Billet n° 158 – Kiefer, Morozov, Montaigne, Desproges et d’autres encore

Aïe ! Aïe ! Aïe, en voulant écrire ce vendredi 22 février 2022 sur l’exposition Morozov qui devait se terminer le même jour (mais depuis elle a été prolongée), et sur celle d’Anselm Kiefer au Grand palais éphémère qui se terminait le 11 janvier 2022, j’arrive « comme les carabiniers », usant d’une expression dont j’ignore l’origine. Voyons ce qu’en dit le « gros » dictionnaire « Le Robert » qui, comme Wikipédia (prix Erasme en 2015 et une astéroïde porte son nom) fait travailler la tête, mais présente également l’avantage, par son poids, de faire travailler les muscles. Il ne nous donne rien, je vais donc sur Wikipédia avec cette définition : « arriver trop tard comme dans « Les Brigands » d’Offenbach », avec les expressions équivalentes, « arriver après la bataille » (mais elle n’est pas finie), ou « arriver comme des figues après Pâques » (et là nous y sommes). Il en est de même du « Pompier », ce chant faussement guerrier que l’on entonne à tue-tête à chaque festivité de notre compagnie. Quelle est l’origine de ce chant à la fois tendre (« quand il rencontre un jeune tendon, il lance une œillade incendiaire, le Pompier est tellement polisson ») et presque militaire (« un casque de pompier ça fait presque un guerrier ») ? Ce chant sied pas mal à notre compagnie, cette mâle antienne que même nos « expertes » entonnent à gorge déployée. J’ai entendu plusieurs versions quant à son origine, j’aimerais que notre gardien du temple, notre vénérable Jean-Pierre Blancard de Léry qui conserve pieusement le casque d’un de ces valeureux pompiers, nous donne la sienne.

 

Et les carabiniers dans tout ça ? Ciel je les avais complètement oubliés ceux-là… Bon on est en retard, plus le temps d’épiloguer sur eux, une autre fois peut-être quand j’aurai vu l’opéra-bouffe d’Offenbach.

 

Pouvait-on ne pas aller à l’exposition de la collection Morozov, organisée par la fondation Louis Vuitton, dans ce bâtiment boursoufflé d’orgueil, gesticulant en tous sens pour signaler sa présence coûte que coûte, à côté de cet impeccable bâtiment de Jean Dubuisson de l’ancien musée national des Arts et traditions populaires (ATP), fondé en 1937 par Georges-Henri Rivière et construit en 1972 dans le bois de Boulogne ? En l’an 2000 les collections du musée des ATP sont délocalisées dans le MuCem de Marseille, l’édifice est désaffecté en 2005. Le groupe LVMH de Bernard Arnault se décide finalement à acheter le bâtiment en lisière de sa fondation. Pourquoi n’y avoir pas pensé plus tôt, ce qui nous aurait épargné ce gigotage architectural de Franck Gerhy ? Penaud, Arnault a dû se voir forcer la main… Bon j’avais espoir pour que ce bâtiment intelligent revive jusqu’à ce que j’apprenne que c’est Gerhy qui est à nouveau à la manœuvre… on peut craindre le pire,  sera-t-il tempéré par Sylvain Dubuisson, le fils de Jean, lui aussi sollicité, pour que l’œuvre intelligente de son père soit reconnue et respectée, comme le fait à Royan Pierre Ferret en réhabilitant le Palais des congrès, œuvre de son père Claude Ferret de 1954-58 ? Pour l’instant, le bâtiment est désossé, sa carcasse mise à nue, comme une cathédrale qu’une bombe aurait soufflée.

 

La collection Morozov nous rappelle que quelques riches collectionneurs russes, pris de folie pour l’art, ont eu le flair et l’intelligence de remarquer et d’acheter des peintures d’artistes de la fin du 19ème, début du 20ème, quand l’art bascule et que les peintres quittent leurs ateliers pour « vivre » leur art, dans la nature avec Cézanne, à l’opéra avec Degas, dans l’intimité des vies avec Matisse et Bonnard, dans la ville avec Marquet, dans les cabarets avec Toulouse-Lautrec et Picasso… Les couleurs pètent comme un feu d’artifice avec Van Gogh, Gauguin et les fauves, avec Vlaminck aussi.

Alors cette collection Morozov ? Elle ne surprend pas, toutes les toiles sont dans les livres d’histoire de l’art, ce sont souvent des œuvres majeures de cette histoire, comme « L’acrobate » de Picasso, cent fois vu dans les livres, enfin exposé ici. C’est le seul mérite de Pinault, mais pas le moindre, réussir à faire sortir des musées russes, surtout en cette période de tensions extrêmes, ces tableaux qu’on ne pourrait voir qu’en se payant un billet d’avion pour Moscou… Bon, c’est beau, c’est même magnifique, tous ces Gauguin, ces Picasso, ces Cézanne, et tous ces peintres russes pris dans ce mouvement de régénération de l’art, l’art moderne enfin. Ces peintres de cette deuxième moitié du 19ème siècle et début du 20ème sont aussi innovateurs et réformateurs que ceux de la Renaissance, Paolo Uccello, Léonard de Vinci, Albrecht Dürer, Jérôme Bosch, Pieter Brueghel l’Ancien, pour n’en citer que quelques-uns. Entre les deux, la peinture n’est que photographie ou œuvre de piété, sauf avec Le Greco et Rembrandt…

On a une mauvaise surprise, en regardant le tableau « La Montagne Sainte-Victoire vue du chemin de Valcros » de Cézanne, daté de 1878-1879 sur la vignette, alors qu’il est daté de 1896-1898 sur le catalogue. C’est embêtant car je voulais montrer la constance du peintre sur ce motif, la Montagne Sainte-Victoire, sur deux toiles peintes avec vingt ans d’écart… Qui croire, si même Arnault se goure, vers quels fonds de pension diriger nos économies ?

 

J’ai annoncé l’exposition d’Anselm Kiefer, close maintenant depuis le 11 janvier. Cet artiste, il mérite ce qualificatif pleinement, est né le 8 mai 1945, d’un père officier dans la Wehrmacht. En 1966, Kiefer fait une retraite de plusieurs semaines au couvent de la Tourette, construit par Le Corbusier entre 1956 et 1960. Imprégné de la vie ascétique des moines bénédictins dans leur monastère magnifié par Le Corbusier, il y découvre la « spiritualité du béton brut ». Tadao Ando, fait cette même découverte au même moment en 1965 quand il quitte le Japon avec ses gains de boxeur professionnel pour découvrir l’œuvre de Le Corbusier en France.

 

Kiefer étudie le droit avant de s’orienter vers l’art. Il est aujourd’hui un des artistes vivants les plus côtés mais qu’importe, et qu’importe si il fait figure « d’artiste officiel »[1]. Kiefer, c’est avant tout grandiose, dans tous les sens du terme. Mais y-a-t-il plusieurs sens à « grandiose » ? Allons voir le « Gros Robert » ce qu’il dit : « Qui a un caractère de grandeur imposant », avec comme synonyme : colossal, imposant, michelangelesque, monumental, noble… Les toiles immenses de Kiefer envahissent le Grand palais éphémère, dessiné avec réussite par Jean-Michel Wilmotte, architecture provisoire que pourraient envier bien des architectures faites pour durer. Kiefer avait déjà exposé dans les verrières du « vrai » Grand palais, c’était en 2007, peut-être même avait-il inauguré la série « Monumenta » quand le Grand palais se livrait tout entier à un artiste. Et c’était déjà là aussi grandiose. Kiefer, c’est grand par la taille des toiles peintes, Kiefer c’est grand par les sujets abordés. Le Grand palais est dans le noir, les toiles sont sombres, zébrées de teintes claires, de fleurs séchées, de terres, de tout un tas de matières et matériaux que Kiefer glane et empile dans des casiers. Sa matériauthèque est d’ailleurs là, immense, avec objets et matériaux classés et rangés sur des étagères, dans lesquelles il vient puiser l’inspiration et la matière. Né le jour de la capitulation de l’Allemagne nazie, Kiefer est obsédé par cette incompréhensible histoire sombre de l’Allemagne, noire comme un uniforme nazi. Et le poète Paul Celan le tire et l’éveille dans son appel « au secours »… Celan qui ne pourra plus espérer, et ne pourra plus supporter ce passé : il se suicide en se jetant dans la Seine. Kiefer pourrait faire de même, il s’en tire avec la peinture. Enfin ce n’est pas une peinture que l’on pourrait accrocher dans son salon, ses toiles font dix mètres de hauteur !!! Pourquoi ce gigantisme ? Faut-il être énorme pour être vu ? Je vous l’ai dit, Kiefer c’est grandiose, mais si on veut voir de l’énorme, il y a l’exposition Charles Ray à la Fondation Pinault.

 

Dans les expositions de début d’année, mais on a l’impression que ça remonte à un siècle, tant d’évènements dramatiques s’enchaînent, il y avait celle de Georg Baselitz au Centre Pompidou qui se terminait le 7 mars 2022. Baselitz est un compatriote de Kiefer, les deux sont hantés par l’Allemagne nazie, dont les pères étaient engagés dans la Wehrmacht. L’exposition Baselitz, c’est intéressant, mais ça n’est pas renversant, même s’il en a fait son thème. Brinquebalé entre deux régimes totalitaires, nazi puis communiste, il se sauve à Berlin-Ouest en 1957. Né en 1938 près de Dresde d’un père national-socialiste convaincu, il assiste à sept ans aux bombardements incendiaires de Dresde en 1945. Exclu de l’école d’art de Weissensee à Berlin-Est pour ne pas vouloir adhérer à la peinture réaliste-socialiste, il fuit à Belin-Ouest. Il n’y est pourtant pas à l’abri de la censure ; en 1963 sa première exposition fait scandale et un procès pour atteinte à la pudeur lui est intenté. La suite est celle classique d’un artiste exposé dans les musées et adulé par les galeristes : l’argent et les affaires font le reste.

 

Il y a eu et il y a encore au théâtre de Poche, boulevard Montparnasse, un comédien hors norme, Hervé Briaux, qui dit des extraits des Essais de Montaigne de façon magistrale, pleine d’une force si vive, si vivante que les mots, les phrases, le texte semblent dits par Michel de Montaigne lui-même… Un extrait, si plein d’actualité tant l’homme s’avilie parfois plus que de raison ces derniers temps : « Non, sérieusement, quand j’imagine l’homme tout nu, avec ses tares, ses imperfections, je trouve que nous avons plus de raisons de nous couvrir de vêtements que n’importe quel autre animal ». Ce Montaigne tolérant au temps des guerres de religions, qui tente de réconcilier le roi catholique Henri III et le protestant Henri de Navarre futur Henri IV, est bien décrit par Anne-Marie Cocula dans son livre « Montaigne 1588, l’aube d’une révolution »[2], un homme qu’on aimerait bien voir mêlé à la politique d’aujourd’hui…  

Ce même théâtre de Poche permet de faire revivre une heure seulement, c’est bien court, le regretté Pierre Desproges, alias Monsieur Cyclopède et procureur implacable d’hilarité du Tribunal des flagrants délires… insolents personnages remis en scène par Patrice Carmouze et ses complices. Ça fait du bien de « pouvoir rire de tout, mais pas avec n’importe qui » et de s’entendre dire que « l’ennemi est bête : il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui »…

 

Enfin, au théâtre national de la danse de Chaillot, il y a le jeune chorégraphe Étienne Rochefort et sa Cie 1 des Si ; leur spectacle « Bugging » est assourdissant par la musique, époustouflant par la danse… et puis au théâtre des Loges à Pantin (métro Hoche), deux jeunes comédiens, « Les Bons Fous », alternent des « Histoires de maîtres et valets » extraites de pièces de Molière (Les Fourberies de Scapin, Dom Juan), de Marivaux (L’île aux esclaves) et de Corneille (L’Illusion comique) ; on y rit, on s’y amuse, on y réfléchit dans un théâtre atypique que le chef de troupe , Michel Mourtérot, a installé dans un ancien lavoir de la fin du 19ème siècle. Bientôt le 3 juin, la troupe donnera « Les Plaideurs », seule comédie de Jean Racine, farce inattendue du dramaturge inspirée des « Guêpes «  d’Aristophane.

 

J’écrivais, en partie, cela le 22 février 2022, on sait ce qu’il advint depuis, la Russie de Poutine se lance dans une guerre façon « Blitzkrieg » de 39-40, mais là elle tombe sur un os avec des Ukrainiens déterminés et équipés pour une riposte façon « guerre des étoiles » de 2022. Mais attention, Poutine a l’arme de 1945, la bombe atomique, et ce n’est pas celle du tonton de Boris Vian, « un fameux bricoleur (qui) faisait en amateur des bombes atomiques, sans avoir jamais appris, c’était un vrai génie question pratique… », et ça pourrait ne pas se finir comme dans la chanson. 

 

Vincent du Chazaud, 17 avril 2022  

[1] Philippe Dagen, dans un article du « Monde » de décembre 2021, écrit que ses expositions répétées dans des établissements de l’État en font un artiste officiel de la République française.  

[2] COCULA Anne-Marie, Montaigne 1588, l’aube d’une révolution,  Éditions Fanlac, Aubas, 2021