3-BATIMENTS ART DÉCO, LUTTES URBAINES ET PLAN « OBUS » DE LE CORBUSIER, INFLUENCE DE PERRET  (décennies 1920-1940) : quand de vastes champs d’expérience s’ouvrent aux novateurs

Dès 1914 des régiments de Tirailleurs algériens, mêlant Musulmans, Juifs, Français, Espagnols, Maltais, Italiens, sont engagés dans les batailles sanglantes de la Grande guerre. Le bilan en 1919 est de 22.000 soldats pieds-noirs et 25.000 soldats musulmans tombés sur les champs de bataille, sans compter les blessés dont la réinsertion dans la vie civile est difficile. A partir des années 1920, des monuments sont érigés dans toute l’Algérie afin de commémorer leur sacrifice, les sculpteurs s’employant à représenter sur un pied d’égalité les deux communautés, musulmanes et européennes, dont le sort commun est scellé par le sang versé durant la Grande guerre. A Alger est érigé sur l’esplanade du boulevard de la Ferrière, alors que le chantier du Gouvernement général n’a pas encore débuté, l’imposant monument « Le Pavois » des sculpteurs Paul Landowski et Charles Bigonet, à la mémoire des Algériens, européens et musulmans, morts durant la Première guerre mondiale, avec la volonté de montrer le lien étroit unissant l’Afrique et l’Europe. Cette reconnaissance, ce bel élan humaniste n’aura tenu que le temps de l’après-guerre, les inégalités du régime colonial vont perdurer. Quand aux colonisés, ils ont pu appréhender les faiblesses du pays dominant, sur le point de s’écrouler face à une autre puissance. Benjamin Stora décrit ainsi ce basculement : « Chaque conflit, dans le passé, avait apporté sa part de conséquences morales, politiques, économiques, sociales, mais les retombées de cette guerre atteignent avec une acuité inédite tous les aspects de la vie du pays, au point de déformer le regard qu’il porte sur lui-même. La guerre a sur l’imaginaire des Algériens un effet de perte d’un certain sentiment « d’innocence » et de mise à bas de la mythologie des bienfaits de la civilisation occidentale »[1].

En mars 1919, l’émir Khaled, descendant de l’émir Abd-el-Kader, fonde l’Ikdam, que l’on peut traduire par « résolution » ou « audace », un parti né à la suite de la promulgation le 4 février de la même année de lois et décrets accordant une plus grande représentativité des musulmans à toutes les assemblées algériennes. Si bien qu’aux élections municipales d’Alger en novembre, la victoire de la liste conduite par l’émir Khaled est écrasante. Aussitôt les élections sont annulées par le pouvoir colonial. Ce qui n’est pas sans rappeler une situation ultérieure, soixante dix ans plus tard.

En 1925, Maurice Viollette est nommé gouverneur général de l’Algérie, il sera remercié deux ans plus tard après avoir tenté de faire évoluer le statu quo colonial. En 1928 des mesures sont prises afin de limiter l’émigration vers la France. En 1936, Viollette, redevenu parlementaire, présentera sous le gouvernement Léon Blum un projet de loi donnant la pleine citoyenneté à 21.000 Français musulmans. Ce projet est rejeté à la fois par les milieux ultras conservateurs européens et par les indépendantistes de l’Etoile du Nord, mouvement refondé par Messali Hadj en 1933 après sa dissolution en 1929.

En mai 1930, de grandes fêtes sont organisées pour le centenaire de la conquête de l’Algérie. Le président de la République Gaston Doumergue effectue le déplacement pour « célébrer l’œuvre admirable de colonisation et de civilisation réalisée entre ces deux dates, 1830-1930 ». Pour cette occasion, de nombreux chantiers de construction ont été lancés, malgré la crise mondiale de 1929, et le ralentissement de l’économie mondiale. Les colonies seront le « New deal » de la France pour contrer les effets de cette grande dépression. Les grands travaux pour les cérémonies du Centenaire de 1930 vont doper la construction, avec un pic dans cette activité en 1927 et en 1928. Alger prend conscience de sa vocation de capitale d’Afrique du nord, et cette période coïncide avec l’élaboration d’un plan d’aménagement de la ville sous la mandature de Charles Brunel, maire de 1929 à 1935. Ce plan est confié à Henri Prost, architecte et urbaniste qui s’est déjà illustré avec l’aménagement de villes marocaines.

A partir de 1929, une revue mensuelle illustrée traitant d’architecture, d’urbanisme, de bâtiments, de travaux-publics, des mines en Afrique du Nord, « Chantiers Nord-Africains », paraît jusqu’en 1939. Elle cesse de paraître pendant la guerre, et reprend ses publications de 1945 à 1962. Elle constitue un véritable outil de diffusion à la fois des théories architecturales et urbaines, ainsi que des techniques les plus avancées pour la construction. La revue sera le support des nouvelles idéologies, et les architectes acquis aux théories du Mouvement moderne y trouvent un support par la publication de leurs œuvres, favorisant l’émergence d’une « architecture méditerranéenne ». La revue n’est pourtant pas le véhicule d’une seule tendance, et elle reflète les différents courants qui animent l’architecture, comme le rationalisme des Perretistes, ainsi que la prise en compte des particularismes architecturaux locaux et des techniques traditionnelles. Elle est, de par sa large diffusion, en plus de la promotion des architectes cités, un instrument de publicité pour les sociétés du bâtiment et des travaux publics, ainsi que pour les fabricants. Cette période de l’entre-deux-guerres va voir de grandes entreprises métropolitaines du bâtiment ouvrir des succursales en Algérie pour se développer, avec chacune leurs propres techniques constructives ; les Ateliers Durafour pour l’acier, l’entreprise Hennebique et l’entreprise Perret Frères pour le béton armé, vont fortement marquer la construction à Alger et en Algérie.

Le Gouvernement Général en fin de chantier (1935), avant les travaux du Forum. Architecte Jacques Guiauchain, entreprise des Frères Perret

Une nouvelle génération d’architectes, formée à la nouvelle école des Beaux-arts d’Alger sous l’égide de Léon Claro, ainsi que l’entreprise des frères Perret venue installer des succursales en Algérie, vont imprimer leur marque sur les grandes villes d’Algérie par la qualité et le nombre des constructions, oscillant entre Art déco, Rationalisme Perretiste et Mouvement moderne. L’imposant bâtiment du Gouvernement Général dans le paysage algérois, construit entre 1930 et 1935 par l’architecte Jacques Guiauchain avec le concours de l’entreprise Perret, en témoigne. Cette période de l’entre-deux-guerres est marquée par une récession économique dans les années trente en métropole, elle sera peu ressentie dans les colonies, en Algérie particulièrement. Aussi, œuvrant à côté des architectes algérois, quelques architectes de la métropole, comme les frères Niermans pour la mairie d’Alger, ou Le Corbusier avec le plan Obus pour l’agglomération algéroise, vont venir y exercer leur art ou y exposer leurs théories.

Le Corbusier « à son échelle » devant la maquette la maquette de l’Hôtel de la Marine à Alger

A partir de deux expositions sur la « Cité Moderne » qui se sont tenues à Alger en 1933 et en 1936, les Algérois prennent conscience des enjeux urbanistiques pour leur cité en pleine expansion démographique. Entre 1921 et 1931, la population d’Alger est passée de 190.000 (chiffre auquel il faut ajouter les 40.000 habitants de la banlieue)  à 257.000 habitants, et de 1931 à 1936 sa population n’augmente que de 7.000 habitants, mais l’agglomération s’accroît de 30.000 habitants[2]. L’accroissement de la population de l’agglomération algéroise est de 137.000 habitants en quinze ans, de 1921 à 1936. S’y ajoute la complexité du site et de sa topographie, une baie bordée immédiatement par un relief accidenté jusqu’au plateau du Sahel. Un grand plan d’urbanisme pour la ville a manqué jusqu’alors, malgré quelques réalisations d’ampleur comme le front de mer et le boulevard de l’Impératrice, et alors que s’érigent dans le quartier de la Marine des immeubles de rapport, sommaires et désordonnés.

Durant la période de la Seconde guerre mondiale, le Gouvernement général d’Algérie reste attaché au gouvernement de Vichy, et les militaires sur place, l’amiral Darlan, les généraux Juin et Giraud, se rallieront tardivement aux alliés, non sans avoir commandé à leurs troupes de résister aux débarquements alliés en Afrique du Nord. C’est l’opération « Torch » du 8 novembre 1942, par laquelle les troupes alliées anglo-américaines débarquent à Casablanca, Oran et Alger, avec l’appui des résistants français. De Gaulle, après un accord avec le général Giraud qui a la faveur des Américains contrairement à lui, reprend la main sur les colonies d’Afrique, fait fusionner plusieurs courants pour constituer l’Armée française de libération qui, en combattant aux côtés des alliés pour vaincre les forces de l’Axe, va concourir à replacer la France sur la scène géo-politique mondiale. Le même jour que la signature de la capitulation de l’Allemagne le 8 mai 1945, de sanglantes émeutes indépendantistes éclatent dans le Constantinois. Elles sont sauvagement réprimées par l’armée, ce qui a pour effet de renforcer le camp des nationalistes. Après ces tragiques évènements, dans le journal Combat de mai 1945, Albert Camus demande qu’on applique au « peuple arabe les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes (…) Le peuple arabe existe, il n’est pas inférieur sinon par les conditions où il se trouve. » Mais d’un côté l’immense majorité de la population européenne d’Algérie, dont les trois quarts vivent dans les grandes villes de la côte, ignorante ou fermant les yeux sur la vie misérable dans les campagnes, souhaite le statu-quo comptant sur l’armée pour maintenir l’ordre, et de l’autre les nationalistes musulmans, face à la répression féroce, voient leur audience grandir et sont plus déterminés que jamais à acquérir l’indépendance, encouragés par les luttes que mènent dans le même temps dans le monde d’autres peuples pour se libérer du joug colonialiste. 

Dans un long article sur « L’urbanisme et l’architecture à Alger de 1918 à 1936 »[3], dans lequel il recense les grandes réalisations durant presque vingt ans dans ce qui est appelé la capitale d’Afrique du Nord, l’historien Jean Alazard  voit la ville d’Alger se transformer rapidement et agréablement, avec la disparition de ces maisons avec leurs «toits rouges qui mettaient autrefois, en bien des quartiers, une note si désagréable », au profit de « grands immeubles à terrasses, de lignes simples et nettes. Il se crée des formes architecturales qui semblent parfois inspirées des formes cubiques des maisons arabes et qui sont, en tout cas, tout à fait adaptées à la nature nord-africaine (…) et révèlent de rester fidèles aux principes de l’art de bâtir. On en voit le clair aboutissement qui est l’avènement d’une architecture méditerranéenne où s’affirme le sens des proportions nobles et des lignes sobres, c’est-à-dire le respect de la tradition classique ». Avec cette conclusion, l’auteur renie les tentatives passées, soit celles consistant à greffer une architecture haussmannienne rompant avec la Casbah, soit une architecture néo-mauresque lourde et onéreuse pour tenter d’accompagner l’architecture locale. Il prône une architecture simplifiée, une « nouvelle architecture méditerranéenne » qui va guider Le Corbusier ainsi que tous ses admirateurs, les architectes du Mouvement moderne dans les années 1950: les algérois Miquel, Simounet, Maisonseul, et ceux venus de la Métropole, Luyckx, Emery, Bossu… et de façon moins engagée et plus nuancée, les architectes Georges Blancard de Léry ou Diégo Roman à Oran.

Immeuble à Oran, architecte Georges Blancard de Léry                         Préfecture régional d’Oran, architecte Diégo Roman

La même « révolution » que pour l’architecture avec le Mouvement moderne dans les années 1920, prenant sa source d’inspiration autour de la Méditerranée, en Afrique du nord surtout, était apparue plusieurs années auparavant, au début du 20ème siècle, quand des artistes comme Derain, Braque, Matisse, Picasso et d’autres subirent le choc de l’Art nègre en 1906, que Guillaume Apollinaire résume ainsi dans une lettre adressée à Jacques Doucet : « Aujourd’hui l’orgueil des hommes se manifeste enfin. Les artistes ont pris le raisonnable parti de créer. On reste confondu de penser que cette grave leçon de morale a été donnée à l’Europe par l’Afrique et l’Océanie. »[4] La révolution cubiste des « Demoiselles d’Avignon » de Picasso en 1907, avec l’épuration des formes pour en extraire la quintessence, la primitivité, l’artiste devant un medium, aura son pendant vingt ans plus tard avec le manifeste du Mouvement moderne qu’est la ville Savoye (1927-31) de Le Corbusier. La vanne de la modernité est ouverte, par Picasso pour l’art, par Le Corbusier pour l’architecture[5].

 

Vincent du Chazaud, le 2 décembre 2019. 

 

[1] STORA Benjamin, Histoire de l’Algérie coloniale, 1830-1954, Editions La Découverte, Paris, 2001, pp 40-41

[2] En 1936, le recensement officiel donne 264.000 habitants pour Alger et 103.000 habitants pour sa banlieue, soit un chiffre global de 367.000 habitants pour l’agglomération. En quinze ans, l’agglomération algéroise est passée de 230.000 habitants à 367.000, soit un accroissement de 137.000 habitants.

[3] Jean Alazard (1887-1960), historien de l’art, après avoir enseigné l’histoire de l’art et l’archéologie à la Faculté des lettres d’Alger, il en est élu doyen en 1948. En 1942, il est chargé de relancer le prix Abd-el-Tif, pendant des prix Médicis et Vélasquez. Il publie de nombreux travaux sur le mouvement orientaliste en France aux XIXème et XXème siècle et devient en 1930 le premier conservateur du Musée national des beaux-arts d’Alger, poste qu’il occupe jusqu’en 1960, année de son décès. Il est directeur-fondateur de la « Revue de la Méditerranée » et publie des articles dans différentes revues.

[4] CRÉHALET Yves, 1906, déflagration de l’art nègre dans l’art moderne, Editions Luc Berthier, Paris, 2019 

[5] Pour l’art on peut aussi associer Matisse, Braque, Derain… et pour l’architecture Walter Gropius et l’Ecole d’art du Bauhaus créée en 1919, en 1926 la maison pour Tristan Tzara d’Adolphe Loos ou la villa E1027 d’Eileen Gray et Jean Badovici.