Urbanisme: sources et essai d’une définition.

Le terme d’urbanisme est apparu voilà à peine plus d’un siècle, alors que toutes les préoccupations qui s’y rattachent, la naissance et le développement des villes, remontent à la plus Haute Antiquité. La définition lexicographique empruntée au « Le Robert » mentionne une « étude systématique des méthodes permettant d’adapter l’habitat urbain aux besoins des hommes ». Mais s’agit-il seulement d’habitat? Non, la ville est plus complexe. Cette adaptation a pris des formes variées suivant les époques et les civilisations. Les cités primitives s’articulent autour du foyer d’une divinité; celle-ci, honorée, était partout présente et dominatrice, prenant parfois des allures terribles et despotiques, comme la cité biblique du dieu Moloch dévoreuse de ses enfants sacrifiés en son honneur. Plus pacifique-ment, comme l’acropole d’Athènes, c’est une citadelle qui accueillera des sanctuaires comme sur un piédestal, pendant que la société civile quittera ses hauteurs pour venir s’étaler à ses pieds, respectueuse et craintive. Puis, comme à Milet, les dieux s’humaniseront pour venir se fondre dans le tissu urbain, à égalité et sur le même plan que les espaces d’habi-tation, de commerce, de lieux publics et culturels.

Contexte et évolution de la Cité grecque

La ville est un trait fondamental de la civilisation grecque. Toute cité est formée d’un chef-lieu (asty) et de sa campagne (chôra): c’est un ensemble cohérent, tirant sa prospérité du dynamisme de ses échanges commerciaux, notamment par voie maritime: la mer Egée ressemble alors à un grand désert sillonné par des marins nomades, sorte de Touaregs che-vauchant des vaisseaux reliant les territoires riches et peuplés que l’eau salée sépare. Depuis le 9° siècle av. JC, deux mouvements s’opposent, économiquement, socialement et politiquement: sur le conti-nent, les Assyriens rassemblent un grand empire militaire et despotique, tandis que sur le pourtour méditerranéen, une multitude de cités autonomes prennent leur essor économique et intellectuel, sur fond d’évolution démocratique. Une ère nouvelle s’ouvre dans l’histoire de la Grèce en particulier, et dans l’histoire du monde en général. A mi-chemin, en Asie Mineure et en Ionie en particulier, une vague colonisatrice oscille entre ces deux cultures, l’urbanis-me milésien en constituant une étape, le plateau de la balance penchant finalement vers l’absolutisme et le monumental des cités babyloniennes avec Pergame et les cités hellénistiques à partir du 4° siècle av. JC. Après les civilisations minoennes et mycéniennes, le phénomène urbain en Grèce apparaît dès le 8° siècle av.JC, par l’agglomération de villages, le synœcisme. Les villes anciennes, comme Athènes, sont laissées à leur croissance organi-que, et n’ont jamais connu d’urbanisme, au sens d’organisation de l’espace urbain. Athènes est toujours restée un déda-le de ruelles autour de deux pôles monumentaux, l’Acropole, agrégat de sanctuaires, et l’Agora, terrain vague polyvalent, relié par le seul grand axe de la ville, la voie des Panathénées. C’est parce que les Grecs ont été amenés très tôt à fon-der des villes nouvelles, qu’ils ont développé d’abord une pratique, puis une théorie de l’urbanisme. Hippodamos, originaire de Milet, donne à l’urbaniste la mission de concevoir une ville non seulement rationnelle dans sa géographie, mais également avec un ordre social parfait. Le philosophe grec Aristote (384-322 av.JC), grâce auquel nous tirons l’essentiel de nos connaissances sur Hippodamos dans la « Constitution d’Athènes », indique les disposi-tions les plus importantes et les plus dignes de remarques de sa constitution: -Une division tripartite des classes de citoyens en artisans, agriculteurs et guerriers. -Une division tripartite de la cité en domaines sacré (dieux), public (état) et privé (individu). -une division tripartite des lois , ayant pour objet l’outrage, le dommage et le meurtre. Aristote, appuyant sa philosophie plus sur la biologie que sur les mathématiques, a critiqué ces dispositions présentant des difficultés graves et des inconvénients nombreux. Par sa connaissance des structures multiples et des vastes res-sources de la vie, il pouvait apporter à la conception d’une cité idéale ce qui manquait à Hippodamos d’abord, à Platon ensuite. Ces philosophes, sans doute à leur corps défendant, entraînés par la montée monarchique (Aristote sera le pré-cepteur de celui qui deviendra le grand Alexandre), précipiteront, ou du moins n’empêcheront pas le glissement progres-sif de la cité hellène vers la métropole hellénistique, puis vers la mégalopole alexandrine. Les cités commerçantes d’Asie Mineure préfiguraient déjà la forme et les institutions de ce dernier type urbain, la mégalopole monarchique, où le citoyen agissant dans une cité démocratique, deviendra peu à peu spectateur dans une architecture monumentale faite pour la parade et la démonstration de force.

La règle et le modèle milésien : universalité

Pour les plans d’ensemble des cités grecques, l’ordre géométrique est adopté dès le 6ème siècle av.JC, puis perfectionné et théorisé par le mathématicien Hippodamos sur la côte égéenne de l’Asie Mineure pour la reconstruction du port de Milet durant le 5ème siècle av.JC, après son sac par les Perses en 494 av.JC. Qualifiée par les archéologues et les historiens d’ « ordre milésien », cette organisation géométrique du tracé des villes a été depuis universellement adoptée à travers les siècles par des civilisations de cultures différentes. Le quadrillage a fait partie de l’équipement utilisé normalement par la colonisation. Les colons pouvaient prendre le temps d’étudier toutes les particularités topographiques d’un site, tandis que le quadrillage leur permettait d’effectuer une répartition rapide et à peu près équitable des lotissements. Au 3ème siècle av.JC, les architectes d’Alexandre le Grand s’en servirent pour tracer les plans de soixante dix villes nouvelles, dont Olynthe, Priène, Magnésie et Alexandrie dans la Basse Egypte, dont le plan fut confié par Alexandre en 331 av.JC à l’architecte Deinocratès de Rhodes. Alexandrie fut à la charnière des conceptions minimales, rigoristes et fonctionnalistes de Milet, avec celles monumentales, complexes et démonstratives de Pergame. Son urbanisme alliait la rigueur issue des philosophes de la période hellénique, avec l’ampleur issue des traditions locales et des apports orientaux. Son exemple fait glisser la simplicité de l’héritage hellénique vers un urbanisme complexe et grandiose, renforcé par les constructeurs pergaméens. Cette évolution est accompagnée par celle des mentalités, le citoyen grec passant du rôle d’acteur dans une démocratie à celui de spectateur dans une monarchie, transformation d’une société et par extension d’un urbanisme par le « fait du Prince ». A cheval sur les ères pré et post chrétiennes, l’empire romain règne sur le pourtour méditerranéen. Pour l’aménagement de leurs villes conquises ou nouvelles, plus que le modèle hellénistique, prévaudra l’influence des Grecs d’Alexandrie d’Antioche et de Pergame. Le tracé ordonné en damier des camps militaires romains, à partir des axes majeurs du « cardo » (nord/sud) et du « decumanus » (est/ouest), à l’intersection desquelles on trouve le « forum », servira de modèle aux villes coloniales où s’installaient leurs vétérans, Autun en est un exemple. Aux 13ème et 14ème siècle de notre ère, cette orthogonalité fut utilisée pour la construction des villes fortes, les bastides, lors des luttes entre anglais et français dans le sud-ouest de la France, comme Monpazier, Beaumont, Villefranche-du-Périgord. L’idée d’une organisation citadine idéale fut à nouveau mise en théorie au 16ème siècle par Thomas More, dans son ouvrage l’ « Utopie ». Au 17ème siècle, Vauban édifia des villes frontières fortifiées, comme Neufbrisach, sous forme de plans rigoureusement quadrillés et symétrisés, la place d’armes centrale remplaçant l’agora. Un siècle et demi plus tard, Napoléon confiera à l’ingénieur Duvivier la construction des villes de garnison de La Roche-sur-Yon en Vendée et de Pontivy (Napoléonville) en Bretagne, fiefs indociles sous la Révolution. Dans ces deux villes il établira un plan régulier en damier autour d’une place d’armes. Dans la deuxième moitié du 18ème siècle, Claude-Nicolas Ledoux expérimenta aux Salines d’Arc-et-Senans la ville idéale, explicitée dans son ouvrage «l’architecture considérée sous le rapport des mœurs, de l’art et de la législation », préfiguration des cités utopiques de l’ère industrielle et de l’organisation du travail du capitalisme naissant, en même temps que prolongement de la conception tripartite de l’ordre social d’Hippodamos de Milet. En Amérique du nord, à la fin du 18ème siècle, l’ingénieur français Pierre Charles L’Enfant, parti guerroyer en Amérique aux côtés de La Fayette, gagne le concours avec un plan en damier hippodaméen pour la « Federal City » sur les rives du Potomac, aujourd’hui connue sous le nom de Washington. Jusqu’au 19ème siècle, les Espagnols construisaient leurs villes coloniales du Nouveau Monde selon le dispositif milésien, par blocs d’immeubles rectangulaires répartis autour d’une place. La révolution industrielle du 19ème siècle va accentuer le courant « social » amorcé par les « architectes de la liberté », Ledoux et Boullée notamment, mais en remplaçant les rapports hiérarchiques hérités de l’Ancien régime par de nouveaux rapports de l’homme avec le travail, et une vie « sociale » égalitaire. Les théories utopiques pour un bonheur « social » sont appliquées par Godin au « Familistère » de Guise, sur les concepts autarciques de Fourier, terreau du socialisme naissant. Après qu’il eut été utilisé en Europe pendant vingt siècles, les urbanistes d’Amérique du Nord adoptèrent un dispositif semblable pour les tracés de fondations nouvelles à Philadelphie, New Haven, Savannah et d’autres lieux. En 1935, Frank Lloyd Wright illustra par la gigantesque maquette Broadacre City un principe d’aménagement pour une société idéale réconciliant valeurs pastorales et technologies, suivant un quadrillage méthodique du sol. Dans les années trente, les urbanistes progressistes des CIAM (Congrès Internationaux d’Architecture Moderne) proposèrent d’étendre à la terre entière leurs conceptions urbaines, très proches du modèle fonctionnaliste milésien, convaincus qu’ils détenaient par ce système les clés de la « cité du bonheur ». Le Corbusier tentera de réaliser cet idéal en concevant les plans de la ville de Chandigarh, capitale de la province indienne du Penjab, dans les années cinquante (voir billet n°16, Chandigarh). Le prochain billet nous précisera l’influence qu’aurait pu occuper la Grèce sur Le Corbusier.

Vincent du Chazaud, octobre 2011

REPERES BIBLIOGRAPHIQUES
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