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Photo d’une toile de Kiefer dont je n’ai noté ni le titre, ni la date… et les deux personnages devant, ce ne sont pas des sculptures de Kiefer.

Anselm Kiefer (né à Donaueschingen en 1945), Miquel Barcelo (né à Majorque en 1957), deux artistes sauvages mais remplis de culture, qui empoignent la matière au pinceau, au couteau, à la truelle pour finir à mains nues, et la projette sur leurs toiles avec tant d’adresse, de lucidité et de connaissance que cette brutalité nous fait comme une caresse à l’âme. La créativité protéiforme de Pablo Picasso, leur maître à tous les deux, c’est certain pour Barcelo, ou la démesure de Joseph Beuys pour Kiefer, avaient déjà tracé ces voies explosives.

 

Une grande rétrospective sur Anselm Kiefer vient de se terminer à Beaubourg[1]. Je garde une mémoire vive de son installation en 2007 intitulée « Chute d’étoiles » en ouverture des cycles Monumenta au Grand Palais. Le vaste lieu sous l’immense verrière fut propice pour Kiefer, qui y « étala » toute la force de son talent, notamment avec les tuiles de plomb de la cathédrale de Cologne, lourde matière venant des hauteurs des flèches de l’édifice religieux pour être étalée au sol du Grand Palais, comme autant de feuilles dispersées d’un traité alchimique.  

 

Kiefer va chercher des questionnements hors de la peinture, dans la société, dans la philosophie, dans l’histoire pour nourrir son art. Il interroge l’histoire, l’histoire immédiate, celle qui touche directement sa propre histoire. Kiefer s’interroge sur son statut d’Allemand : « Je voulais juste savoir qui je suis, d’où je viens, le nazisme étant mon antériorité la plus proche ».

 

Quand en 1969 Kiefer se peint avec l’uniforme de la Wehrmacht de son père, il inquiète… est-ce un néo-nazi ou est-ce un provocateur ? Il réveille les consciences endormies en Allemagne, et remue un passé gênant que l’on tente, sinon d’oublier, au moins de cacher. Pourquoi faire de l’Histoire à saute-moutons ? Kiefer lutte contre l’amnésie forcée, contre le refoulement du souvenir douloureux, comme le ferait un psychiatre. Avec la Shoah, la culture allemande s’est coupée d’un part de la créativité artistique, la modernité contre laquelle le nazisme a opposé un art académique. Et comme une prédiction, Heinrich Heine, poète allemand du XIXème siècle annonçait : « Là où l’on brûle des livres, on finira par brûler des hommes ». Les poètes, Paul Celan ou Ingeborg Bachmann, choisis parmi ceux qui interrogent la culture allemande de l’après-guerre, Kiefer les convoque pour créer ses œuvres. Bachmann (1926-1973), poétesse autrichienne dont l’œuvre est marquée par le traumatisme de la guerre, transcrit par des mots ce que Kiefer porte dans sa peinture. Certaines œuvres de Kiefer empruntent leurs titres à des poèmes de Bachmann. Ainsi cette sculpture sous vitrine appelée « Von den Verlorenem gerührt, die der Glaube nicht trug, erwachen die Trommeln im Fluss »[2], vers empruntés au poème « Die Brücken », ou cette autre vitrine qui porte le titre d’un poème dont les vers nous transportent dans l’univers de « Little Nemo »[3] :

 

Das Spiel ist aus [4]  

 

Mein lieber Bruder, wann bauen wir uns ein Floss

und fahren den Himmel hinunter ?

Mein lieber Bruder, bald ist die Fracht zu gross

und wir gehen unter.

 

Mein lieber Bruder, wir zeichnen aufs Papier

viele Länder und Schienen.

Gib acht, vor den schwarzen Linien hier

Fliegst du hoch mit den Minen.

(…)

Wir müssen schlafen gehn, Liebster, das Spiel ist aus.

Auf Zehenspitzen. Die weissen Hemden bauschen.

Vater und Mutter sagen, es geistert im Haus,

Wenn wir den Atem tauschen. 

 

Quand on lit à haute voix un poème de Bachmann, on sent vibrer cette sonorité forte, mais douce à la fois quand elle n’est pas éructée par un fou dangereux, comme celui caricaturé par Charlie Chaplin dans « Le dictateur ».

 

Pour Kiefer, la période hitlérienne de l’Allemagne fait partie de son histoire, comme le stalinisme celle de la Russie, comme l’inquisition celle du catholicisme, comme la Terreur celle de la France, comme…. Kiefer sonde les mémoires, fait remonter le passé wagnérien de l’Allemagne, explore les ressorts du romantisme allemand dont Mme de Staël se fait l’ambassadrice en France, inspirant le courant romantique des poètes et écrivains du milieu du XIXème siècle.

 

 

[1]Anselm Kiefer, Centre Pompidou, exposition qui eut lieu du 16 décembre 2015 au 18 avril 2016

[2] « Touchés par les égarés que la foi ne portait pas, les tambours dans le fleuve s’éveillèrent » Die Brücken (Les Ponts) d’Ingeborg Bachmann, publié en 1953.

[3] « Little Nemo in Slumberland » (le petit Nemo au pays du sommeil), bande dessinée de Winsor McCay dont la première planche parue en 1905 dans l’hebdomadaire New York Herald

[4]Traduction de « Das Spiel ist aus » :

Le jeu est fini

Mon cher frère, quand construirons-nous un radeau

Et ferons la descente des cieux ?

Mon cher frère, la cargaison sera trop pesante bientôt

Et nous sombrerons tous deux.

 

Mon cher frère, nous dessinons sur le papier

Tant de pays et de voies ferrées.
Prends garde, ici, devant les noires lignes,

Tu vas sauter sur les mines

(…)

Nous devons aller nous coucher, très cher, le jeu est fini.
Sur la pointe des pieds. Les chemises blanches bouffent.
Père et mère disent que la maison est hantée

Quand nous échangeons notre souffle.

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Photo d’un détail d’une installation de Barcelo au musée Picasso, dont je n’ai noté ni le titre, ni la date… « Grand mur de têtes », mais je ne suis pas sûr.

 

Une exposition intitulée « Miquel Barcelo, sol y sombra » [1] se tient actuellement sur deux sites, à la BNF et au musée Picasso. Pour un artiste, il pourrait être, ou présomptueux, ou inconscient, ou les deux à la fois, de venir de son vivant s’exposer dans l’antre du musée Picasso, actuellement occupé par une exposition de ses sculptures[2]. Mais avec Barcelo, la confrontation est très naturelle, la juxtaposition évidente, comme s’il était l’héritier de son œuvre, comme si Picasso renaissait en lui, non en le copiant mais en le prolongeant… et ce n’est pas à la portée de n’importe qui. Reconnaissant de ce qu’il lui doit, Barcelo dit : « A travers Picasso, j’ai compris l’art moderne, et même l’art plus ancien. Cézanne, probablement, et Gauguin, je les ai compris à travers Picasso. » Né en 1957 aux Baléares, l’artiste parcourt le globe autant que les expériences artistiques. Influencé par Tapies, Pollock, Cy Twombly, Beuys, il a côtoyé nombre d’artistes contemporains, Warhol que lui présenta son ami Basquiat, Mariscal un autre ami… ses affinités vont aussi vers des écrivains et des poètes, Bowles, Guibert… Grand voyageur infatigable, Il a longtemps partagé sa vie entre l’Afrique, les Baléares et Paris, installant dans chaque lieu un atelier.

 

J’ai encore une vision très vive de ma première « rencontre » avec Miquel Barcelo et avec ses travaux entre réalisme et abstraction. C’était en 1996 au Musée du Jeu de Paume, à l’occasion de la première grande rétrospective de son œuvre, exposition couplée avec le Musée d’Art moderne sous le titre « Impressions d’Afrique ». Pour Barcelo, l’Afrique est sans conteste plus qu’une impression provoquant un délire comme chez Raymond Roussel, mais bien une immersion profonde aux origines de l’art, ce que le peintre ressentira devant les peintures rupestres de la grotte d’Altamira.

 

Barcelo interroge la terre, sa matière, sa texture, son origine, sa sensualité pour en faire une retranscription dans son art. Il interroge en même temps les mythes fondateurs de l’art ceux primitifs, que ce soit l’art africain ou l’art pariétal des cavernes préhistoriques. Barcelo interroge l’art quand il est artisanal, produit de ses mains qui puisent dans la terre, dans les origines de l’homme.

 

 

 

Kiefer et Barcelo sont deux gros « bouffeurs » de toiles, une faim insatiable de surfaces à remplir avec toutes sortes de techniques. A la fin, débordant forcément du carré de la toile, si grande soit-elle, ils la transperce et ça donne la suite : sculptures, gravures, poteries, céramiques, fresques… Les deux artistes ont des thèmes récurrents en commun: l’atelier, la matière, la poésie. Ils ont en commun avec Picasso d’être « inventifs et transgressifs (…) le don de la métamorphose, le sens du cycle de la vie et de la mort, de même qu’une conception magique de l’art, héritée de la fréquentation proche ou lointaine, de l’Afrique et de ses fétiches »[3], ce dernier point se rapportant à Barcelo.

 

Barcelo et Kiefer, ces deux artistes n’usent guère de l’abstraction dans leur œuvre, tant ils puisent dans le réel pour créer un art rageur, sauvage, qui à force d’être trituré quitte sa réalité. Mais l’art abstrait ne semble être qu’un grossissement de la réalité, autrement dit c’est la perception mentale de ce que nos yeux voient à travers le filtre de la pupille d’abord qui donne les contours et la couleur, puis celui du cerveau qui en donne le sens et l’interprétation. Autant le premier filtre est commun à tous ou presque, mis à part les daltoniens et autres atrophies oculaires, autant le second appartient à une communauté d’esprit, voire un individu seul. C’est alors que déviant du groupe, on dit qu’il est fou. Il en va ainsi de nombre d’artistes, pas seulement ceux que l’on range chez les « abstraits ».

 

Vincent du Chazaud, 6 mai 2016  

[1] « Miquel Barcelo, sol y sombra », exposition à la BNF site François Mitterrand du 22 mars au 28 août et exposition au Musée national Picasso, du 22 mars au 31 juillet.

[2] « Picasso.Sculptures » du 8 mars au 28 août 2016 au musée Picasso.

[3] Marie-Laure Bernadac, catalogue de l’exposition «Miquel Barcelo, Sol y sombra », éditions Actes Sud/BNF, Paris 2016.