BILLET n°170 – IL FAUT ÊTRE ABSOLUMENT POSTMODERNE

« Damnés, si je me vengeais ! Il faut être absolument (post)moderne », pour parodier Arthur Rimbaud dans une Une saison en enfer, écrit en 1873, un siècle avant l’émergence du Postmodernisme, que l’on situe en 1973.  

C’est lors d’une table ronde sur le Post-modernisme au Pavillon de l’arsenal, avec la présentation d’un récent ouvrage de Jean-Louis Violeau sur le sujet[1], que m’est revenu en boomerang mes années d’études d’architecture à Strasbourg. C’était une époque, de 1970 à 1975, où on était quelques-uns à se foutre de tout, où l’architecture n’était pas vraiment un sujet d’étude… « Picozatéproda » était notre chant de guerre, écrit au bas d’un trognon de pomme peint. « Rouge, comme le sang qui bouge, ce sang que toutes les armées portent au front comme un péché » écrit sur la maquette du projet d’aménagement de la place d’armes de Neuf-Brisach fortifiée par Vauban, au milieu de laquelle s’étalait une grosse tâche rouge. Copié-collé d’un projet de « Jaap » Bakema pour un centre administratif, qui valut 20 à Bakema et 0 à l’auteur de cet emprunt, etc. Jean Prouvé rapporte que peu après 1968, Paul Herbé trépignait devant les étudiants en leur disant : « Bande de cons, vous allez détruire la seule école dans laquelle on n’apprend rien ! »[2] L’ombre de Guy Debord et des situationistes, très actifs à Strasbourg, planaient encore sur la ville… Était-on des Post-modernes ? Et tétons-nous y encore ?

« Postmoderne », dans les décennies 1970 et 1980, c’était se situer « après » ou « contre » le Mouvement moderne initié dans les années 1930, soit un demi-siècle plus tôt.

« Postmoderne », le terme est popularisé par Charles Jencks avec son ouvrage édité en 1977, Le langage de l’architecture post-moderne, attrape-tout de tous les courants contestant le Mouvement moderne, lui reprochant que « le souci d’efficacité l’a conduit à oublier celui de l’hospitalité »[3]. Les Postmodernistes ont reproché aux Modernes l’absence de continuité avec l’histoire de l’architecture, une rupture, ou plutôt une amnésie, comme si il était indispensable dans un processus de création de conserver une touche de la (ou des) précédente. Mais au sens rimbaldien du terme, le « moderne » est bien une rupture : « L’automne déjà ! Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, loin des gens qui meurent sur les saisons. » Et c’est bien à une révolution, lente mais implacable, qu’on assiste en architecture depuis les débuts de l’ère industrielle. En 1972, Rem Koolhaas, avec son projet au cœur de Londres (Exodus ou les prisonniers volontaires de l’architecture), utilise le même procédé radical pour fustiger la ville sécuritaire que Le Corbusier en 1925 avec le plan Voisin pour Paris, rasant la ville bourgeoise haussmanienne. 

Certains postmodernes, faisant fi des nouvelles techniques, se réfèrent au néo-classicisme. Alors sont accrochés sur les façades des décors antiques, des colonnes, des chapiteaux, des frontons, etc. comme pour se rassurer que l’architecture existe encore, comme une image pieuse extraite des pages d’un missel, brandie face à l’impie. Les poutres en béton se compliquent d’une arcade, quand on sait qu’un cintre est la conséquence d’un procédé constructif en pierre, et une aberration pour le béton. Mais tous les Postmodernes, quand ils n’étaient pas « antis » mais « nouveaux » modernes, ne sont pas allés puiser dans le bric à brac des antiquaires. Jean Prouvé, par exemple, avait pris ses distances avec Mies van der Rohe et le Bauhaus, ainsi qu’avec la Charte d’Athènes et les théories sur l’urbanisme défendues au cours des différents congrès des CIAM depuis celui de La Sarraz en 1928 jusqu’à leur dissolution en 1959 à Otterlo.

La remise en cause salutaire par Team X des conceptions rationalistes d’un urbanisme rigide dont les excès sont visibles dans les constructions des grands ensembles des années 1960, sera à son tour dévoyée. C’est en prenant appui contre cette médiocrité architecturale et urbaine que la réaction est venue, confortée par les évènements de mai 1968. Ce nouveau souffle en balayant les mandarins et leurs projets « à la chaine », a voulu trouver une voie nouvelle. Elle a conduit alors à une architecture « bavarde ». Certains ont cru que c’est en puisant dans l’histoire qu’ils sortiraient l’architecture et l’urbanisme de leur impasse, avec des projets de « copier-coller » et de « pâtisseries » kitsch, quand d’autres s’adonnent à la dérision ou miment la ruine et anticipent la future destruction de leur œuvre. C’était à nouveau une impasse… « Moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan ! », c’est toujours Arthur Rimbaud dans Une saison en enfer.

L’enseignement de l’architecture s’est tourné vers la « littérature » et les sciences humaines, grandes oubliées de l’enseignement académique ; les diplômes sont devenus de courtes thèses écrites de sociologie urbaine, comme pour s’assurer ou justifier qu’on réfléchissait. Ce qui ne manquait pas d’étonner Jean Prouvé: « Il ne manquerait plus que ça que vous ne soyez pas des sociologues! C’est la base du métier d’architecte, un architecte doit être un ethnologue et un sociologue avant tout. Ne vous excusez pas, vous êtes forcément sociologues puisque vous construisez pour vos semblables, que vous organisez des villes. Cela fait partie de votre valeur[4]. »  En 1968, l’architecte Hans Hollein lançait son slogan « TOUT est architecture » donnant un champ illimité à la discipline…

 

Vincent du Chazaud, 27 septembre 2023

 

[1] VIOLEAU Jean-Louis, Paris postmoderne-Architecture 1973-1993, Éditions du Pavillon de l’Arsenal, Paris, 2023.En couverture, une photo de l’immeuble 11 bis rue Pierre-Nicole à Paris de ED architectes (dont Patrick Demanche est un des membres fondateurs en 1970).

[2] LAVALOU Armelle, Jean Prouvé par lui-même, Éditions du Linteau, Paris, 2001, p.122

[3] VIOLEAU Jean-Louis, Petites histoires d’architecture de 1965 à aujourd’hui, Éditions Le Moniteur, Antony, 2023. Aux pages 48 et 49, titre de l’article « Charles Jencks imagine les mouvements modernes en architecture ».   

[4] LAVALOU Armelle, Jean Prouvé par lui-même, Éditions du Linteau, Paris, 2001, p.135