Jean Bossu fait partie de ces architectes mis de côté par la critique et les évènements médiatiques, comme le sont en peinture des artistes comme Albert Marquet (à quand une grande rétrospective Marquet ?) ou Georges Braque (une grande exposition lui fut enfin consacrée au Grand Palais fin 2013), alors que d’autres artistes sont exposés sous toutes les formes possibles, bientôt en présentant leurs toiles à l’envers, comme Picasso, Matisse ou Cézanne (sans rien retirer à leur génie et à l’admiration qu’on peut leur vouer…). La récente parution du livre que lui a consacré l’historien Xavier Dousson vient heureusement combler ce vide[1].

 01h12, jeudi 9 septembre 1954, Orléansville[2] située à 200km au sud-ouest d’Alger, est frappée par un séisme de magnitude 6,8 sur l’échelle de Richter, la détruisant à 90% et faisant 1500 morts. La ville, qui comptait alors environ 40 000 habitants, est reconstruite entre 1955 et 1964.

 13h20, vendredi 10 octobre 1980, El Asnam, ex Orléansville, et sa région, subissent la plus forte secousse sismique jamais enregistrée en Afrique du Nord, 7,3 sur l’échelle de Richter ; elle est suivie d’une nouvelle réplique trois heures plus tard qui finira de mettre à bas ce qui reste de la ville  détruite à près de 80%. Le bilan humain est lourd, sur une ville de 120 000 habitants environ, on dénombre 3500 morts, 4500 blessés, et des dizaines de milliers de survivants sans abris, errant hagards au milieu des ruines.

 Entre ces deux évènements tragiques, un homme, l’architecte Jean Bossu, aura œuvré, aura espéré, aura donné tout le meilleur de lui-même pour édifier, avec l’équipe qu’il dirigeait, une ville nouvelle, respectueuse du site et des habitants. Ils créent alors une architecture algérienne moderne à la place de ce qui fut une ville coloniale aux allures de bourgade du sud de la France. Ici, on fait une « architecture neuve pour une ville neuve avec des idées neuves ».

 Jean Bossu est atterré en apprenant la nouvelle, il en gardera une profonde cicatrice durant les trois années qui lui restent à vivre. Ce « coup de massue » est amplifié par le dérapage médiatique de journalistes qui trouvent en lui le bouc émissaire de cette catastrophe, unique par sa violence, dont les secousses ont dépassé toutes les prévisions et toutes les normes fixées à l’époque par les experts. Dans un article du « Monde » du 16 octobre 1980, Roland Simounet donne son point de vue sur la catastrophe dans un article intitulé « La « reconstruction » d’Orléansville : ce qu’il ne faut pas dire ». Alors que les constructeurs et l’administration sont pris pour cible, Simounet précise : »Ce que je puis dire, aujourd’hui, c’est l’ardeur, la conviction et l’énergie qui nous ont portés dans cette entreprise ». Et il cite Camus qui, après une visite sur ce vaste chantier en 1955 à Orléansville, puis sur le site archéologique d’Argos en Grèce, rendit un vibrant hommage à l’équipe au travail[3] : « À Orléansville, il y a quelques mois, j’ai vécu au milieu du groupe de jeunes architectes qui reconstruisaient la ville et sa région (…) Il y avait autant de soleil et de poussière à Argos qu’à Orléansville, les maisons encore debout n’étaient pas si différentes. Quant aux deux peuples, la pauvreté et une commune fierté les font ressemblants (…) Dans les deux villes se sont installés des hommes jeunes, qui excellent dans leur métier respectif (…) voués tout entiers à leur métier de reconstructeurs et de découvreurs, ils travaillent inlassablement (…) Loin de nos faux métiers, de nos petits ressentiments, de nos communautés vides ou destructrices, de nos solitudes incomplètes, ils exercent, dans la chaleur du travail créateur, un métier d’homme ».

 C’est une année après le séisme de 1954 à Orléansville, nom colonial de la ville d’El Asnam, aujourd’hui Chlef, que Jean Bossu est nommé architecte en chef pour la reconstruction de la ville. Bossu succède à André Ravéreau, parti pour la Grèce ; il est appelé par Gérald Hanning[4], lui aussi un ancien de l’atelier de Le Corbusier, alors urbaniste en chef de l’Agence du plan d’Alger, dont le directeur était alors Pierre Dalloz, « arme pour la bataille d’Alger » que mène son maire Jacques Chevallier pour ordonner l’urbanisme proliférant de la ville en pleine expansion.

 A partir du plan d’urbanisme respectueux du tracé viaire encore visible au milieu des ruines préparé par Jean de Maisonseul, un ami de Le Corbusier, et Robert Hansberger, architecte détaché de l’Agence du plan d’Alger, Jean Bossu va réinterpréter à la fois l’architecture moderne et celle vernaculaire, les faire se rencontrer et les faire fusionner. Les principes du Mouvement moderne sont convoqués pour être confrontés à ceux des constructions du M’Zab qu’il a étudiées en 1938 à la demande de Le Corbusier[5].  Jean Bossu se débarrasse de sa « carapace d’architecte occidental », pour inventer une architecture puisant aux sources de la tradition débarrassée des collages passéistes pour n’en extraire que sa modernité, il fait alors œuvre d’une « architecture décolonisée »[6]. Avec son équipe, Bossu va prendre à bras le corps l’énorme tâche qui leur incombe pour créer une architecture algérienne moderne, puissamment ancrée dans le contexte social et ethnique.

 L’ossature de l’équipe déjà en place est issue du groupe CIAM-ALGER qui s’illustra au CIAM 9 d’Aix-en-Provence en 1953, nombre d’entre eux travaillant à l’Agence du plan d’Alger ; on retrouve Louis Miquel et Roland Simounet (architectes du Centre Albert Camus), Robert Hansberger (architecte de la Mosquée), Bize et Ducollet (architectes du Palais de justice). Jean Bossu, après avoir édicté les principes urbains qui seront peu suivis par les architectes, prend en charge le quartier Saint Reparatus, au centre de la ville, qui devient emblématique de la reconstruction d’Orléansville, à la fois pour la qualité constructive par l’utilisation du « produit rouge »[7], la brique isotherme élément préfabriqué et répétitif permettant variété et assemblages multiples, pour la qualité architecturale des volumes imbriqués et des espaces publics, enfin la qualité d’inscription sur ce site pentu laissant des échappées visuelles vers la vallée du Chelif.

 N’étant pas natif d’Algérie et n’y résidant pas, Jean Bossu ne fait pas partie de ce qu’on a appelé l’Ecole corbuséenne d’Alger. Mais il ne fait pas partie non plus de ceux que les architectes algériens avant l’indépendance appellent les « architectes Caravelle », parisiens pour la plupart, et de plus méprisants et condescendants. Jean Bossu est un homme d’une autre trempe, d’une autre carrure, d’une autre pensée, porté par un humanisme et un respect d’autrui qui le rendent critique aux idées véhiculées par Le Corbusier au CIAM IV de 1933 et à la Charte d’Athènes[8]. C’est peut-être le fait qu’il n’était pas un architecte « algérien », comme Hansberger, Simounet ou Miquel qui quittèrent l’Algérie le jour de l’Indépendance, de ne pas avoir à porter ce fardeau trop lourd de l’héritage colonial, d’avoir mieux qu’eux senti les aspirations légitimes à la justice d’une population opprimée, qui permirent à Jean Bossu, comme à André Ravéreau ou l’architecte suisse Jean-Jacques Deluz, de continuer d’œuvrer en Algérie.

 Avant cela, et durant la période coloniale, il fera plusieurs projets restés sans suite : la mairie (1955-57) et l’église Saint-Pierre-Saint-Paul (1955-60) d’Orléansville, le concours OCRS d’architecture saharienne (1960-61), un groupe d’habitats Kabyles (1958), et surtout un projet avec André Gomis pour la cité des Annassers, ce plateau qui servit pour implanter un important quartier neuf d’Alger, et dont les différents plans d’urbanisme hésitants et contradictoires ont en définitive laissé un quartier inachevé, incohérent et indigent sur l’aspect architectural[9]. Cette déconvenue aura permis à Bossu de réaliser deux immeubles pour les Ponts et Chaussée, près du port d’Alger (1958-61), à l’architecture finement dessinée.

 Après l’indépendance de l’Algérie en 1962, le nouveau pouvoir en place lui fait confiance, bien que ne faisant pas partie des architectes officiellement invités, comme Niemeyer, Bofill, Skidmore ou Tange, sans parler de Pouillon accueilli à Alger après son évasion de France. Il réalise entre 1964 et 1971 la préfecture de Tiaret ainsi que l’immeuble des Domaines à Alger entre 1969 et 1976, deux architectures à la plastique forte, moulées et sculptées en béton brut ou peint, la première « gravure urbaine » horizontale sur un tertre nu dominant la ville, la seconde exercice complexe d’insertion d’une « tour » dans l’inextricable urbanisme d’Alger.

 Une réflexion : pour sa reconstruction après le séisme de 1980, n’aurait-on pas pu reprendre les réflexions de Jean Bossu, et d’amorcer un travail prenant en compte cet important apport intellectuel de l’architecte et de son équipe ? Ce nouveau drame ne remettait pas en cause les qualités architecturales, mais accusait plutôt les normes sismiques de l’époque sous évaluées, un énorme chantier réalisé dans des conditions difficiles à cheval entre la fin de la guerre et l’indépendance de l’Algérie, période durant laquelle le contrôle technique des entreprises chargées de la construction était quasi inexistant. Et l’aspect que donne la ville de Chlef aujourd’hui, avec les cicatrices du drame encore visibles 34 ans après, avec un urbanisme chaotique, avec une architecture incohérente, laisse à penser que beaucoup de batailles ne sont pas menées à leur terme. Jean Bossu, c’est le combat « héroïque » d’un homme qui eut à se battre contre les pré-jugés… Rien d’acquis définitivement, toujours à apprendre, toujours à réinventer…

 Vincent du Chazaud, le 15 septembre 2014

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 Dessins aquarellés de Jean Bossu pour le Centre Saint-Réparatus d’Orléansville en Algérie vers 1955



[1] DOUSSON xavier, « Jean Bossu, une trajectoire moderne singulière », Editions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, Paris, 2014, excellent ouvrage tiré de sa thèse exhaustive sur la carrière de Jean Bossu. Nombre de citations en sont extraites.

[2] Orléansville, El Asnam puis Chlef sont les noms d’une seule et même ville, le premier au temps de la colonisation, le deuxième après l’indépendance, le troisième après le tremblement de terre de 1980

[3] Albert CAMUS, « Le métier d’homme » (extraits), l’Express, 14 mai 1955. Camus conclut ainsi son article :

« À Argos, à Orléansville, je me disais en tout cas cela, et qu’il suffirait que le travail retrouve ses racines, que la création redevienne possible, que soient abolies enfin les conditions qui font de l’un et de l’autre un servage intolérable ou une souffrance vaine, et dans les deux cas un malheur solitaire, pour que notre pays se peuple des visages que je voyais alors, pour qu’il guérisse enfin de cette amertume générale qui fait sa véritable impuissance (…) Voilà pourquoi de tous les sentiments qui pouvaient naître devant ce spectacle, l’un au moins, c’est de lui seulement que je veux parler ici, me ramenait aux hommes dont j’ai parlé (…) Ce sentiment, un peu nouveau, s’appelait l’espoir.»

[4] « Et puis Ravéreau tout d’un coup est reparti sans laisser d’adresse (…) Hanning est arrivé avec Bossu, et moi, qui avait fait désigner Ravéreau comme chef d’orchestre et aussi pour faire Saint Réparatus, j’ai dit : « Bon, Bossu, pourquoi pas ? » Robert Hansberger, entretien avec Jean-Jacques Deluz, été 1984, in « L’urbanisme et l’architecture d’Alger, aperçu critique », co-édition Office des publications universitaires d’Alger et Pierre Mardaga, Liège, 1988.

[5] En 1929, à l’âge de 17 ans, Jean Bossu intègre pour quatre ans l’agence de Le Corbusier et Pierre Jeanneret. Il est le deuxième architecte français, après Charlotte Perriand, tous les deux autodidactes.

[6] Expression utilisée par Xavier Dousson dans son ouvrage « Jean Bossu, une trajectoire moderne singulière », par opposition à une architecture au service de l’implantation coloniale.

[7] Jean Bossu : « Mon premier contact avec cette ville m’incita à la traduire, non pas en blanc, mais en rouge ; le site devait l’avaler (…) Cette décision me rapprocha du seul matériau efficace dans ce climat : le produit rouge ».

[8] Bossu embarque sur le paquebot Patris II en direction d’Athènes, sur lequel ont pris place les congressistes de ce IVème CIAM. De son passage à l’atelier rue de Sèvres, il garde une profonde marque d’estime et de respect à Pierre Jeanneret, le cousin et collaborateur de Le Corbusier : « L’humanisme et la bonté de cet homme, qui passa sa vie à entretenir les plus hautes qualités, étaient indescriptibles et ne trouvent guère d’équivalence que dans les exemples des manuels », écrit Bossu le 5 mars 1968 après le décès de Pierre Jeanneret.

[9] « Ainsi des architectes tels que Bossu, qu’on a déjà vu à la reconstruction d’Orléansville, Gomis, jeune loup de la reconstruction, Lecouteur, qui bénéficiait du prestige de son associé Paul Herbé, vinrent graviter autour de l’agence pour développer le plan des Annassers (…) Bossu, peut-être moins habile en affaires, ne réalisa que deux petits immeubles dérisoires sur le port d’Alger pour les Ponts et Chaussées ». DELUZ Jean-Jacques, « L’urbanisme et l’architecture d’Alger, aperçu critique », co-édition Office des publications universitaires d’Alger et Pierre Mardaga, Liège, 1988.