Le musée Jacquemart-André surprend souvent par ses expositions, parfois décalées par rapport au lieu. On y vit une exposition Rembrandt intime, Hammershoi un peintre danois, Fra Angelico, et aujourd’hui Turner (1775-1851).  

Edouard André est l’héritier d’une des plus grosses fortunes du Second empire. Avec sa femme Nélie Jacquemart, une jeune artiste peintre épousée en 1881, il constitua une collection impressionnante de tableaux de la Renaissance italienne, allant jusqu’à faire décrocher des fresques vénitiennes de Tiepolo. On peut y admirer aussi des peintures des 18ème et 17ème siècles, dont trois Rembrandt avec « Les Pèlerins d’Emmaüs ».

Le musée, dans cet hôtel particulier du 19ème siècle, ronflant et doré, commandé à l’architecte Henri parent (un aïeul de Claude ?) en 1868, au crépuscule du Second empire qui s’écroula trois ans plus tard. Cet hôtel particulier, devenu musée parisien, comme le devint aussi le l’hôtel Nissim-de-Camondo, est situé boulevard Haussmann dans le 8ème arrondissement, pas loin du parc Monceau, par lequel je suis arrivé, après avoir longé la maison « chinoise » abandonné dans ce quartier chic, ce qui fait choc.

Après le décès de son mari en 1894 et avant le sien en 1912, Nélie Jacquemart fit don à l’Institut de France de l’ensemble de son patrimoine, dont l’hôtel particulier du boulevard Haussmann et l’abbaye de Chaalis, ouverts au public tous les deux.

 

« Turner, peintures et aquarelles » est donc l’exposition du moment au musée Jacquemart-André. Avant d’atteindre les salles d’exposition, il faut traverser des salles aux décors chargés, dont le bureau d’Edouard André dans lequel on se demande comment il pouvait y travailler sinon pour y signer des chèques. Le Second empire savait tartiner son architecture, à l’exemple de la belle pâtisserie qu’est l’Opéra de Paris de Charles Garnier, et cet hôtel particulier ne déroge pas à cette règle. On imagine les fureurs d’un Adolf Loos ou d’un Le Corbusier devant ces palais de dame Tartine.

Après avoir grimpé un escalier monumental où trône la fresque de Tiepolo représentant la réception d’Henri III à la villa Contarini de Venise, on accède enfin aux salles exposant les Turner. Les œuvres exposées couvre pratiquement toute la période artistique du peintre anglais, c’est-à-dire les dernières années du 18ème siècle, jusqu’à sa mort en 1851, au milieu du 19ème siècle. Durant ce demi siècle, Turner fut un voyageur infatigable. D’abord en Angleterre où il peint la campagne anglaise et ses châteaux aperçus dans une brume éthérée. Puis, après la chute du premier Empire français en 1815 et l’instauration d’une paix durable, il parcourt l’Europe du Nord au Sud, les Pays-Bas et la Rhénanie allemande en 1817, puis le « Grand Tour » en 1819 et 1820 durant lequel il peint les grands monuments de l’Antiquité à Rome, qu’il retrouve en 1828, et remplit sa palette de bleus et d’ocres du jaune au rouge devant Venise et Naples. Comme Van Gogh ébloui par les lumières du Midi de la France, Turner subit le choc méditerranéen, les couleurs pures et primaires giclent sur ses peintures et aquarelles. De ses voyages en France à la fin des années 1920, puis d’année en année, son dernier voyage en 1845 dans le Nord et sur la côte normande, il publie des livres de voyage intitulés « Tour annuel de Turner », dont « Promenades au bord de la Loire » et « Promenades au bord de la Seine ». J’ai souvenir d’une belle exposition dans le Centre culturel du Marais de ces aquarelles, il y a de ça (déjà) près d’une quarantaine d’année, j’en ai conservé un magnifique catalogue de format carré (mais où est-il ?).

Travailleur infatigable, la production de Turner est époustouflante, sans doute l’une des plus importante qu’un artiste ait laissé à la postérité. Ses œuvres sur papier, aquarelles, dessins et carnets se comptent par dizaines de milliers… Ce sont ses œuvres de la maturité, avec ses expérimentations sur la lumière et la couleur, qui ont influencées les Impressionnistes. La série de trente tableaux peints par Claude Monet entre 1892 et 1894 représentant les variations de lumières et couleurs sur la cathédrale de Rouen sont la réplique de ce que peint Turner à Venise cinquante ans plus tôt en 1840 quand il peint la cité à toutes les heures du jour et de la tombée de la nuit, dissolvant par des lavis limpides les formes architecturales dans le ciel et les eaux de la lagune. Plus tard dans l’histoire de la peinture, c’est à Zao-Wou-Ki, ou plus récemment à Laurent Zunino, que me renvoient les fulgurances colorées et éclatantes de Turner.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Bonne transition pour parler d’une autre exposition au musée Guimet. Autant le premier, le musée Jacquemart-André est chargé et sombre, autant le second, le musée Guimet, est limpide et clair. On le doit à la « patte » de l’architecte Henri Gaudin, auteur de bâtiments très travaillés, très sculptés (le stade Charléty, la faculté des sciences à Amiens, la Cité de la musique et de la danse de Soissons..), qui déclare « l’espace est à l’architecture ce que le silence est à la musique », lui qui abandonne à près de quarante ans une carrière dans la marine pour l’architecture. Admirateur de Montaigne, il s’est construit une maison près de sa tour à Saint-Michel-de-Montaigne dans le Bergeracois.

On accède aux salles supérieures du musée Guimet par une succession d’escalier qui nous plonge dans l’univers de Piranèse par leur complexité : d’un étage à l’autre et jusqu’au toit accessible, pas un ne se ressemble. Grande audace d’Henri Gaudin et de son fils Bruno à la fin des années 1990 dans un bâtiment inscrit MH en 1979, conçu par l’architecte Jules Chatron et inauguré en 1889.  Mais c’est au sous-sol que se tient l’exposition « Fuji, pays de neige ». Le mont Fuji est une montagne sacrée au Japon, les moines shintoïstes ou bouddhistes, mais aussi le peuple japonais, gravissent ses flancs comme pour un pèlerinage. Les artistes ont été inspirés par le pur triangle au sommet dégoulinant de neige de ce volcan éteint dressé dans le ciel nippon, comme autant de symboles à rapprocher d’autres estampes japonaises. Hiroshige (1797-1858), Hokusai (1760-1849) ont peint à la même époque que Turner. Ils ont transmis aux impressionnistes les effets de lumières et de tons changeant avec les heures du jour et des saisons. Les « Trente-six vues du Mont Fuji » de Hokusai ont été gravées entre 1832 et 1835, quand dans le même temps Hiroshige rivalise avec les « Cent vues d’Edo » ou les « Cinquante trois stations du Tokaido ». Les blancs laissés en réserve, que ce soit la neige, le ciel ou l’eau d’un lac sont comme ceux des aquarelles Turner quand il peint les brumes de la campagne anglaise ou les cols des Alpes. Les notions de « vide » et de « plein » sont comme le Ying et le Yang de la philosophie taoïste, non seulement le « vide » n’est pas « rien », mais loin de s’y opposer il est au contraire le complémentaire du « plein ». On pourrait ici compléter la phrase d’Henri Gaudin : le blanc est à la peinture ce que le vide est à l’architecture et ce que le silence est à la musique…

 

Vincent du Chazaud

2 octobre 2020