Ce 26 août 2017 sera à marquer d’une pierre blanche dans une anthologie de la poésie universelle. Le désormais traditionnel « banquet des poètes », qui entrait dans sa troisième année, connut un énorme succès ; nous n’étions pas loin de six « cents », euh non, pardon, faute d’orthographe, « sans » compter les grillons, chouettes, dames blanches, cigales, fourmis, crapauds qui ont participé à cette belle et chaude nuit étoilée.

 

Cette année le banquet des poètes est monté en puissance, et (presque) tous les arts étaient représentés. Il avait d’ailleurs était précisé dans l’annonce du banquet qu’il fallait entendre « poète », au sens grec de « créer », donc ouvert à tous les chanteurs, parleurs, déclameurs, mais aussi à tous les arts. Chacun pouvait amener un instrument de musique, surtout s’il ne savait pas en jouer. Ainsi simultanément ou séparément nous ouïmes un banjo, un djembé, une cithare, une guitare, mais surtout et principalement un harmonium et un harmonica, enveloppant les chœurs et les chants portés hauts et forts par nos six trouvères. L’harmonium connut un grand succès auprès de Grégoire, qui nous a bercé de douces mélopées chevrotantes et hallucinantes, oubliant qui nous emportait le plus du vin ou de la musique. Un autre art, la peinture, est nouvellement apparu cette année sous l’impulsion de Serge, qui dit qu’il n’est pas poète alors qu’il l’est sans le savoir, et de Véronique, dont les talents artistiques viennent de se révéler. Une belle œuvre collective fut exécutée par Grégoire, qui fit au crayon le portrait de Serge, par Serge, qui fit au crayon le portrait de Grégoire, reliés entre eux par les figures géométriques et colorées d’Hélène et de Véronique. L’ensemble respirait l’harmonie et la félicité, quand le sixième « poète », aviné certainement, pris d’une démence picturale, déchaîna ses pinceaux sur la toile. Subitement des masques à la Ensor surgirent, angoissants et ténébreux comme un cri de Munch. Comme la poésie est étrange chez certains êtres ? Pour justifier son geste, il déclama dans la nuit d’août du Musset de sa « Nuit de mai »,

« Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,

Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots ».

Rien n’y fit, le désespoir était profond et la beauté s’échappait, heureusement rattrapée en remplissant nos coupelles d’un vin rouge tenant toutes ses promesses. C’était celui qui accompagnait nos mets, un vin que François, un vigneron cognaçais, nous avait offert la veille, millésimé 2003, rond et capiteux, ayant passé dix-huit mois dans un fût de chêne ayant naguère abrité du cognac… Un velours qui capitonne le palais avant de glisser comme un miel dans la gorge assoiffée. « Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là simple et tranquille… », nous soupirons avec Verlaine. Nous trinquons au prince des poètes et à ce viticulteur vertueux.  

 

Il n’est pas exclu également d’entendre « poète » comme le « poet-poet » d’un vieux klaxon : le poète est également un « avertisseur » pour l’humanité, c’est un prophète, un voyant, pas toujours compris. Baudelaire nous l’a dit,

« Le poète est semblable au prince des nuées,

Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;

Exilé sur le sol au milieu des huées,

Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. »

 

Mais revenons à « nos » poètes du jour. Déjà, en fin de matinée, après la dégustation d’huitres sous la halle ancestrale de Villebois-Lavalette, quelques poètes se sont échauffés au petit vin blanc du café de La Réunion, maintenant célèbre grâce au décor pittoresque et « soigné », ainsi qu’à l’accueil chaleureux de sa patronne au visage marqué par la grâce. Pour planter rapidement le décor, pour aller aux cagoinces, cet endroit où le roi va tout seul, il faut zigzaguer entre les tables chargées de vieux journaux, de bouteilles disparates, de toiles cirées jaunies et grasse, de bouts de lards et de jambon, de couteaux de cuisine beurrés, enfin au mur un panneau recensant les équipes locales de football depuis les années 1950, grises de crasse et de vieillesse… Le plafond est noir de la fumée du poêle, les murs étaient blancs naguère, il y a très longtemps…  

 

Pendant que sur un banc les uns méditaient, les philosophes, que d’autres répétaient, les comédiens, d’autres s’échauffaient physiquement en faisant un tour du village sur la petite reine ; non pas la patronne du café, sur un vélo, bien sûr. Après les rapides préparatifs de la fête l’après-midi, et un détour par la piscine municipale et champêtre du Pontaroux pour se laver la tête, les six poètes se rassemblèrent autour de la table dressée dehors, à l’ouest, afin de jouir du coucher de soleil ; on sait combien ce moment angoissant et sublime active l’énergie poétique des romantiques, cette image de l’amour, de la mort, du temps et de l’espace. Bref, les esprits s’’échauffaient des couleurs vives, jaune, rouge, orange, bleu, vert enfin, mais également en comparant différents whiskys japonais qu’Hélène avaient apportés. A force d’en comparer non seulement la couleur mais également le goût, il m’est aujourd’hui impossible de vous donner leurs noms, ni le classement que nous en avons fait. Ils étaient de toute façon tous les trois très bons.

 

Comme à l’accoutumée, le banquet démarra par la déclamation de « Amitié », poème d’Henri qui, bien qu’ailleurs, préside toujours à cette réunion :

« Tous mes amis sont des poètes,

Aussi je n’en ai pas beaucoup,

Mais aujourd’hui c’est jour de fête,

Quand on se donne rendez-vous.

 

Beaux yeux où le cœur se reflète,

Ces reflets d’or vous viennent d’où ?

Tous mes amis sont des poètes

Aussi je n’en ai pas beaucoup.

 

Beaux yeux de mes amis vous êtes

Comme un sourire d’enfant doux,

Signe de choses plus parfaites,

Et quelle Présence entre nous

Quand on se donne rendez-vous.

 

Tout à coup, Véronique s’est dressée droite comme un « I », et comme à l’école, les bras le long du corps, la tête haute, elle récita comme à chaque banquet « La Cigale et la Fourmi », sans que nous en soyons étonné du reste, tant tout cela fait partie maintenant d’un décor immuable. Pas le moindre accroc dans sa diction, pas le plus petit trou de mémoire qui casse le rythme, non, décidément cette année tous les poètes présents ont reconnu que cette année elle avait bien travaillé son texte, et qu’elle était un arc indispensable de ce cercle des poètes. Une voix s’éleva pour demander si une fable est un poème. On lui versa rapidement un verre de vin en guise de réponse, le débat fut clos et l’incident oublié. Pourtant un sentiment étrange traversa cette noble assemblée composée de cigales du Parnasse : la fourmi est-elle dénuée de sentiments au point de laisser mourir la poésie ? Quelle est la place de la poésie dans notre monde aujourd’hui ? Sans attendre une réponse, nous avons empli nos coupes et bu pour le seul plaisir du vin partagé dans l’amitié. 

 

Muriel et Véro ont entonné en duo de nombreuses chansons issues du carnet de chant de Véro, du temps où elle était Jeannette et qu’elle conserve pieusement, accompagnées par Hélène à la guitare, et par Serge du chef qu’il opinait sans cesse… Brassens, Brel, Trenet et d’autres bardes les encourageaient depuis le ciel. Nul n’a songé à leur faire subir le sort d’Assurancetourix durant ce banquet. Au contraire, nos cœurs étaient fendus, aussi n’avons-nous pas tardé à remplir nos coupes vides pour célébrer ces voix si attendrissantes…

 

Patrick, fidèle poète de ce banquet, après avoir longuement hésité à franchir plus de mille kilomètres pour ce soir mémorable, nous a lu son poème par téléphone. C’était une longue tirade amoureuse, tirée du cantique des cantiques. Nous avons manqué d’esprit, il eut fallu mettre un haut-parleur dans l’église. Forts de cette expérience d’un poème porté par les ondes, l’an prochain nous améliorerons l’acoustique. Après cette lecture méditative, les yeux emplis de larmes, l’assistance applaudit ce poète éloigné du banquet, et nous avons levé hauts nos calices à sa santé. Je tiens à lui souligner, que comme à chaque banquet, la petite prune de Saint-Médard dont il est le fournisseur connaît un gros succès, aussi les réserves s’épuisent…

 

« Rien n’est excellent au monde s’il n’est rond », écrivait Ronsard. Je peux témoigner que ce soir-là tous les poètes du banquet étaient ronds, et donc excellents… Tous nous ont régalé les yeux et les oreilles, tandis que nous tétions les mamelles de Bacchus. Jusque tard, la nuit a résonné de mélopées et de poèmes. Vincent, dernier poète à s’exprimer sur l’harmonium dans l’église, accompagnait sa mélopée en chantant à tue-tête : « Allo ici la terre, allo ici la terre, allo ici la terre, etc. » Personne ne lui ayant répondu, à trois heures du matin il est parti se coucher.

 

Amis poètes, favoris d’Apollon, amants des Muses, nourrissons du Parnasse, héros du Pinde,  rendez-vous à Argentine l’année prochaine vers la fin d’août, foi d’animal complèterait Véronique, pour un quatrième « banquet des poètes ». L’esprit étant souvent aiguisé par la qualité des mets que reçoit le corps, il y aura bien sûr et toujours le traditionnel gigot « bio » du Sourbier, les légumes du jardin de Serge et Mumu, les whiskys d’Hélène, les fromages de chèvre de Beaussac, les rillettes d’Allary… et tous les vins et autres spiritueux qui haussent le spirituel de nos déclamations… Certes ce n’est pas le banquet de Platon, et nous cherchons toujours notre Socrate. Mais à l’image de ce dernier, nos discours sont toujours guidés par l’amour.

 

Vincent le Poet-Poet…