Quand le temps, en douceur et en longueur, le permet, il est une promenade que j’aime faire avec ma mie, celle à l’Ouest de Paris qui nous conduit vers Poissy, puis Mézy et enfin Bazoches/Guyonne.

A Poissy, on arrive le matin, quand la brume se lève doucement du fond de la vallée de la Seine. Dans les années Trente, Le Corbusier (1887-1965) brandit son propre manifeste de l’architecture moderne avec la villa Savoye (1928-1931), énonçant sans concession,  avec force, conviction et clarté les « cinq points d’une architecture nouvelle »[1]. La villa est également appelée « Les Heures Claires », nom évocateur pour un tel programme. L’architecte écrit là une ode à la Méditerranée, à l’Acropole et au temple grec, plantée sur les hauteurs dominant les méandres du fleuve. A travers sa « promenade architecturale », Le Corbusier nous offre sa propre vision de l’architecture, «jeu savant, correct et magnifique des volumes assemblés sous la lumière », en même temps qu’il nous offre un condensé de sa vision de l’urbanisme moderne : on y perçoit les premiers ferments de ce qui deviendra vingt plus tard, à une autre échelle, une « unité d’habitation de grandeur conforme », la « Cité radieuse » de Marseille (1947). « Les Heures claires », « la Cité radieuse », c’est bien au bonheur des hommes qu’œuvre cet humaniste. Mais quel est-il cet homme qui s’est fait appeler Le Corbusier ? Lors de la présentation de l’ouvrage de Fox Weber « C’était Le Corbusier »[2], Robert Rebutato a pris la parole pour recadrer certains propos de l’auteur. Lui qui, depuis tout minot, a côtoyé Le Corbusier, était très ému en évoquant l’architecte, mais surtout l’homme, dont il porta le cercueil avec d’autres anciens collaborateurs du maître. Et c’est l’homme qui nous est dévoilé dans ce livre, j’ai envie de dire enfin, tant le piédestal sur lequel nous avions hissé Le Corbusier l’avait déshumanisé, et nous faire oublier qu’il fut aussi Charles-Edouard Jeanneret. Ses lettres et une bande dessinée[3], dont j’ai déjà dit tout le bien et l’intérêt dans de précédents billets, publiées aux éditions du Linteau, nous ont déjà éclairé sur ce point, nous permettant de saisir sa jeunesse, ses voyages initiatiques, ses maîtres qui l’ont formé, L’Eplattenier pour la synthèse des arts, Perret pour le béton armé, Ritter pour la littérature et la philosophie, Ozenfant pour l’art moderne.

A Mézy, il est midi passé et temps de s’arrêter déjeuner. Sur la route qui borde la Seine en direction de la villa de Paul Poiret, il existe un restaurant marocain où en cuisine on mitonne de délicieux tajines, et en salle on cultive un chantant accent pied-noir… mais après cette halte, un peu plus loin à droite serpente un chemin pentu sur la colline, menant à la villa Poiret, construite dans les années Trente par Robert Mallet-Stevens (1886-1945). Ca n’est sans doute pas la plus remarquable de sa trilogie de villas construites durant cette décennie, la villa Noailles à Hyères (1923-1933), la villa Poiret à Mézy (1924-1930) et enfin la villa Cavrois à Croix (1929-1932). La villa Poiret a souffert de son inachèvement, mais elle est là, et elle s’impose par sa géométrie blanche sur cette colline verte. Victime de la crise, le couturier ne peut achever le chantier de sa villa, qu’il revend à l’actrice Elvire Popesco en 1930. C’est l’architecte Paul Boyer qui finira la construction en 1938, « selon les idées et les besoins » de sa nouvelle propriétaire. Aussi c’est la maison Cavrois[4] qui sert à illustrer mon propos, car cette dernière est sans nul doute le projet le plus accompli de Mallet-Stevens, celui dont il fera son manifeste de l’architecture « moderne », un plaidoyer pour la fusion de l’art et de la technique, diffusant largement son projet par des publications. Il y applique les tendances contemporaines en matière esthétique et décorative, ainsi que les dernières nouveautés technologiques du bâtiment. Mallet-Stevens, grâce à ses villas pour de riches commanditaires, tente une synthèse des arts et des techniques, cherchant les relations complémentaires existant entre l’architecture, l’industrie et la décoration. Il sera le premier à faire travailler le jeune Jean Prouvé débarquant à Paris.

A Bazoches, trente années plus tard, Alvar Aalto (1898-1976), architecte finlandais au faîte de son art, réalise sans doute, avec la maison Louis Carré (1956-1963), une des plus belles synthèses qui puisse être de la villa « moderne », réunissant le théoricien dogmatique méditerranéen qu’est Le Corbusier et le mondain progressiste parisien qu’est Mallet-Stevens. On y trouve le même soin du détail et de l’aménagement intérieur dont Mallet-Stevens a fait preuve pour la villa Cavrois de Croix. On y trouve aussi la même habileté à détourner de façon moderne  des contraintes « vernaculaires » imposées par les maîtres d’ouvrage, la brique en façade pour la villa Cavrois, les toits pentus pour la maison Carré. Construite entre « art et nature », seule réalisation d’Aalto en France, la maison Louis Carré[5] est une œuvre totale, alliant l’intuition et l’expérience de l’architecte. C’est en effet un « artiste mature », âgé d’une soixantaine d’années, qui œuvre pour ce collectionneur d’art moderne et africain, dont sa maison sera comme un ajout à sa riche collection privée. La complicité entre les deux hommes sera complète et totale durant la conception du projet et le chantier de construction, et ils resteront amis jusqu’à la mort de Louis Carré en 1977[6]. Celui-ci, qui connaissait bien Le Corbusier, a exposé ses peintures et habité l’immeuble de la rue Nungesser-et-Coli à Boulogne, a fait appel à un architecte du « fin fond du nord de l’Europe » qu’il ne connaissait pas, sur les recommandations de Fernand Léger et Alexander Calder. Que Le Corbusier fut très occupé à cette époque en est-il la seule raison?

Ces trois maisons, ou villas, sont à la fois singulières et complémentaires, à la fois uniques et unies. Elles sont dans la continuité d’un même programme qui remonte à l’Antiquité d’une grande maison pour une élite, entourée d’un grand parc, à proximité d’une agglomération. James S. Ackerman, dans son ouvrage « La villa, de la Rome antique à Le Corbusier »[7] donne cette définition de cette grande demeure campagnarde : « Une villa est un édifice construit à la campagne et conçu pour l’agrément et le repos de son propriétaire. (…) le plaisir est le facteur essentiel qui distingue la villa de la ferme. (…) La villa est typiquement le produit de l’imagination d’un architecte et elle affirme sa modernité. Programme qui est resté inchangé pendant près de 2000 ans ».

C’est également la même attention que les trois architectes portent aux aménagements extérieurs, notamment aux chemins empruntés par les véhicules automobiles, nouvelle donne dans le programme des maisons bourgeoises. Les chemins carrossables donnent lieu à des compositions sophistiquées aboutissant à un auvent singulier signalant l’entrée à la villa, remplaçant le perron axé sur la symétrie de la demeure noble. La bipolarité côté cour et côté jardin de l’architecture classique s’efface, ou plutôt se déplace au profit des vues, des fonctions, du confort bourgeois qui prennent le pas sur les codes sociaux marquant l’architecture aristocratique compassée de l’Ancien régime.

Aujourd’hui, aucune de ces trois maisons n’est restée ni dans sa destination première d’habitation, ni dans la famille qui la fit construire. Pour deux d’entre elles, les plus anciennes et les plus manifestes, les villas Savoye et Cavrois, elles ont échappé de peu à la destruction grâce à la mobilisation nationale et internationale des architectes, mais surtout grâce à l’intervention de l’Etat par la procédure de classement parmi les monuments historiques, arsenal juridique empêchant en principe toute intervention irréversible. Deux de ces villas, la villa Savoye et la maison Carré, sont aujourd’hui ouvertes au public, témoignages du travail de deux figures ayant marqué de leur empreinte l’architecture contemporaine, Le Corbusier le « Méditerranéen » et Alvar Aalto le « Nordique ». Ces deux architectes ont façonné notre vision de l’architecture, l’un par sa stature de « commandeur » d’une théorie « pure et sans tâche », base de l’œuvre sans compromis d’un artiste assemblant les « volumes sous la lumière », l’autre par une approche sensible au site et à l’histoire, dans laquelle l’architecture se coule dans le paysage et fait un moule aux objets qu’elle abrite, conçus spécialement pour elle. D’un côté les prémices d’une architecture « internationale », au sens d’universel, de l’autre une architecture « nationale », au sens de local. « Du local à l’universel », c’est bien le passage pour une architecture sage et savante que revendique l’architecte André Ravéreau[8]. Et l’on ne se lasse pas de mettre côte à côte Le Corbusier et Aalto ainsi que leurs œuvres, de peser leur apport au monde moderne, comme fut l’art Gothique pour le Moyen-âge : une révolution technique et culturelle.

Dans le même temps on peut souligner aussi ce qui les éloigne dans leur vision de l’architecture, et notamment dans ce cas spécifique de l’habitat individuel. Pour l’illustrer, j’emploierai une métaphore humaine: la maison Carré s’étale, s’allonge sur la pelouse comme on se roule dans l’herbe en faisant corps avec la nature, le « dedans » et le « dehors » communiquent. La villa Cavrois elle, se hausse sur la pointe des pieds, comme si elle marchait délicatement sur l’herbe mouillée en sautillant, s’éloignant de la nature qui encadrée, sert uniquement à la composition de tableaux vivants.

Alors que la villa Savoye est un manifeste de l’architecture moderne naissante, la synthèse des théories d’un architecte d’à peine quarante ans ayant encore peu construit, la maison Carré est une sorte de rétrospective d’un architecte de soixante ans reconnu et auteur d’une œuvre importante, la synthèse de ses pratiques architecturales.

Quant aux moyens dont les deux architectes se servent pour leur démonstration, Le Corbusier écrit que « le plan doit être « générateur » du projet », quand Aalto explique que « la coupe est ce qui explique le mieux le projet ». La coupe de la voûte du hall résume à elle seule l’esprit de la maison Carré, quand les pleins et vides du plan carré fournissent les clés pour comprendre la villa Savoye.

Pour ces deux maisons, « le renflement » démesuré d’une partie dans un ensemble mesuré contribue à les rendre remarquables. Ce qui est vrai avec la rampe « promenade » scindant en deux la villa Savoye est également vrai avec le hall surdimensionné de la maison Carré, avec ses larges emmarchements dimensionnés sur Versailles et son plafond ondulants déjà utilisé à la bibliothèque de Vilpuri. Toute la question, et c’est là le génie de Le Corbusier et d’Alvar Aalto, c’est de ne pas « trop en faire » pour ne pas sombrer dans l’éclectisme des architectes « pompiers » du XIXème siècle. Plus tôt dans la première moitié du XVIème siècle, Michel-Ange, de l’escalier de la bibliothèque Laurentine à la corniche du palais Farnèse à Rome, multipliera les ruptures d’échelle et de proportion[9] sans tomber dans le « maniérisme » du palais du Te à Mantoue de Jules Romain qui préfigure l’architecture baroque.

Pour finir, car on pourrait s’amuser à ce jeu pendant longtemps, je vois dans  la maison Carré le pacte scellé par Alvar Aalto entre la nature et la modernité, et dans la villa Savoye le pacte scellé par Le Corbusier entre l’art grec et la modernité… D’ailleurs Louis Carré, qui connaissait bien Le Corbusier pour avoir exposé ses peintures et habité l’immeuble de la rue Nungesser et Coli à Boulogne, ne disait-il pas : « chaque fois que j’entrais dans cette maison, je croyais mettre le pied sur les premières marches du Parthénon ».

 

Vincent BERTAUD DU CHAZAUD

Juillet/août 2009 (augmenté en mai 2013)

 

 



[1]Ces cinq points sont :  les pilotis (le rez-de-chaussée est transformé en un espace dégagé destiné aux circulations, les locaux obscurs et humides sont supprimés, le jardin passe sous le bâtiment), le toit-terrasse (ce qui signifie à la fois le renoncement au toit traditionnel en pente, le toit-terrasse rendu ainsi accessible et pouvant servir de solarium, de terrain de sport ou de piscine, et le toit-jardin), le plan libre (la suppression des murs et refends porteurs autorisée par les structures de type poteaux-dalles en acier ou en béton armé libère l’espace, dont le découpage est rendu indépendant de la structure), la fenêtre en longueur (elle aussi, rendue possible par les structures poteaux-dalles supprimant la contrainte des linteaux), la façade libre (poteaux en retrait des façades, plancher en porte-à-faux, la façade devient une peau mince de murs légers et de baies placées indépendamment de la structure).

[2]FOX WEBER Nicholas, C’était Le Corbusier, Fayard, Paris, 2009

[3]SAMBAL OELEK « L’enfance d’un architecte, les premiers 38% de la vie de Le Corbusier » Editions du Linteau, 2008.

[4]KLEIN Richard, Robert Mallet-Stevens- La villa Cavrois, Picard, Paris, 2005

[5]Maison Louis Carré, 2 chemin du Saint-Sacrement- 78490 BAZOCHES-SUR-GUYONNE, Tél 01 34 86 79 63              Ouverture samedi et dimanche de 13h à 18h (sur réservation)

[6]Alvar Aalto, maison Louis Carré, Musée Alvar Aalto, Académie Alvar Aalto, Helsinki, 2008

[7]ACKERMAN James S., La villa. De la Rome antique à Le Corbusier, Hazan, Paris, 1997

[8]André Ravéreau, du local à l’universel, propos recueillis par Vincent du Chazaud et Maya Ravéreau, Editions du Linteau, Paris, 2007

[9]Cette réflexion m’a été inspirée par Jean-François Susini, dans un courriel du 1er juillet 2009