BILLET 171- MATISSE M’ATTISE, ÉLOGE DU THÉÂTRE DES LOGES

Je ne suis pas un grand amateur de ces jeux de mots, souvent utilisés pour introduire un article dans un journal, « Libération » en était friand, et l’est peut-être toujours, mais ça fait quelques années que je ne le lis plus…

Bon, ici avec « attiser » il y a à voir avec le souffle qui anime la flamme. Henri Matisse (1869-1954) est bien comme le tisonnier qui attise le tison. Pour s’en rendre compte, il suffisait d’aller voir l’exposition au Musée de l’Orangerie « Matisse. Cahiers d’art, le tournant des années 30 »[1]. Boum, badaboum, une claque de couleur, rien à faire, même Picasso ne l’atteint pas à la cheville.

Du coup, je retire ce que j’ai écrit dans un récent billet à propos de l’exposition Alfred Courmes, « je n’ai rien contre les expositions tranquilles comme celles d’Henri Matisse dont une est visible à l’Orangerie ». C’est qu’en fait je ne l’avais pas encore vue, quel sot je fais… Il n’y a rien de tranquille dans cette exposition plus explosive qu’un feu d’artifice un 14 juillet. On va, on vient, d’une peinture à une autre, d’un film sur Matisse dessinant ses danseuses accompagné de son chien qui monte et descend avec les échelons de l’échelle menant à l’échafaudage pour dessiner cette fresque immense. Matisse le fauve, rugissant de couleur… dont on pouvait lire sur les murs de Montparnasse : «Matisse rend fou, Matisse est plus dangereux que l’absinthe. »

 

Matisse, c’est aussi ce bel hommage à la femme plantureuse, belle, épanouie, lascive face au maître… de la couleur. Je les aime toutes ses femmes, sauf celle à la voilette. Je les aime nues, je les aime habillées d’étoffes colorées, je les aime dans leurs chambres ou à une fenêtre donnant sur un paysage ensoleillé du midi. Ses modèles, il les aimait, de l’un d’eux, Caroline Joblaud, il eut une fille, Marguerite, à l’âge de 25 ans.

Était-il inquiet quand la guerre  venait frapper son pays ? En 1914 âgé de 46 ans, avec Albert Marquet, demandent à rejoindre leurs camarades Derain, Braque, Camoin, Puy qui sont sur le front. « Ils risquent leurs peaux, nous en avons assez de rester à l’arrière… comment pouvons-nous servir le pays ? » écrivent-ils au ministre Marcel Sembat.  

Durant la Seconde guerre mondiale, sa femme Amélie et sa fille Marguerite sont arrêtées par le gestapo pour faits de Résistance. Elles seront finalement libérées, mais Marguerite, torturée, est défigurée. Son fils Jean, sculpteur, appartient lui aussi à un réseau de résistants.   

 

Durant l’été 1953, comme tous les ans, Le Corbusier s’installe dans son cabanon de Roquebrune-Cap-Martin, à côté de la guinguette l’Étoile de mer de Thomas Rebutato. Revenant d’une visite à la chapelle de Vence, Le Corbusier écrit à Matisse le 24 août 1953 : « Cher Matisse, je suis allé voir la chapelle de Vence. Tout est joie et limpidité, jeunesse. Les visiteurs, par un tri spontané, sont dignes, ravis et charmants. Votre œuvre m’a donné une bouffée de courage, non que j’en manque, mais j’en ai rempli mes outres. Cette petite chapelle est un grand témoignage. Celui du vrai. Grâce à vous, une fois de plus, la vie est belle. Merci. À vous mon plus amical souvenir ».

 

Pour l’affiche et la couverture du catalogue, je n’aurais pas choisi cette « Femme à la voilette » de 1927, plutôt triste et qui doit faire peur aux enfants… Non ce n’est pas ma tasse de thé.

Encore une fois je ne suis pas friand de ces jeux de mots, je reconnais en user parfois, et ici pour ce théâtre, il convient si bien : éloge du Théâtre des Loges.  

Parti voir et entendre « La Mouette » d’Anton Tchékhov joué par la troupe du Théâtre des Loges[1], dans le métro je tombe sur un article de Michel Guerrin dans Le Monde du 3 juin intitulé « La révolte des élus locaux ». Ces derniers, malgré les subventions allouées par l’État, veulent avoir la main sur les programmations des spectacles et les nominations de directeurs de théâtres. À ce sujet, Laurent Wauquiez, le patron de la région Auvergne-Rhône-Alpes, « incarne la détestation d’un élitisme culturel qu’on retrouve, en moins brutal, chez nombre d’élus de tous bords ». S’il est un théâtre qui « roule tout seul », sans avoir à devoir à quiconque, c’est bien le Théâtre des Loges, dont la devise est « Au théâtre simple et vrai ». Depuis trente-quatre ans la Troupe est installée dans un ancien lavoir de Pantin, à un « jet de pierre » du métro Hoche. Depuis trente quatre ans les élus de Pantin et du département de Seine-Saint-Denis ignorent ce magnifique théâtre, tant ses gens que son lieu. Trente quatre ans qu’aucun élu, ou alors l’aurait-il fait si discrètement pour ne pas être reconnu, n’est venu assister à l’un de ses spectacles, ou s’intéresser à l’enseignement que dispense Michel Mourtérot dans ses ateliers de théâtre destiné aux jeunes et aux adultes « désireux de découvrir ou de mieux pratiquer le Théâtre, ou tout simplement de profiter de ses bienfaits. Le travail est fondé sur le plaisir du jeu »… Ignorance, ignorance, ignorance… mais est-ce de l’ignorance de la part des élus ? Sans doute faut-il faire semblant d’ignorer ce théâtre, de peur que la troupe ne vienne demander ou réclamer une subvention ! Elle a vécu sans vos subsides durant trente quatre ans, mesdames et messieurs les élus, dormez tranquilles comme des bourgeois repus… mais si vous consentiez à ouvrir un œil, enfiler vos guêtres et vos savates pour vous transporter au Théâtre des Loges, votre vie et celle de votre cité en seraient changées.

Michel Mourtérot cultive son « Art » avec passion, plein d’audace et d’humour, œuvrant pour « pour un théâtre festif, apaisant et exigeant », car respectueux du public auquel il veut en « donner pour son argent », et lui faire partager son plaisir. Et c’est un vrai travail d’artiste, fait par un véritable artiste, auquel nous assistons à chaque spectacle, quand la troupe joue Molière, Shakespeare, Lorca, Camus, Racine, Musset, Gogol, ici Tchekhov avec « La Mouette », vingt-sixième spectacle du Théâtre des Loges. Michel Mourtérot qui s’octroie le rôle de Sorine, l’oncle cacochyme, il est entouré de ses fidèles formés par lui, Romain Dubos dans le rôle de Trigorine, Paul Lemonnier dans celui de Tréplev, les deux écrivains, et Valentin Yvenou dans celui du médecin Dorn. Parmi cette troupe de onze comédiens, tous excellents, Sophie Meyer resplendit dans le rôle de Nina, et nous gratifie de sa belle voix entonnant un chant russe (me semble-t-il, qui n’est pas dans le texte de la pièce). Enfin, le facétieux metteur en scène, Michel Mourtérot encore, ajoute une farandole joyeuse à son étonnante et époustouflante mise en scène, mettant dans le théâtre une gaîté surprenante juste avant que le drame ne surgisse… Merci à la troupe du Théâtre des Loges, deux heures et plus après les trois coups, on pense, on doute, on est heureux d’en avoir pris plein la tête et plein les yeux. Ce n’est pas ça le théâtre ?  


 

Vincent du Chazaud, 9 juin 2023

 

 

1 Exposition qui eut lieu à l’Orangerie du 1er mars au 29 mai 2023. Cahiers d’art était une revue d’avant-garde créée par Christian Zervos en 1926, elle fut le porte-voix du modernisme international et des courants esthétiques de son temps, la revue rend compte de la production de Matisse tout au long de l’entre-deux-guerres.

2 Théâtre des Loges, 49 rue des Sept-Arpents – 93500 Pantin – à 200 mètres du M° Hoche (ligne 5) – 01.48.46.54.73. La Mouette d’Anton Tchekhov du 9 juin au 2 juillet 2023 vendredi et samedi à 20h30, dimanche 16h30 (19€, 16€, 12€, 7€ selon les cas, réservation 01.48.46.54.73 ou 06 15 23 80 28)