BILLET n°173 – LETTRE À PIERRE ET NICOLAS LE RETOUR

Ce billet est en forme de lettre adressée à un ami. D’ailleurs, depuis combien de temps n’avez-vous pas écrit une lettre ? Une vraie lettre, manuscrite, sur plusieurs pages blanches, dans laquelle vous décrivez le lieu d’où vous écrivez, dans laquelle vous livrez à votre correspondant vos pensées, vos joies, vos peines, vos inquiétudes, dans laquelle vous êtes « vous-même »… Pas de ces lettres tapées à la machine sur clavier AZERTY dont la typographie cache votre psychologie tapie derrière les arabesques des lettres tracées sur le papier par votre main, guidée par votre cerveau. Ces signes tracés qui évoluent en fonction de l’âge, de l’humeur, de votre vie, ces signes qui vous trahissent quand la lettre tombe entre les mains d’un graphologue. Pas de ces lettres qui se terminent par une formule convenue du genre « veuillez agréer l’expression … » qui n’exprime rien de plus qu’il faut se quitter, un point c’est tout, qu’enfin ce pensum est terminé. Mais plutôt des mots de conclusions, d’espoir ou de regret, le souhait de lire ou de voir bientôt celui ou celle à qui on a livré cette intime et longue missive.

Depuis combien de temps n’avez-vous pas pris une plume, peut-être pas la plume « Sergent major » de l’écolier que vous fûtes et de son porte-plume, mais celle d’un stylo rempli d’une encre noire, profonde comme le fond d’un puits, ou bleue, émouvante comme la nuit percée seulement d’étoiles, ou violette, mystérieuse comme une chasuble d’évêque ou de cardinal, je ne sais plus lequel m’av tripoté en premier… Il y a les inconditionnels du « Parker », à la plume ronde et soyeuse glissant sur le papier lisse « Oxford », personnellement c’est mon préféré, il y a ceux que le snobisme pousse à arborer en salle de réunion un stylo noir bagué d’or, la pointe du capuchon incrusté d’un Edelweiss et dont la plume en or gratte la surface d’un papier sophistiqué filigrané…

Depuis combien de temps n’avez-vous pas reçu une de ces lettres dont le nombre de feuilles remplies d’une écriture connue, souple ou nerveuse, artistique ou « patte de mouche », remplie de ratures ou claire et expéditive, en rende l’enveloppe si lourde qu’elle vous oblige à régler une surtaxe pour la  récupérer ? Elle est maintenant dans votre main, comme si vous preniez la main de celui ou celle qui vous l’adresse, une lettre enveloppée du parfum de l’être aimé, vous parcourez fiévreusement, avidement, les lignes fines ou empâtées, détachées ou serrées, nerveuses ou balancées. Vous avez la chance de savoir lire, et votre culture vous permet de saisir tout le sens des mots alignés.

Parfois on lit à haute voix ces missives pour en goûter toute la subtile sonorité qui se dégage dans l’alignement de ces mots mûrement choisis. Ils peuvent former comme un poème, comme une chanson qui balance ses rimes dans la tête et dans le corps.

Depuis combien de temps avez-vous rangé cette lettre, l’avez-vous glissée entre deux livres de la bibliothèque ou glissée au fond d’un tiroir, n’osant pas la jeter, tant les mots tant les mots qu’elle contient sont importants pour vous. La prendre en main, le lire une nouvelle fois vous émeut, vous plonge dans un passé oublié qui ressurgit comme une source trop longtemps tarie. A nouveau, une fois votre mémoire agitée, les souvenirs recollés, vous posez la question son devenir : la garder encore ou la détruire ? Ou bien reprendre cette plume que vous avez si longtemps délaissée, la dérouiller, remplir d’encre le réservoir le réservoir du stylo qui n’était plus devenu qu’un ornement sur le bureau et écrire, écrire, écrire pour celui ou celle que vous venez de relire…

 

Alors voici ma lettre adressée à Pierre.

 

Mon cher Pierre,

Je reprends une petite lampée de whisky pour te répondre, voilà c’est fait… 

Je rentre de voir une exposition fabuleuse[1]: « Nicolas le retour », non heureusement, il ne s’agit pas de Nicolas Sarkozy, même si celui-ci fait un retour judiciaire, mais de Nicolas de Staël, c’est au musée d’art moderne de la ville de Paris. Dans la file d’attente on m’a cassé mes lunettes, si bien que j’ai encore mieux vu ses peintures et dessins, tous magnifiques… on comprend qu’il se soit suicidé en se défenestrant, il était monté tellement haut!!! Cet homme à la face en lame de couteau n’a usé que de couteaux pour sa peinture, normal…

Il s’absorbe entièrement, il est absorbé tout entier par la peinture.

Ce travail l’absorbe de jour et de nuit.

Il est immergé dans une mer de couleur.

Pourquoi cet art réclame-t-il un engagement si total ?

Pourquoi cet art réclame-t-il des victimes ?

Peut-on, comme un ouvrier, comme un artisan, bien faire son travail seulement ?

Je ne sais plus quel peintre disait que la peinture était un art très difficile, mais il fallait bien que quelqu’un s’y colle…

Pour Nicolas de Staël, les années d’Après-guerre sont mieux connues, comme celles légendaires qui collent aux artistes maudits, celle des écorchés vifs, celles des jusqu’au-boutistes que leur art laisse pantelants, au bord du vide de la création, celles qui accompagnent une exigence absolue, celles de Vincent Van Gogh, de Blake, de Malevitch, de Soutine et tant d’autres cloués au pilori de l’art.

L’exigence absolue.

Il faut de l’insouciance.

Il faut de l’inconscience.

Mais comme pour tenter de me faire pardonner, il ne s’agit pas de n’importe quels peintres : l’un s’appelle de Staël, l’autre Van Gogh. Si Artaud disait du dernier qu’il était « le suicidé de la société », on peut dire des enfants de Gaza et d’Israël qu’ils sont les « massacrés de notre cécité ».

Bon tu me demandes ce que je deviens… mais je ne deviens rien malheureusement, ce que je suis n’a pas tellement changé de ce que j’étais. Août froid et pluvieux en Bretagne (on a allumé le chauffage le 1er août), puis caniculaire en Dordogne, à tel point qu’on a dû annuler le 10ème banquet des poètes à Argentine en Dordogne. Pas vraiment annulé, on s’est réfugié au frais mais en très petit comité dans l’église attenante à la maison… l’un des poètes s’est cassé la figure dans les bancs tellement il était saoul, en essayant de réciter « Le bateau ivre » de Rimbaud. Bon vois-tu, rien ne change, on est toujours aussi con… À bientôt, pour échanger nos maux, ou pour se voir et se faire mal.

 

Vincent du Chazaud, le 3 octobre 2023.

Nicolas de Staël, Agrigente 1953-54

 

[1] « Nicolas de Staël », exposition au musée d’Art moderne de Paris, du 15 septembre 2023 au 21 janvier 2024.