BILLET n°164 – LE CORBUSIER, ENCORE …

 

Ayant un peu de temps, à perdre ou à gagner, c’est selon, je suis allé aux XXIème rencontres de la Fondation Le Corbusier ayant pour thème « Le Corbusier. Vers un intérieur moderne ». Tous les assistants avaient l’air de se connaître, s’appelaient par leurs prénoms sur les estrades et dans la salle, bref on « était entre nous, quoi ».

 

Les interventions étaient d’un bon niveau, on a appris des choses, c’est la moindre des choses dans un colloque… Encadrés par les dinosaures du Corbusianisme Bruno Reichlin pour l’introduction et Arthur Rüegg pour la conclusion, auxquels faisait écho dans la salle William Curtis, de jeunes chercheurs ont fait de brillants exposés. Plus d’un demi-siècle après son décès, on apprend effectivement encore des choses sur Le Corbusier, rien d’étonnant si l’on en croit Jean Prouvé : « Voyez ce croquis que je viens de faire, Le Corbusier aurait signé, daté. Je l’ai toujours vu faire ça. Ce n’est pas à crier sur tous les toits, mais il y avait tout de même chez lui des choses qui disparaissaient malgré sa volonté de collectionner, d’archiver. »[1] Peut-être certaines de ces « choses » réapparaissent petit à petit…

 

Par exemple, la connaissance de l’important mural de photographies pour le mur courbe du salon d’accueil du Pavillon de la Suisse à la Cité internationale universitaire[2]. Ce curieux assemblage de photos noir et blanc de microcosmes et de macrocosmes, aujourd’hui disparu, a été réalisé en trois jours par Le Corbusier avant l’inauguration le 7 juillet 1933. En effet, celui-ci prit les devant, les gestionnaires imaginant accrocher sur ce mur des peintures de paysages suisses, montagnes et vallées, ce qui aurait été une façon de détourner ou d’adoucir la radicalité moderniste de Le Corbusier avec des images folkloriques et champêtres. Sept années plus tard, Le Corbusier récidive pour le 2ème Salon de la France d’outre-mer au Grand Palais inauguré le 2 mai 1940. En charge de la section des arts, il réalise à nouveau une grande fresque photographique avec les portraits des photographes avant-gardistes Thérèse Le Prat, Pierre Verger, Denise Bellon, Pierre Boucher et René Zuber… Ceci est raconté dans une exposition, « Décadrage colonial- Surréalisme, anticolonialisme, photographie moderne », qui se tint dans une salle à côté de l’amphithéâtre où avait lieu le colloque et l’intervention titrée « Le premier mural photographique dans les intérieurs corbuséens ». Quant au mural photographique du Pavillon Suisse, endommagé pendant la guerre, Le Corbusier le remplace en 1948 par une peinture murale qu’il intitule « La peinture du silence ».

 

Autre découverte, pour moi en tous les cas, celle d’un arbre dans un projet de Le Corbusier pour la Maison La Roche à Paris[3], actuellement siège de la Fondation Le Corbusier avec la maison Jeanneret-Raff. L’arbre est implanté sur la parcelle voisine, et vient en surplomb sur le terrain du projet de la maison La Roche qui doit venir en limite séparative. Le Corbusier vient échancrer son bâtiment pour laisser de la place à l’arbre, puis le met en scène en disposant des baies de face et de profils. Cet arbre existe-t-il encore aujourd’hui ? A-t-il été inscrit au patrimoine de l’humanité par l’Unesco en même temps que la maison La Roche en 2017 ?

 

Surprise aussi dans ce colloque, celle de découvrir que les aménagements et meubles des cuisines de l’Unité d’habitation de Marseille[4] n’étaient pas à mettre au crédit de Charlotte Perriand, comme on le lit dans bon nombre d’ouvrage qui y sont consacrés, mais de Simone Galpin, la première épouse d’André Wogenscky. Perriand fit bien des études et prototypes avec la société CEPAC, proches de celui réalisé par l’ATBAT avec Simone Galpin. CEPAC voulant exploiter cette recherche, Le Corbusier y mit un terme par un courrier adressé par Le Corbusier le 17 mars 1950 à Charlotte Perriand. Il écrit, parlant de celle de Marseille : « cette cuisine s’appellera – pour éviter toute confusion – la « cuisine atelier Le Corbusier, type 1 ». » Annonçant le paragraphe qui va suivre, Le Corbusier a proposé effectivement à Charlotte Perriand de collaborer sur l’équipement des appartements de Marseille en ces termes pittoresques propres à Le Corbusier et misogynes propres à l’époque : « (…) je serais très content que tu puisses insérer à l’articulation utile, un bout de mise au point qui est dans tes cordes, c’est-à-dire le tour de main de la femme pratique, talentueuse (rajouté à la main) et aimable en même temps. » Concernant un hypothétique contrat, il ajoute : « Je t’avertis que tous les modèles déposés qui pourront être créés le seront au nom de l’ATBAT qui est une coopérative (…) Dans cette coopérative, nous travaillons depuis une année en terrain d’approche, sur la loyauté et le dévouement. Nous ne commençons pas à faire des contrats de stars, lesquels s’écroulent devant les réalités, nous faisons le travail. »

 

Ceci nous amène tout naturellement aux questions de paternité (ou maternité) pour les œuvres, qui sont revenues de façon récurrentes durant le colloque. Parfois ces guerres picrocholines, que se font les ayants droit et que ne se feraient sans doute pas les créateurs, sont tranchées devant les tribunaux.. Cette question de paternité court en filigrane sur toutes les créations du Mouvement moderne. Elle est alimentée en grande partie par les descendants, à cause notamment des questions financières découlant des fac-similés. Quelle est la part de l’historien dans les décisions de justice, quand les conflits sont tranchés devant les juges ? C’est souvent la notoriété des créateurs travaillant ensemble qui exacerbe les conflits et échauffent les ayant-droits. Dans les musées[5], on assiste à une valse des cartels de gauche à droite en fonction des décisions de justice : une fois avec « Le Corbusier-Jeanneret-Perriand-Prouvé », une autre fois avec « Le Corbusier-Jeanneret-Perriand», une fois encore avec « Perriand-Prouvé », enfin avec « Perriand » toute seule… Dans cette démesure, il est difficile de publier en citant des noms, avec le risque d’avoir à insérer un « erratum ». Sans compter que pour s’acquitter des droits d’auteur, à qui faut-il s’adresser, quand plusieurs héritiers revendiquent la paternité de l’œuvre. Sans compter ceux faisant du chantage pour faire modifier le texte dans le sens qu’ils souhaitent, moyennant une autorisation de publication iconographique. Les auteurs attendent impatiemment que l’œuvre tombe dans le domaine public, 70 ans après le décès du créateur (auxquelles peuvent s’ajouter les années de guerre s’il a combattu). Quelle galère pour les historiens qui veulent publier sur le XXème siècle !

 

Vincent du Chazaud

06 janvier 2023

 

 

[1] « Jean Prouvé par lui-même », propos recueillis par Armelle Lavalou, éditions du Linteau, Paris, 2001, p.131

[2] Pauline Percheron, « Le premier mural photographique dans les intérieurs corbuséens », XXIème rencontres de la Fondation Le Corbusier, « Le Corbusier. Vers un intérieur moderne », Paris 12 et 13 janvier 2023

[3] Bruno Reichlin, « Précis sur l’intérieur moderne », XXIème rencontres de la Fondation Le Corbusier, « Le Corbusier. Vers un intérieur moderne », Paris 12 et 13 janvier 2023

[4] Sarah Fériaux-Rubin, « Simone Galpin et l’équipement de l’unité d’habitation : une contribution aux créations de l’atelier de Le Corbusier », XXIème rencontres de la Fondation Le Corbusier, « Le Corbusier. Vers un intérieur moderne », Paris 12 et 13 janvier 2023

[5] Olivier Cinqualbre, « Collaborateurs…ou pas ? Dans l’ordre d’apparition : Charlotte Perriand, Jean Prouvé, Pierre Jeanneret, Le Corbusier, XXIème rencontres de la Fondation Le Corbusier, « Le Corbusier. Vers un intérieur moderne », Paris 12 et 13 janvier 2023