BILLET N°187 – CORBU ET CAMUS : HISTOIRE D’UNE RENCONTRE 2/2

C’est donc à la fois la ville d’Alger, le théâtre et le cinéma qui amèneront les deux hommes à se rapprocher grâce à des amis ou collaborateurs communs, à se connaître et à travailler ensemble, une unique fois comme on vient de le voir.

Albert Camus, auteur de pièces de théâtre qui se jouent sur les scènes parisiennes, s’intéresse à des mises en scènes novatrices, sobres et épurées, depuis le Théâtre de l’Équipe qu’il animait avant-guerre à Alger. Louis Miquel et Pierre-André Émery, architectes proches de Le Corbusier, en faisaient partie. Ils ont créé les décors, les costumes parfois, des pièces montées par Camus : La Célestine de Fernando de Rojas, Le Retour de l’enfant prodigue d’André Gide, ou encore l’adaptation par Camus des Frères Karamazov  de Dostoïevski[1]. Louis Miquel, comme Pierre-André Émery, Jean de Maisonseul[2] et Léon Claro[3], ont pu faire le lien entre Camus et Le Corbusier lorsque ce dernier est venu à plusieurs reprises dans les années 1930, visiter Alger et le Sud d’abord, puis exposer ses projets radicaux pour la ville d’Alger, l’explosif « plan Obus ». On sait par exemple que Léon Claro accueillit Le Corbusier quand celui-ci débarque pour la première fois à Alger en 1931 et lui demande aussitôt de visiter la Casbah : « Ses premiers mots en descendant sur le quai furent brefs et autoritaires : « Je veux voir la Qaçba »… il était midi trente (…) Le Corbusier, dont l’admiration et l’enthousiasme étaient délirants, pensait qu’il allait pouvoir entrer dans ces maisons aveugles et sans fenêtres… et j’eus du mal à l’en dissuader ! Une seule de ces maisons nous fut accueillante – sans jeu de mot – ce fut une de ces maisons closes où Le Corbusier se trouva ravi de voir un harem : cette chose sacrée, réservée aux femmes ! »[4] Quant à Jean de Maisonseul, il accompagna lui aussi Le Corbusier lors de ses visites de la ville et de la Casbah. L’une d’elles en mars 1933, alors qu’il se promenait seul dans la Casbah à onze heures du soir coiffé de son chapeau melon, a failli être fatale à Le Corbusier, attaqué et frappé à la tête par un « mauvais » garçon, une sorte de « Pépé le Moko »[5] interprété par Jean Gabin jeune dans le film de Duvivier…

La Méditerranée, et non le mythe « orientaliste » qui primait jusqu’alors, est le ciment de cette jeunesse algéroise depuis le début des années 1930, appelant à un monde de partage d’humilité et de solidarité, face à une société profondément divisée. L’effervescence intellectuelle autour des « Vraies Richesses », la petite librairie ouverte rue Charras à Alger en 1936 par Edmond Charlot, rassemble  artistes, écrivains, architectes autour du mythe antique et méditerranéen, auquel Le Corbusier adhère d’emblée. Il se sent profondément attaché au pourtour méditerranéen depuis ses premiers voyages guidés par son maître de La Chaux-de-Fonds, Charles L’Eplattenier. Dans une lettre à sa mère et à son frère Albert écrite depuis Alger en 1931, il signe « Corbu l’Africain »[6].

Le théâtre, la littérature, l’architecture ont été des liens forts entre tous les membres de cette équipe algéroise. Tous ces gens cités, et d’autres comme Edmond Charlot, Roland Simounet[7], Max-Pol Fouchet, étaient proches et dans un même état d’esprit de modernité.

Plus tard, ces mêmes architectes, Émery, Miquel, Hanning[8], Simounet, formeront le CIAM d’Alger qui s’illustrera lors du CIAM 9 d’Aix-en-Provence de 1953 avec l’exposition de leurs panneaux entamant une critique de l’approche fonctionnaliste de la ville. Durant la guerre d’Algérie, les mêmes feront partie du groupe de militants pacifistes, les « libéraux algérois ». Ils inviteront Camus à Alger en 1956 et le soutiendront lors de son « Appel pour une trêve civile en Algérie », lancé le 22 janvier dans un climat hostile et délétère. Cet appel restera sans suite.  

Retour au théâtre, quand plus tard le 13 février 1957 Le Corbusier écrit à Camus, ayant appris que celui-ci envisageait de créer une nouvelle salle de théâtre parisien : «Mon cher Camus. Maisonseul est venu me dire bonjour. Il m’a dit que vous envisagiez la réalisation d’un théâtre à Paris. Je suis habité par l’idée de la « Boîte à Miracles (…) La « Boîte à Miracles » est une belle idée. Comme son nom l’indique, c’est une caisse rectangulaire en béton. Il n’y a aucune des ficelles traditionnelles de théâtre, mais la possibilité (comme son nom l’indique encore) d’y faire des miracles. J’aimerais bien en parler avec vous (…) Bien amicalement à vous. LE CORBUSIER ». Le Corbusier avait depuis 1948 dessiné ce projet de salle à multiples fonctions, baptisée « La boîte à Miracles », tant l’espace pouvait contenir de possibilités, dont celle d’une salle pour y jouer et donner des pièces de théâtre. Le Corbusier décrivait ainsi ce projet : « L’homme, le vrai bâtisseur, l’architecte, peut vous faire les constructions utiles, car c’est lui qui connaît le mieux les volumes : ce qu’il peut vous faire, c’est la boîte à miracles, une caisse contenant tout ce que vous voudrez. Les diverses scènes, les divers actes naîtront du jour où l’on saura qu’il existe une boîte à miracles. […] La boîte à miracles est un cube : par-dessus, il y a tout ce qui est nécessaire, la lumière et tous les appareils nécessaires pour faire des miracles, levage, manutention, bruit, etc. L’intérieur est nu et vous suggérerez, par création de l’esprit, tout ce que vous voudrez à la manière des comédiens de la Commedia dell’Arte.»

Depuis Jean Vilar et son Théâtre national populaire (TNP), le spectateur est appelé à vivre le spectacle au plus près de la scène, voire d’y participer. Cette multifonctionnalité de la « Boîte à Miracles » de Le Corbusier est le pendant de son musée extensible, qu’il réussit à réaliser en 1959 à Tokyo pour le musée national de l’Art occidental. Le 13 février 1957, il écrit à Albert Camus : « J’ai installé celle-ci dans les plans du Centre Culturel d’Ahmedabad dont j’ai achevé la construction du Musée, dans les plans du Centre Culturel de Tokyo où j’ai commencé la construction du Musée, dans les plans du Centre Culturel de Chandigarh en connection (sic) avec un Musée consacré au Plan Quinquennal. » 

Roland Simounet raconte, dans un petit livre riche d’anecdotes[9] », un voyage en traction avant Citroën vers Orléansville, dont les travaux de reconstruction étaient en cours après le séisme de 1954. Camus avait pris place dans la voiture, parfois comme conducteur, dans laquelle se tenait Roland Simounet, Jean de Maisonseul et une jeune passagère rejoignant son compagnon architecte sur le vaste chantier. Camus accompagnait Simounet qui devait construire avec Louis Miquel le Centre de jeunesse et de sport, avec une salle de spectacle. Les deux architectes voulaient avoir les conseils de leur ami auteur et metteur en scène pour réaliser un équipement moderne, innovant et adapté à plusieurs types de spectacles. La « boîte rectangulaire en béton » décrite plus haut par Le Corbusier  ressemble étrangement au théâtre que réalisent à la même époque Miquel et Simounet à Orléansville, qui sera inauguré peu après le décès de Camus et qui portera son nom, avant d’être débaptisé après l’indépendance.

 

Vincent du Chazaud, le 25 avril 2024  

 

[1] « Le Contexte intellectuel et artistique dans les années 1930 à Alger » de Pierre-François Astor, in Le Corbusier, visions d’Alger, Jean-Luc Bonillo (dir.), FLC et Éditions de la Villette, Paris 2012, p. 68

[2] De 1929 à 1934 Jean de Maisonseul (1912-1999) travaille comme dessinateur chez Pierre-André Emery, et suit parallèlement de 1930 à 1933 des cours d’architecture à l’Ecole des Beaux-arts d’Alger. En 1931 Maisonseul côtoie Le Corbusier qui séjourne régulièrement en Algérie de 1931 à 1936. Il lui fait visiter la Casbah d’Alger. A la même date Maisonseul se lie d’amitié avec Albert Camus, rencontré grâce à son condisciple Max-Pol Fouchet qui lui donne à lire ses premières œuvres encore inédites.

[3] Léon Claro (1899-1991) est un architecte très actif à Alger, co-fondateur en 1932 du groupe algérien de la Société des architectes modernes. Il fut très impressionné par la visite de Le Corbusier à Alger dans les années 1930, et il conservait un souvenir vivace de ses « conférences extraordinaires ». Il conservait précieusement l’édition de « La ville radieuse », mentionnant au passage l’importance du site d’Alger dans la démarche urbanistique de Le Corbusier.

[4] Lettre adressée à Anne Claro par Léon Claro le 10 mars 1982 (archives Anne Claro)

[5] Film de Julien Duvivier sorti peu après en 1937, avec Jean Gabin et Mireille Balin, d’après le roman éponyme d’Henri La Barthe. Le film, sensé se dérouler dans la Casbah  d’Alger, est en fait tourné aux studios de Joinville pour des commodités techniques.

[6] FLC R2-1-140.

[7] En 1951, Roland Simounet (1927-1996) devient membre du groupe CIAM-Alger, où il se lie d’amitié avec Pierre-André Emery, Jean de Maisonseul, Louis Miquel, créé en prévision du IXème Congrès international d’architecture moderne qui doit se tenir à Aix-en-Provence en 1953, sur le thème de l’ « habitat pour le plus grand nombre ». Il y présente une étude novatrice sur l’habitat précaire et le bidonville du quartier de Mahieddine. Il rejoint Louis Miquel pour la construction du Centre Albert Camus à Orléansville après le terrible séisme de 1954.

[8] En 1937, Gerald Hanning (1919-1980) entre à la fois à la fois aux Beaux-arts de Paris et dans l’atelier de Le Corbusier rue de Sèvres. Jusqu’en 1945, il étudie le Modulor, puis le plan de reconstruction de Saint-Dié-des-Vosges. Il collabore avec Marcel Lods et Wladimir Bodiansky, puis en 1953 il rejoint Pierre Dalloz à Alger pour mettre en place l’Agence du Plan.

[9] SIMOUNET Roland, Traces écrites, Éditions Domens