Billet n° 208 – Le « 115 »

Non, ce n’est pas une erreur, ce n’est pas le 115ème billet…

Non, le 115, c’est un numéro de téléphone… un peu comme le « 22 à Asnières », vous vous souvenez ce sketch désopilant de Fernand Raynaud, dans les années 1960… Avec le 115, c’est un peu la même chose, mais en plus pathétique. Pourquoi ? Parce que c’est le numéro que doivent faire les gens qui sont à la rue et qui cherchent un toit pour la nuit, les sans domicile fixe, les migrants avec ou sans papier, les étudiants, les travailleurs de l’ombre qui font ce que nous ne voulons pas faire et ne pas faire faire à nos enfants et petits-enfants, enfin ceux qui sont mis à la porte par le 115 du logis provisoire que leur a attribué le 115, c’est-à-dire une chambre d’hôtel. Officiellement c’est : « Plate-forme de Premier accueil, le 115 est un numéro d’Urgence Sociale. Le 115 est un numéro d’urgence à appeler si vous n’avez pas d’hébergement (si vous êtes expulsé ou si vous avez perdu votre logement) ou si vous devez quitter votre hébergement à cause de violences familiales (…) Vous pouvez appeler le 115 pour vous ou pour une personne en difficulté à la rue ».

Quand on fait le 115, il faut de la patience car ça peut durer une heure d’attente, il faut aimer les jeux de hasard car ça peut décrocher ou pas, il faut être fataliste car souvent la réponse est négative : « tout est plein, ce soir nous ne pouvons rien vous proposer ».

L’heure d’attente, je l’ai expérimenté durant deux jours… Voilà, on fait le 115, un disque vous dit en plusieurs langues, que l’on va bientôt vous mettre en communication avec un conseiller. Deux fois ma patience s’est arrêtée au bout d’une demi-heure, je raccroche.Mais d’autres ont été plus téméraires, et ont laissé le disque marmonner durant une heure. Ce qui est marrant, un peu à la façon de Fernand Raynaud, et ça pourrait l’être si il ne s’agissait pas de pauvres gens tenaillés entre le sommeil, le froid, la chaleur, la faim, les agressions, les rats, etc., c’est qu’au bout d’une heure pile, le disque se retourne pour annoncer : « le nombre d’appel étant trop important, nous vous conseillons d’appeler ultérieurement »… On n’y a pas cru, on s’est dit que c’était la première face du disque qui était rayée… On a recommencé, et vous pouvez faire de même si vous avez une heure à perdre, au bout d’une heure, rebelote, « le nombre d’appel étant trop important, nous vous conseillons d’appeler ultérieurement »…

Vous imaginez le pauvre gars qui est à la rue, donc sans électricité, avec son portable, s’il en a un, chargé à 30%, qui sans arrêt doit faire le 115 sans la moindre chance sur mille d’avoir quelqu’un au bout du fil… et quand par miracle ça arrive, c’est pour s’entendre dire qu’il n’y a pas de place pour l’héberger.

Le 115, ce n’est d’ailleurs pas le seul numéro d’aide social qui « tombe en panne »… par exemple à Goussainville, il existe au 1 rue Malcom X, un Service social départemental dont le numéro de téléphone, le 01 34 33 59 90, doit être erroné, ou bien ils ont caché tous les téléphones dans les armoires de bureaux, ou encore ont-ils supprimé la sonnerie ?  Dix, vingt fois j’ai tenté jeudi dernier ce numéro, à chaque fois on me dit que la ligne est encombrée, ou quelque chose comme ça… J’ai imaginé un service surchargé, des salles d’attente pleines à craquer, avec des assistantes sociales dépassées… J’y suis allé rue Malcom X, accompagner un ami qui avait eu, par un ami, un rendez-vous le vendredi à 14h00. Une salle d’attente vide, un accueil désagréable : « je ne crois pas que vous ayez rendez-vous, il faut revenir ». La situation de mon ami ? C’est un réfugié d’Afghanistan, j’ai déjà esquissé son portrait dans un précédent billet (n°193 du 20 octobre 2024). Il est en règle, carte de séjour et permis de travail (une autorisation de séjour ne vous donne pas automatiquement le droit de travailler), manœuvre dans une entreprise du bâtiment. Marié, sa femme l’a rejoint en 2023 avec leurs deux enfants, alors âgés de 6 et 8 ans, scolarisés maintenant à l’école Jean Moulin de Goussainville. Depuis un troisième enfant est né il y a un an. C’est cette famille qui est aujourd’hui expulsée par le 115 de l’hôtel Ibis de Goussainville où le 115 l’avait placée « provisoirement », en attendant un logement pour le lequel ils sont éligibles au DALO (droit au logement opposable) depuis 3 ans. Le Préfet a un an pour loger ces demandeurs prioritaires, ce qu’il n’a pas pu faire, ce qui nous a conduit à déposer une requête il y a 6 mois auprès du tribunal administratif. Nous en attendons la décision, mais les mois passent et la famille n’est toujours pas logée ; et c’est idiot, ils sont vraiment à deux doigts d’être complètement intégrés : manque le logement…

 Les enfants mis à la rue à Goussainville, faire le 115 pour les reloger…

Comble, près de l’école Jean Moulin de Goussainville est érigée une imposante mosquée et ses annexes. En dernier recours, et devant la faillite des institutions de la République, honteusement j’ai proposé à mon ami, musulman, d’aller frapper à la mosquée : il a refusé. 

En prenant le RER pour Goussainville hier, une fillette de l’âge de leur aînée mendiait dans les rames, j’ai eu pitié pour elle, j’ai eu peur pour eux et leur fille. Si mon ami a quitté l’Afghanistan, c’est, entre autres, pour que sa fille puisse étudier. Devant tant de difficultés, qu’il croyait avoir fui de son pays, il envisage maintenant de quitter la France.

Ce qui est comique, mais surtout pathétique dans le cas de mon ami, c’est qu’il est à la fois logé par le 115, puis il est expulsé par le 115, et maintenant il doit faire le 115 pour être relogé lui et sa famille… mais le 115, il faut s’accrocher pour que quelqu’un décroche à l’autre « bout du fil » (comme on disait naguère, avant le téléphone portable).

 

Vincent du Chazaud, le 21 juin 2025