BILLET n° 174 – LES DOMIYA-DAIKU ET L’ART DU KIGUMI

Aujourd’hui 31 octobre, je reviens tellement bouleversé et enthousiasmé, d’une exposition vue à la Maison de la culture du Japon, que je veux immédiatement, sans délai, vous en faire part. L’exposition s’intitule « L’art des charpentiers japonais »[1].

On a tous pensé, ou presque tous, ennuyés par des études abstraites d’architecture, longues et parfois mal enseignées, que l’envie de passer à des travaux pratiques, à une expérience manuelle a pu nous effleurer. Pour moi ce fut le cas, j’ai caressé un moment le choix d’être menuisier-charpentier… J’ai connu un architecte à l’agence d’Aéroport de Paris qui a sauté le pas, il est charpentier dans une entreprise de restauration.

Bon, on ne peut être tous des « Saint Joseph », mais il faut dire que dans l’art des charpentiers japonais, non seulement il y a de l’adresse, de la technique, mais il y a aussi de la spiritualité. Au Japon, le démarrage d’un chantier commence par le « Jichinsai », c’est-à-dire la cérémonie d’apaisement du terrain, ce que l’on demande aux esprits afin que le sol soit stable et sécurisé, ce qui est le moins pour un pays traversé régulièrement par des tremblements de terre. Lors de la pose du dernier élément de couverture d’un édifice religieux, à nouveau il y a un rituel shintô en costume de cérémonie orchestré par le « dômiya-daiku », le maître charpentier.

Cette tradition n’est pas sans rappeler celle de la pose du « bouquet final » sur le sommet de la charpente de la toiture ou sur la cheminée, quand sur un chantier le « clos et le couvert » sont terminés, encore vivace en France jusqu’au milieu du XXe siècle. Ce bouquet, une branche décorée de fleurs et de rubans, est hissé par un compagnon tiré au sort, sous les vivats des ouvriers, des patrons et du maître d’ouvrage qui offre une collation arrosée.

Cette tradition nous viendrait d’Europe du nord, où les constructions en bois sont abondantes, et l’arbre objet d’un culte. L’arbre abattu pour la construction est honoré en plantant au sommet de la construction une de ses branches ornée. Le gros-œuvre est achevé, les compagnons du second-œuvre vont entrer dans la danse…

Au Japon, ces charpentiers, les « dômiya-daiku », sont passés maîtres dans l’art du « kigumi », c’est-à-dire un assemblage des pièces de bois sans clou ni colle. Les emboîtements sont très savants, ils se compliquent quand plusieurs pièces se croisent ou que les embrèvements se font avec des fûts cylindriques tout juste équarris. Ce sont de véritables « origami ».

   

Le résultat ? Pas de gesticulations, tout est dessiné pour les besoins structurels, rien de plus, et cette économie de moyens en font une architecture « juste » et la beauté en découle. C’est le même esprit qui a guidé Jean Prouvé pour ses ouvrages, mobilier et architecture. Jean Prouvé effectue deux voyages au Japon, les japonais ont une grande estime pour son travail. Après son voyage de 1969, invité par les japonais, et non par la délégation française, au Congrès international de design sur le thème de l’industrialisation du bâtiment, Françoise Choay écrit[2] : « Prouvé, trop absorbé par la découverte de ce pays (…) n’a pas compris qu’il est le roi de ce Congrès. » Des designers japonais lui demandent une conférence impromptue, Prouvé sort de sa serviette et étale sur une grande table plans et dessins, et Choay poursuit : « Le silence règne : éblouissement et respect (…) À Kyoto, Kikutake[3] est notre guide. Sa relation avec le bois est comparable à celle de Prouvé avec le métal : raison d’une entente immédiate ».  

Actuellement est installée dans une allée du jardin des Tuileries une maison 8×8 que Jean Prouvé et son ami Pierre Jeanneret ont mise au point et construite en 1941. Leur but, construire vite et à moindre coût, donc avec une économie de matière. Le principe du portique axial en métal est ici remplacé par un compas en bois, guerre et restriction d’acier oblique. Prouvé fera de même avec la chaise standard, dont les pieds en acier seront également remplacés par du bois. Le carton présentant la maison indique que « des études récentes ont rappelé le faible impact carbone de cette architecture légère qui ouvre des possibles sur d’autres modes d’habitat ». La galerie Seguin, qui en est propriétaire, a prévu un démontage mardi 7 novembre au matin… à moins que d’ici là, la tempête Ciaran n’ait décidé de l’emmener dans les cieux pour loger les dieux ?

   

Vincent du Chazaud

Le 31 octobre 2023

 

[1] « L’art des charpentiers japonais », Maison de la culture du Japon, 101 bis, quai Jacques Chirac-75001 Paris, du 18 octobre 2023 au 27 janvier 2024. À côté de la Maison du Japon, l’ambassade d’Australie, un des bâtiments en béton les plus réussis dans la capitale, des archites Harry Seidler et Peter Hirst, avec la collaboration de Marcel Breuer et Pier Luigi Nervi, dont la torsade des poteaux devant le hall d’entrée sont dignes des plus belles colonnes de temple grec.

[2] Françoise Choay, « Souvenirs d’ailleurs » dans « Jean Prouvé constructeur », 1990

[3] Kiyonori Kikutake (1928-2011), architecte japonais, un des représentants du mouvement métaboliste, auteur d’utopies urbaines,  « Marine City Project » et « Ocean City ».