions (catholique, musulmane, juive) sont horizontales.

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Ici en Birmanie, les statues de Bouddha offrent un large sourire avec des yeux mi-clos, à l’image des artistes birmans qui les ont faites. Assis en tailleur dans la position du lotus, les doigts d’une main touchant le sol, l’autre main posée sur ses genoux la paume tournée vers le ciel. Ainsi sont reliés la terre et le ciel, le corps et l’esprit. Les birmans font offrandes et prières aux pieds des bouddhas installés dans les niches des stupas ou au creux des pagodes. Les moines, dans leurs toges rouge brique, de tous âges, partent à la file indienne demander l’aumône à la population passive et consentante.

« Mon dieu, mon dieu, la vie est là,

Simple et tranquille. »

 

En Birmanie, le bouddhisme a rompu sa philosophique emprunte de sagesse et de tolérance pour devenir une religion idolâtre. Des heurts violents opposent cette communauté largement majoritaire dans le pays aux birmans d’autres confessions, musulmans venant du Bengladesh ou chrétiens des montagnes du nord. Le nouveau parti au pouvoir, la Ligue nationale pour la démocratie (LND) et son leader Aung San Suu Kyi prix Nobel de la paix en 1991, n’ont pas dénoncé les actes islamophobes[2].

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] “Quinze jours en Birmanie”, récit de voyage publié en 1892 dans « Le Tour du Monde » par Cavaglio, un explorateur français, pourrait être écrit encore aujourd’hui, tant la société semble figée, hors mis la dénonciation des pillages de temples commis par les troupes anglaises occupant la Birmanie depuis 1885, l’année suivante le pays devenant colonie britannique. « La Birmanie », éditions Magellan & Cie, Paris, 2007.

[2] Lire à ce propos l’excellente BD, non par l’image mais par le texte, « Birmanie, fragments d’une réalité » de Frédéric Debomy et Benoît Guillaume, aux éditions Cambourakis, exposant la situation actuelle de la Birmanie à la croisée des chemins entre dictature et démocratie, dans un pays morcelé ethniquement, avec une très forte pression des moines bouddhistes pour s’imposer comme seule religion.