Voici le cinquième et dernier d’une série de cinq billets sur le thème des usages en architecture à travers les âges ; ils sont en quelque sorte la « saga de l’été ». Ils sont tirés du chapitre d’un livre co-écrit sous la direction de Léonard Querelle du CINOV Ergonomie (Syndicat national des cabinets conseils en ergonomie) et avec le soutien d’ADECAPE (Réseau des ergonomes internes), à paraître aux Éditions du Moniteur en septembre 2021 sous le titre « Intégrer les usages dans un projet architectural ». Ici, je dois remercier Claire Maillochon, des Éditions du Moniteur, dont la relecture a enrichi et éclairci le texte d’origine.

Billet n°152- Les usages en architecture à travers les âges (5/5)

  1. Industrie, fonctionnalisme et standardisation

L’industrie, voilà lâché ce mot qui fait si peur aux « artistes », architectes ou designers…

L’industrie produit les matériaux pour la construction, qu’il s’agisse de la fonte, de l’acier, du verre, notamment pour la construction des gares dans la seconde moitié du xixe siècle, puis l’acier associé au ciment pour faire le béton armé, qui apparut à la toute fin du xixe siècle et s’imposa sur presque toute la construction du xxe siècle.

La construction industrialisée est décriée car synonyme, à raison parfois, de monotonie et de répétitivité. Cela peut être le cas avec la production en système dit « fermé », c’est-à-dire une démarche globale où toutes les pièces sont pensées et dépendantes les unes des autres, par opposition à un système dit « ouvert », c’est-à-dire avec des pièces sans affectations préalables. Ce dernier, plus souple, moins onéreux en fabrication, mais demandant une main-d’œuvre plus importante et pour un temps plus long sur les chantiers, l’emportera sur le premier, plus original mais plus coûteux en fabrication, pourtant demandant une main-d’œuvre moindre et pour un temps plus court sur les chantiers.

Avec la fabrication en série, les objets de la vie courante sont accessibles au plus grand nombre, avec des soucis d’économie de matière et d’utilisation pratique et fonctionnelle, desquels la beauté découle, et souvent mieux qu’en créant dès l’origine avec l’idée de vouloir faire du « beau ». Le « design », terme anglais pouvant trouver une traduction française avec « art industriel », trouva sa source théorique dans le Deutscher Werkbund, se concrétisa industriellement à la même époque avec Peter Behrens et la firme d’électricité AEG, et prit enfin son essor avec l’enseignement du Bauhaus de Weimar à partir des années 1920. Sa doctrine esthétique fonctionnaliste a été parfois décriée, car associée à une simplicité sans âme et dénuée de sens artistique. Jean Prouvé disait en 1983 : « Beaucoup d’architectes condamnent le fonctionnalisme, ce qui me permet de leur dire : “Vaut mieux que ça fonctionne que le contraire.” »[1]

Dans les années 1950, la préoccupation sociale de l’architecte et designer finlandais Alvar Aalto (1898-1976) passa par la diffusion des recherches progressistes au plus grand nombre, lesquelles devaient aboutir à la fabrication de masse par l’industrialisation, ainsi qu’à l’abaissement des coûts grâce à la standardisation. « Nous savons tous ce que l’on entend par standardisation. C’est un des moyens techniques les plus efficaces pour permettre l’un des éléments de la démocratie moderne, la diffusion plus large des produits. Mais bien que cette standardisation soit, en un sens, utile aux masses, elle peut également, si elle est mal utilisée, être un germe de destruction. »[2] La standardisation mise au service de la fabrication de produits « bas de gamme », mal pensés, vite et mal faits, accompagnée de très bas prix attractifs et d’un matraquage publicitaire, au lieu de libérer et d’élever l’humain, risque au contraire de l’abaisser et de l’avilir. Les rayons des magasins sont inondés de ces produits fabriqués dans des pays à faible coût de main d’œuvre. Alvar Alto constatait que « L’uniformité n’est pas due à la standardisation en elle-même, mais à son utilisation à mauvais escient. J’ai, presque tout au long de ma vie, cherché à réaliser une standardisation souple, qui devrait, dans l’idéal, accroître la diversité de la vie, et non la forcer à entrer dans un moule quelconque. »[3] Cette uniformité, tant redoutée par Alvar Aalto, dans son désir de démocratiser l’art et l’architecture, n’est que le résultat d’une paresse intellectuelle, d’un manque d’intelligence, de créativité et d’appât du gain, devant toutes les possibilités que peut offrir une pièce standardisée : « La clef est le standard flexible, l’adaptabilité des détails aux innombrables besoins de l’homme. La différence entre la standardisation technique et la standardisation architectonique est que la démarche technique conduit à un modèle unique tandis qu’une standardisation intelligente engendre des millions de modèles différents. »[4]

  1. De la salle commune au fast-food, du banc à la chaise en kit

De nouvelles habitudes alimentaires sont introduites en France, celles de manger vite et à l’extérieur de chez soi, venues des Etats-Unis avec les « fast-food », les « take and go » et les « food-truck ». Ces nouvelles pratiques, liées à d’autres, ont engendré des problèmes de santé, en 2010, on comptait trois millions de morts à cause de l’obésité, alors que, même s’ils sont de trop, malnutrition et famine en ont tué trois fois moins.

En même temps que l’habitude de manger rapidement et « sur le pouce », debout ou en marchant, introduite au 18ème siècle par John Montagu, comte de Sandwich, afin de ne pas interrompre son travail de bureau ou sa partie de cartes, se perd l’usage des couverts, assiette, fourchette, couteau, cuillère. La nourriture est portée directement à la bouche avec les mains, on est revenu aux temps primitifs. La fourchette avait pourtant pallié l’inconvénient de se salir les mains et les habits. Introduite en France au 16ème siècle par Catherine de Médicis, adoptée par Henri III et sa cour, elle n’avait pas la faveur de Louis XIV qui préférait porter la nourriture à sa bouche avec ses doigts. Instrument du diable pour le clergé qui y voyait une incitation à l’un des sept péchés capitaux, la gourmandise, c’est au siècle des Lumières que la fourchette se répand pour toucher toutes les couches sociales dans le courant du 19ème siècle. Elle est associée à la cuillère d’usage très ancien et très tôt populaire pour « manger la soupe » auprès de l’âtre, ainsi qu’au couteau de table à bout rond, introduit à partir de 1610 par Richelieu, afin de remplacer le poignard. L’assiette quant à elle, succédant à l’écuelle, est introduite à la Renaissance par François 1er. Son usage en est démocratisé sous Louis XV avec la fabrication industrielle de vaisselle en porcelaine et en faïence, celle de Limoges notamment.

Parallèlement à l’évolution des instruments pour s’alimenter, l’espace dévolu aux repas évolue. A la salle commune, où sont concentrées toutes les activités intérieures, cuisiner, manger, dormir, sont progressivement ajoutées des pièces spécifiques à chacune de ces fonctions. Au 18ème siècle, le salon, lieu de réunions sociales, d’échanges intellectuels, auquel était accolé la salle-à-manger, est devenu aujourd’hui la « salle de séjour » à usage multiple ; elle est compartimentée, sans être cloisonnée, en « coin repas » ouvrant sur un « coin cuisine » (dite aussi « cuisine américaine »), « coin télé/salon » aménagé avec une table basse autour de laquelle sont disposés canapé et fauteuils.

En 1928 les Allemands Heinz et Bodo Rasch publient « Der Stuhl », en français « La chaise », ouvrage dans lequel ils analysent les différentes postures de l’homme en position assise, et par voie de conséquence le mobilier qui s’y adapterait le mieux. Partant des différentes activités que l’on peut faire assis, ils représentent un modèle dans ces différentes positions, mais sans le support lui servant de siège. L’objet, ici le siège, ne sera plus un obstacle au mouvement, mais viendra l’accompagner, s’y modeler de telle sorte qu’on ne le sentira plus, qu’il disparaitra. Le siège n’est plus un signe de distinction sociale comme a pu l’être le fauteuil, de supériorité comme le trône, mais un il est un support confortable du corps.

Le tronc d’arbre, le tabouret, le banc, qui sont dévolus à des fonctions primaires comme manger ou travailler, sont remplacés par la chaise à partir de la Renaissance dans les châteaux et les maisons bourgeoises, puis elle se popularise à partir du 18ème siècle. Souvent associée à la table, la chaise dispose d’un dossier contre lequel le dos peut s’appuyer pour reposer les muscles. L’industriel viennois Michael Thonet développe à partir du milieu du 19ème siècle une technique de bois de hêtre cintré à chaud. Sortie des ateliers Thonet en 1859, la « Chaise n° 14 », dite chaise de bistrot, se commercialise à plus de 50 millions d’exemplaires jusqu’en 1914.

Dans les milieux aisés, le fauteuil occupe une place importante dans le salon, confortable avec ses accoudoirs enveloppant le corps et parfois son repose-pied. On peut y lire ou y somnoler selon son inclinaison, comme dans la Lounge chair et Ottoman de Charles et Ray Eames créée en 1949, ou la chaise longue LC4 de Le Corbusier, Jeanneret et Perriand, présente dans le premier bulletin de l’Union des Artistes Modernes. L’UAM, association d’artistes et de créateurs, se constitue en réaction contre l’exclusion des « modernes » au Salon des Arts décoratifs de 1929. Jusqu’à sa dissolution en 1958 remplacée par le Mouvement « Formes utiles », cette association a regroupé des créateurs remarquables de toutes disciplines, parmi lesquels on peut citer : Le Corbusier, Jean Prouvé, Robert Mallet-Stevens, Robert et Sonia Delaunay, Pierre Chareau, Fernand Léger, Charlotte Perriand. C’est la réunion des arts qui les animent, la pratique collective, la réalisation sans concession d’un art total, en rupture radicale avec les productions antérieures.

Afin d’optimiser le volume des meubles dans le transport, ils sont conçus en pièces détachées, faciles à assembler pour l’acheteur. Dessinée par Jean Prouvé en 1941, puis réalisée en prototype entièrement en bois en 1947, la chaise démontable n° 300 en bois et métal sort de ses ateliers en 1950. La chaise, comme d’autres meubles buffets et armoires notamment, se vend en pièces détachées, de transport aisé et d’assemblage facile. Un fabricant suédois de meubles s’est emparé de ce concept qui lui a assuré un succès international.

Conclusion

On pourra ouvrir la réflexion, trop brève pour ce vaste sujet et sans que cela soit définitif, sur le devenir de nos sociétés contemporaines ; il passe tout d’abord par une remise en cause des modes de vie des pays riches et des usages de leurs ouvrages architecturaux qui en découlent, puis par la dénonciation de leur influence sur le développement des pays pauvres, enfin par leur responsabilité sur les désordres écologiques de la planète. Les dernières crises vécues, celles sécuritaires comme celles sanitaires, devraient nous conduire non pas à surmonter ces crises pour reprendre la « vie d’avant », mais à réaliser les mutations indispensables pour maintenir la biodiversité dans un écosystème respectueux de toutes les formes de vie. L’usage n’est pas seulement l’affectation d’un lieu, mais aussi son utilisation de façon qu’il devienne pérenne, réutilisable, et que son impact sur le milieu naturel soit le moins dégradant possible. L’amélioration de nos conditions de vie conduit-elle de façon sûre et inéluctable à notre bonheur ? Le « confort d’usage » et une vie plus facile que celle de nos ancêtres nous rendent-ils plus heureux ? L’augmentation rapide des températures que prédisent les climatologues en cas d’émissions non contrôlées et drastiquement réduites des gaz à effet de serre vont modifier nos modes de vie et, probablement, les usages que nous faisons des bâtiments. Parfois, l’usage qui est fait d’un lieu est à l’opposé de celui auquel il avait été affecté…

Vince

[1]Lavalou A., Jean Prouvé par lui-même, éd. du Linteau, Paris, 2001, p. 73

[2]Aalto Al., La Table blanche et autres textes, éd. Parenthèse, Marseille, 2012.

[3]Ibid.

[4]Ibid.