Billet n° 207 – Bernard MARREY (1930-2025)
Bernard Marrey nous a quitté à l’âge de 94 ans, un hommage lui a été rendu sous la coupole du cimetière du Père-Lachaise le 16 mai dernier.
Historien de l’architecture, mais pas seulement, Bernard Marrey fonde les Éditions du Linteau en 1993. La qualité de ses publications est vite reconnue, et elles sont couronnées par deux fois par l’Académie d’architecture, en 1997 et en 2013.
Les publications sont ouvertes aux écrits d’architectes, d’urbanistes, d’ingénieurs, d’entrepreneurs, de maîtres d’ouvrage, et c’est dans ce cadre-là que j’ai connu Bernard Marrey, avec l’ouvrage des propos d’André Ravéreau recueillis en 2000, « Du local à l’universel », publié en 2007. Après hésitation et des échanges parfois un peu rudes, Marrey s’est finalement laissé convaincre, je pense qu’il a bien fait vu l’accueil fait à ce petit livre. Cet « André Ravéreau par lui-même » est une sorte d’hommage reconnaissant à un autre petit livre publié en 2001 aux Éditions du Linteau auquel je fais souvent référence, « Jean Prouvé par lui-même ».
Bernard Marrey avait l’habitude d’adresser en début d’année avec ses vœux, « à celles et ceux qui sont attentifs aux Editions du Linteau », un court texte pertinent et militant, souvent en rapport avec l’architecture. A l’aube de l’année 2006 ce fut « Désordre apparent, ordre caché » de Emile Aillaud, en 2009 ce fut « La découverte de l’architecture » de Georges Candilis, en 2011 ce fut « Une illusion fatale » de Ivan Illich, en 2013 ce fut « Ceci tuera cela » de Victor Hugo, en 2016 ce fut « Madame O » de Richard Neutra, et j’en ai perdu ou donné…
Pour le texte « Ceci tuera cela » de Victor Hugo, imprimé à l’aube de l’année 2013, Marrey précise en avant-propos que ce texte écrit en 1830 est tiré du roman « Notre-Dame de Paris ». Hugo, âgé de vingt-huit ans, « consulta Henri Labrouste sur le bien-fondé de ses assertions, mais on ignore ce qu’en a dit Labrouste ». L’archidiacre de Notre-Dame déclame ces paroles énigmatiques : « Ceci tuera cela. Le livre tuera l’édifice », dont Hugo tente de percer le mystère. Jusqu’à l’invention de l’imprimerie, c’est l’architecture qui tient lieu de livre, de transmission de pensée et de savoir. L’invention de l’imprimerie détrône l’architecture, « c’est la révolution-mère, c’est le mode d’expression de l’humanité qui se renouvelle totalement, c’est la pensée humaine qui dépouille une forme et en revêt une autre, c’est le complet et définitif changement de peau de ce serpent symbolique qui, depuis Adam, représente l’intelligence. » L’architecture fut une écriture, elle n’a plus depuis l’invention de l’imprimerie par Gutenberg au XVème siècle avec la Renaissance, terme bien mal choisi, que la peau sur les os de l’Antiquité à laquelle elle se réfère sans cesse, et ce au moins jusqu’au basculement vers le XXème avec l’Art nouveau puis le Mouvement moderne, quand l’architecture reprend ses lettres de noblesse pour redevenir une écriture du présent, et non plus une reproduction du passé. Après l’imprimerie au quinzième siècle, dont l’invention « est le plus grand événement de l’histoire » et dont « le livre a tué l’édifice », que nous réserve l’intelligence artificielle ?
À la fin de ce petit opuscule, figure la photo du buste de Ulrich Gering, imprimeur allemand qui participa à l’installation de la première imprimerie en France, à la Sorbonne. Henri Labrouste l’honora en installant ce buste, dont il dessina le piédestal, dans l’axe de l’escalier de la bibliothèque Sainte-Geneviève dont il est l’architecte. Mais en 1960, c’est Marrey qui rapporte l’anecdote, l’architecte des Bâtiments civils et palais nationaux fait retirer le buste pour ouvrir une porte de toilettes…
A l’aube de l’année 2018, c’était « Aloïse », le texte d’une conférence donnée par Jean-Jacques Deluz à l’Ecole polytechnique d’architecture et d’urbanisme (EPAU) d’Alger en 1987, lors d’un colloque ayant pour thème « la création en débat ».
Deluz (1930-2009), architecte suisse né à Lausanne, est venu très tôt à Alger après ses études au milieu des années 1950, en 1956 exactement. Il a adopté ce pays et y est resté sa vie durant, à part une « expatriation » quelques temps durant la sombre décennie de guerre civile des années 1990. Décédé à Alger en 2009 à l’âge de 79 ans, il est enterré au cimetière au cimetière d’El Alia, sur les hauteurs d’Alger. Architecte au sein de l’Agence du Plan à Alger, agence d’urbanisme fondée par le maire Jacques Chevallier avec Pierre Dalloz comme premier directeur, qui constituera un modèle pour les grandes villes de la Métropole, enseignant de 1964 à 1988 à l’EPAU, Jean-Jacques Daluz a développé durant toutes ces années une connaissance très fine de l’urbanisme d’Alger, dont il a tiré des écrits à la fois sensibles et savants.
Pour cette conférence sur « la création en débat », Deluz cite cette phrase tirée de la revue ‘Carré bleu » : « L’architecture n’est que le reflet et l’instrument des sociétés et de ses pouvoirs ». Cette affirmation, qui paraît irréfutable, est aussitôt contrebalancée par l’histoire d’Aloïse (1886-1964). Cette femme suisse de Lausanne, par sa liberté et son émancipation affichée, par sa sensibilité et sa révolte pacifique face à la guerre, heurta ses contemporains au point de l’interner dans un asile en 1918 où elle resta jusqu’à sa mort. Elle s’adonna au repassage, mais aussi à l’écriture et surtout à la peinture. D’où lui vient cette pulsion créatrice ? De la révolte contre ce qui l’a empêché « d’être », et de l’évasion du carcan bourgeois et puritain. Cet acte de liberté est le moteur de sa création. « Liberté », le mot est donné pour toute création, y compris en architecture. Alors celle-ci ne sera plus seulement le reflet et l’instrument d’un pouvoir, mais une création au service des hommes. C’est ainsi que Malraux rend hommage à Le Corbusier : « (il) avait été peintre, sculpteur et plus secrètement poète (…) Il ne s’était battu que pour l’architecture. Avec une véhémence qu’il n’éprouva pour rien d’autre parce que l’architecture seule rejoignait son espoir confus et passionné de ce qui peut être fait pour l’homme »[1].
Plus loin, Deluz écrit : « Il est nécessaire de comprendre que, ni l’invention, ni l’imagination, ne concernent le problème de la forme. On n’invente pas une forme, on invente les conditions qui vont déterminer la forme. » Voilà qui nous ramène immanquablement à Jean Prouvé quand il parle de « constructeur », « cela recouvre aussi l’idée de quelqu’un qui a une sorte d’illumination instantanée qui lui révèle la totalité de ce qu’il doit faire : il ne voit pas l’architecture par la forme, il voit l’architecture dans la façon plus ou moins complexe de l’édifier, ce qui aura pour conséquence telle ou telle forme »[2]
Pour conclure, sur le rabat de la quatrième de couverture de chacun de ses livres publiés aux Éditions du Linteau, Bernard Marrey inscrivait ce texte de Louis I. Kahn :
Un livre est très important.
Personne n’a jamais payé
le vrai prix d’un livre ;
on ne paie que l’impression.
Un livre est un don
et doit être considéré comme tel.
Accorder attention et estime
à l’auteur renforce
la puissance de l’écriture.
Vincent du Chazaud, le 7 juin 2025
[1] André Malraux, hommage à Le Corbusier le 1er septembre 1965 dans la Cour carrée du Louvre.
[2] « Jean Prouvé par lui-même », propos recueillis par Armelle Lavalou, Éditions du Linteau, Paris, 2001
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