BILLET n°162 – L’ART NOUVEAU : UN ART LIBRE, TOTAL, SOCIAL, RÉVOLUTIONNAIRE

 

 

« (…) Je dois vous révéler les doctrines, les devoirs que ces révolutionnaires m’ont inculqués. Je les précise : l’homme se doit d’être novateur ; il ne doit jamais copier et doit s’interdire le plagiat ; c’était net ! (…) Je ne dois pas négliger de dire que la révolution entreprise et appliquée par « l’École de Nancy » ne se limitait pas à la production artistique qu’elle voulait destiner au plus grand nombre, mais conjointement à l’évolution sociale bien nécessaire. » (Discours de Jean Prouvé lors de la remise du prix Erasme à La Haye le 21 septembre 1981).

 

 

L’Art nouveau procède surtout d’une rupture avec un ordre ancien, du début d’une ère nouvelle annonciatrice d’une transformation de la société en marche depuis la Révolution française. En France, l’amendement Wallon voté en 1875 a coupé court à toute restauration monarchiste, mettant à terre définitivement, près d’un siècle après la révolution de 1789, l’organisation de l’Ancien régime, la monarchie de droit divin et ses inégalités sociales fondées sur les privilèges de la noblesse et du clergé.

 

L’Art nouveau est un des premiers maillons de la transformation de la société et de l’environnement qui va s’échelonner durant tout le 20ème siècle, ayant pris son élan avec la naissance de l’ère industrielle au milieu du 19ème siècle. C’est l’un des premiers maillons de la modernité, avec le rationalisme d’Eugène Viollet-le-Duc, les performances techniques de l’acier avec Gustave Eiffel, puis à partir des années 1920 une exploration sur l’urbanisme et l’habitat avec le Bauhaus et Le Corbusier.

 

L’Art nouveau est au commencement du bouleversement intense de l’architecture durant le 20ème siècle, faisant table rase du passé, en rupture avec le classicisme académique. L’esprit de liberté qu’il propage et la transversalité des disciplines artistiques qu’il encourage ouvrent la porte au Deutscher Werbund fondé en 1907 par Hermann Muthesius à Munich, puis l’Institut des arts décoratifs et industriels de Weimar fondé par Henry van de Velde en 1908, qui se poursuivra après sa fermeture en 1915 avec la création du Staatliches Bauhaus par Walter Gropius en 1919, d’où sortiront nombre d’architectes du Mouvement moderne.

 

L’Art nouveau c’est également les gênes d’une architecture internationale, grâce aux échanges actifs entre différents milieux, artistiques, intellectuels, économiques. Ils seront les messagers de ces innovations, encouragés par une nouvelle bourgeoisie « éclairée », moderne, prête à prendre des risques pour une société nouvelle. Durant une courte durée d’un peu plus d’une décennie, bien que minoritaire dans la production architecturale, l’Art nouveau va essaimer jusqu’aux frontières de l’Europe en Turquie et au-delà, en Russie, aux Etats-Unis, en Amérique latine, avec des variantes stylistiques propres à chaque pays.

 

L’Art nouveau est la dénomination utilisée en France et en Belgique, mais selon les pays où cet art s’implante les termes changent ainsi que les modes pour exprimer la nouveauté, Modern Style en Ecosse, Nieuwe Kunst en Hollande, Jugendstil en Allemagne, Secessionstil en Autriche, Liberty en Italie, Modernismo en Espagne, etc.

 

L’Art nouveau est le terme utilisé pour ce mouvement et son architecture en Belgique et en France. Ailleurs le terme change pour exprimer la nouveauté, Modern Style en Ecosse, Nieuwe Kunst en Hollande, Jugendstil en Allemagne, Secessionstil en Autriche, Liberty en Italie, Modernismo en Espagne, etc. Pourtant en Franc comme en Belgique certains pédants utilise l’expression anglaise de « Modern style » à la place d’Art nouveau, alors que le mot « nouveau » n’a pas l’ambiguïté du mot « moderne », toujours mouvant et aléatoire comme le souligne Louis Aragon : « Il ne faut pas oublier que le mot « moderne » change perpétuellement de contenu, c’est ce qui sans doute le rend malaisé à manier (…) ».[1]

 

L’Art nouveau se revendique comme un « art total », devant rassembler toutes les disciplines artistiques. En architecture, toutes les compétences artisanales, voire industrielles, avec l’apport du fer, du verre et du béton armé, sont mobilisées à l’acte de construire. La diversité des styles montrent qu’il n’y a pas « un » mouvement Art nouveau, mais des manifestations diverses selon les artistes et les lieux. Cette liberté dans l’expression artistique est également une nouveauté, les artistes et architectes s’expriment librement, passent d’une discipline à une autre. Gallé est à la fois industriel, maître verrier, ébéniste, céramiste et botaniste, Majorelle patron d’un fabrique de faïence et de meubles mène en même temps une activité de décorateur, Jacques Grüber après avoir réalisé des décors pour Daum, des couvertures de livres pour René Wiener et des meubles pour Majorelle, se consacre entièrement au vitrail à partir de 1900, Victor Prouvé est peintre mais aussi sculpteur, graveur et relieur sur cuir.  

 

L’Art nouveau veut être aussi un « art pour tous », pour toutes le couches sociales, pour la bourgeoisie mais aussi pour les classes ouvrières défavorisées. À l’opposé de « l’art pour l’art » égocentrique, les artistes Art nouveau veulent diffuser largement leur art et toucher toutes les strates de la société. L’art quitte les salons et descend dans la rue, à la vue et à la portée de tous ; la façade en bordure de rue est une vitrine où toutes les disciplines artistiques sont exposées, la sculpture, la ferronnerie, la céramique, le vitrail, l’ensemble orchestré par l’architecte dont le dessin reflète l’organisation interne de l’édifice ; le mobilier urbain est l’occasion d’œuvres artistiques offertes à tous les passants, comme les entrées du métro parisien dessinées par Hector Guimard ou les affiches d’Alphonse Mucha sur les colonnes Morris.  

 

L’Art nouveau est plus un « esprit » qu’un « style », compte tenu de ses aspects protéiformes. En architecture, l’Art nouveau n’a pas été une « révolution », mais plutôt une « réaction » contre l’emprise de l’académisme et du classicisme. Ce n’est pas une une aspiration à créer un style unitaire, mais plutôt un besoin de ressourcement, lequel va se manifester de différentes façons, d’où des résultats pas forcément homogènes selon la culture des artistes et des pays.

 

 

Les écarts de définitions de l’Art nouveau dans l’historiographie sont importants, à la fois sur les questions stylistiques, sur les cadres géographiques, chronologiques, et sociétaux. Dans ce contexte hétérogène il serait vain de vouloir classer l’Art nouveau uniquement selon la stylisation, comme le fait Franck Russel qui catégorise entre les « curvilinéaires » (Horta, Guimard) et les « rectilinéaires » (Mackintosh, Wagner, Hoffmann)[2].

 

Une soixantaine d’années après l’éclosion de l’Art nouveau en même temps que celle du cinématographe, le terme de « Nouvelle vague » apparaît dans les années 1960 pour caractériser « deux choses à la fois : d’une part l’irruption radicale de la modernité cinématographique portée par une poignée de jeunes artistes (…), et d’autre part un mouvement très large et très profond, un changement de société où le cinéma, en se rajeunissant, a sa part (…) La Nouvelle vague, de ce point de vue, n’est rien moins que l’ensemble des signes d’un changement d’époque au tournant des années 1950-1960. »[3] Il suffirait de remplacer « Nouvelle vague » par « Art nouveau », « cinéma » par « architecture » et « 1950-1960 » par « 1890-1910 » pour comprendre que les acteurs, les contextes, les approches et les conséquences de ces deux périodes présentent de troublantes similitudes.

 

 

Vincent du Chazaud, le 26 octobre 2022  

(extrait arrangé de «L’Art nouveau/5 villas et hôtels particulier », éditions du Moniteur, octobre 2022)

 

 

[1] Préface de Louis Aragon à l’ouvrage de Roger-Henri Guerrand L’Art nouveau en Europe, Éditions Plon, Paris, 1965. Il ajoute : « (…) et donne toujours à ses adversaires l’air de courir après leur ombre. C’est aussi ce qui fait sa grandeur. » Pourtant Aragon, de façon pédante, nomme sa préface « Le « Modern Style » d’où je suis ».

[2]RUSSEL Franck, L’architecture de l’Art nouveau, Éditions Berger-Levrault, Paris, 1982

[3] Article de Jean-Michel Frodon dans Le Monde du mercredi 8 septembre 2021, « Jean-Paul Belmondo, acteur ».