Les architectures de la Croissance (1945-1975), qui couvrent une part importante du parc immobilier en France, reçoivent un accueil contrasté, que ce soit du public, des politiques, des professionnels de la construction, ou des historiens : entretien difficile, mauvaise qualité de matériaux, performances inadaptées en regard des normes actuelles, insertions urbaines délicates, hors d’échelle et gigantisme urbain, espaces publics dégradés ou inachevés sont autant de critiques négatives qui leur sont accolées.

Cette réception[1] n’a pas été uniforme, et elle s’est déplacée en fonction des contextes et des époques. Plus on s’éloigne dans le temps de leur origine, plus l’intérêt grandit, du moins chez les historiens. Les architectes, eux, sont prompts à se dresser contre les destructions massives sous prétexte de désuétude[2], craignant qu’un jour leur œuvre soit, elle aussi, menacée. D’autant que les auteurs sont parfois vivants, ou leur œuvre défendue par des amis ou parents proches. Maîtres d’ouvrage et entrepreneurs du bâtiment, les premiers pour « moderniser » leur image de marque, les seconds pour se créer du travail, n’hésitent pas à discréditer avec mauvaise foi un patrimoine qui souffre trop souvent d’un manque d’entretien ; celui-ci, par ses caractéristiques mécaniques et industrielles, doit être plus important que pour une architecture traditionnelle. L’architecte Robert-Jan van Santen a constaté à plusieurs reprises ce manque d’objectivité des maîtres d’ouvrages et des entreprises lors de la rénovation des façades rideaux[3].

Ces traitements différenciés ont forcément des conséquences sur le devenir du patrimoine architectural de cette période de croissance, quelques-unes de ces réceptions et de leurs conséquences sont recensées ici :

-Conservation, restauration : entretien attentif pour maintenir le bâtiment dans son état d’origine (l’Ecole nationale de musique et de danse de Montreuil de Claude Le Goas), pouvant aller suivant l’état, jusqu’à la rénovation à l’identique (restauration), dans un souci méticuleux de restitution authentique (le remontage du Pavillon de l’aluminium et de la maison « tropicale » de Jean Prouvé, en Suisse le siège administratif de Nestlé de Jean Tschumi réhabilité par les architectes Jacques Richter, Ignacio Dahl Rocha et Robert-Jan van Santen).

-Construction, achèvement : finition d’un bâtiment abandonné en cours de construction, comme l ‘église Saint Pierre de Firminy de Le Corbusier, dont le chantier a été terminé par José Oubrerie et inauguré en 2006, plus de quarante ans après la mort de son auteur. Afin d’éviter sa destruction, les fondations et le socle, surnommés « le blockhaus » par les habitants,  furent classés à l’Inventaire supplémentaire des Monument historique en 1983 grâce à l’intervention de Claudius-Petit, ancien maire de la ville.

-Reconversion, réhabilitation : main­tien de tout ou par­tie du bâ­ti­ment avec travaux de transformation (réhabilitation) modifiant son concept original (le collège EREA à Angoulême de Joseph Belmont), chan­ge­ment de des­ti­na­tion (reconversion) en conservant l’originalité du bâtiment (le Centre administratif de Pantin de Jacques Kalisz reconverti en école de danse).

-Abandon, désaffection : en attente de leur destin, bâ­ti­ments délaissés, négligés, car inadaptés, d’un en­tre­tien trop onéreux, d’une ré­no­va­tion trop lour­de (la piscine Tournesol de Porchefontaine à Versailles de Bernard Schoeller, le Pavillon de l’aluminium de Jean Prouvé avant son sauvetage).

-Destruction, démolition : ta­ble ra­se ou rem­pla­ce­ment par un au­tre bâ­ti­ment (les logements Gamma de Robert-Marc Parisot, certaines piscines Tournesol de Bernard Schoeller, la « Résidence Cormontaigne » à Thionville de Jean Dubuisson), cons2équence de pro­blè­mes liés à la sé­cu­ri­té ou à un aban­don pro­lon­gé, liés à la santé et à l’en­vi­ron­ne­ment (matériaux dangereux, amian­te, plomb), liés à des fac­teurs ur­bains (ex­ten­sion, déplacement d’intérêt).

-Démontage, remontage : bâ­ti­ment dé­mon­té pour être en­tre­po­sé en piè­ces dé­ta­chées et (ou) re­mon­té sur un au­tre si­te (le Pavillon de l’aluminium et la maison « tropicale » de Jean Prouvé, certaines piscines Tournesol pour la récupération de pièces détachées).

 

À ces attitudes s’appliquant à l’objet architectural, il faut ajouter la réception des ensembles urbains caractéristiques de cette période de la Croissance. Les dalles piétonnes hérissées de tours et les architectures proliférantes renouvellent les conceptions urbaines, rompant avec celles des années soixante héritées des CIAM et de la Charte d’Athènes, dont elles cherchaient à corriger la caricature qui en était faite au travers des barres et des tours poussées trop vite à la périphérie des villes.

Les évolutions de la réception observées sur les architectures de la Croissance ne sont pas homogènes. Certaines vont dans le sens d’une appropriation, ou au contraire d’une désaffection pouvant conduire à la destruction. L’appropriation peut se faire dans le cadre d’une conservation « active », le bâtiment est réhabilité dans le cadre d’une nouvelle affectation : on le fait évoluer, on répare ses défauts, on le réactualise en tâchant de maintenir ses qualités originelles. L’appropriation pour les seules qualités de l’objet, tendant à le «muséifier » ou en faire une pièce de collection, commence à se manifester, notamment sur les constructions, ou parties de constructions, industrialisées. L’œuvre de Prouvé rentre aujourd’hui dans les musées.

La destruction n’est pas seulement liée à la désaffection. Une tendance se profile, déjà courante dans les pays d’Europe du Nord, qui consiste à conserver un bâtiment sans le restaurer. Un peu comme pour les soins palliatifs prodigués à un grand malade, la construction est accompagnée en douceur vers sa fatale destinée. Un récent projet d’aménagement pour le lavoir à charbon de Chavannes, en Saône-et-Loire, remporté par l’agence hollandaise MVRDV, propose que les architectes s’effacent pour laisser la nature faire son « œuvre »[4].

 

Vincent du Chazaud, le 5 janvier 2013



[1]H.R. JAUSS, Pour une es­thé­ti­que de la ré­cep­tion, Pa­ris, Gal­li­mard, 1978.

[2] « Beaucoup d’architectes observent que l’objectivité des diagnostics pâtit souvent de présupposés stylistiques, surtout lorsqu’il s’agit d’expertiser les équipements des années 1960, fustigés en bloc et sans discernement ».

JOFFROY Pascale, La réhabilitation des bâtiments, Groupe Moniteur, Paris, 1999, p.21

[3]« Malheureusement, le maître d’ouvrage, au nom d’une prétendue modernité, préfère trop souvent changer la façade, alors qu’une rénovation ne coûte pas forcément plus cher (…) Il est tout à fait possible de faire évoluer le mur rideau. Mais les architectes ne sont parfois pas assez techniciens, les entreprises préfèrent les produits standardisés et les maîtres d’ouvrage trouvent plus efficace de tout changer. Comment alors s’étonner de trouver de plus en plus de façades banalisées. » Le Moniteur des Travaux publics et du Bâtiment, numéro 5236, 2 avril 2004, pp.58,62.

[4]Voir article d’Emmanuel de Roux dans Le Monde  du vendredi 17 septembre 2004 : « Une cathédrale industrielle livrée à la nature ».