Deux expositions parisiennes ont retenu l’attention ces derniers temps, l’une d’elle peut encore la retenir pour ceux qui ne seraient pas allés au Musée d’Art moderne où se tient jusqu’au 23 février l’exposition consacrée à Serge Poliakoff (1900-1969)[1]. L’autre s’est terminée dimanche 19 janvier, consacrée à Jacques, ou Jacobus, Jordaens (1593-1678)[2]. En allant voir ces deux expositions, on remarque combien la vie de peintre a changé en trois siècles, passant du chef d’entreprise dirigeant un atelier de plusieurs dizaines de compagnons, à celui de l’artiste seul face à son art. Les mécènes d’autrefois sont remplacés par les marchands d’art et galeristes qui font aujourd’hui la côte des artistes.

Les lieux mêmes où se tiennent, ou se sont tenus, ces deux expositions ne laissent pas indifférents. Au Petit Palais, où étaient exposées des œuvres du peintre anversois du XVIIème siècle Jacques Jordaens, ce bâtiment Napoléon III a fait l’objet d’une importante rénovation entre 2001 et 2005, sous la conduite des architectes Chaix et Morel. Ce musée attire moins les foules que son voisin le Grand Palais, aux programmations plus tapageuses. Ici « tout n’est que luxe, calme et volupté », une galerie circulaire entoure un patio végétal, les espaces d’expositions permanentes sont gratuits, on y déambule librement et agréablement, sans être pressé par la foule qui vous commande de circuler. La salle des expositions temporaires a donc abrité récemment cette rétrospective du peintre anversois, contemporain de Rubens et de Van Dyck. Appartenant à la bourgeoisie aisée de cette ville riche et prospère grâce au commerce fluvial et maritime par sa situation sur l’estuaire de l’Escaut, baptisé catholique, marié à la fille de son maître Van Noort, luthérien contraint à dissimuler sa foi par la Contre-Réforme, Jordaens se convertira tardivement au calvinisme en 1671, peu avant sa mort.

La ville d’Anvers, après le partage des Pays-Bas, est intégrée aux provinces du sud sous domination du roi catholique espagnol, tandis que les régions du nord forment un bastion protestant. C’est dans cette cité que va prospérer Jordaens, à la tête d’un atelier ayant compté jusqu’à une quarantaine de compagnons, les uns simples préparateurs des châssis et des couleurs, les autres amorçant la peinture sur les toiles, d’autres enfin recopiant des tableaux à succès.

A côté des thèmes religieux et des portraits de bourgeois anversois, dont le sien propre à la trentaine, hautain et fier de sa réussite, de sa femme et de sa fille, Jordaens peint des scènes triviales de beuveries comme cette imposante toile intitulée « Le Roi boit » (1638-1640), inspirée des scènes réalistes, populistes et colorées du Caravage. La fête bat son plein, un homme âgé au centre de la composition s’apprête à boire cul sec son verre de vin blanc où trempe la fève, comme le veut la tradition. Alors que les regards enivrés des joyeux convives sont concentrés sur ce Roi d’un jour, quatre d’entre eux sont dirigés vers le peintre, vers nous, comme pour nous convier à cette fête paillarde : l’un à la renverse brandit une cruche de vin en beuglant, tandis qu’un autre en vomissant laisse échapper son plateau avec coupes et carafe, le musicien nous fixe d’un œil les joues gonflées sur la pipe de sa cornemuse, enfin l’enfant qui se fait torcher par sa mère, femme bien en chair à la Rubens, nous regarde la figure rosie et inquiète d’être vu dans cette position les fesses à l’air.

Ici tous les âges de la vie sont représentés, une vieille femme édentée ricanant en direction de ce vieillard, roi d’un jour,  les femmes à la blanche carnation se détachant des figures sombres et rouges des hommes, l’une d’elle mure et gironde  quand les deux autres sont jeunes et pulpeuses, un adolescent à son côté, le jeune enfant torché sur ses genoux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « Le roi boit » Jacques Jordaens, 1638-1640

 

Tous les sens sont aussi sollicités. Se côtoient l’odeur suave de la pâte feuilleté de la galette et l’odeur fécale des fesses de l’enfant, le parfum féminin des jeunes filles aux joues rosies et celui du vomi de l’homme ivre, les chants vociférés retentissent des bouches grandes ouvertes accompagnés par le couinement de la cornemuse et les jappements du chien qui vient partager la joie de son maître, la couronne colorée du roi rutile contre les couleurs mordorées et blafardes des convives, on prendrait presque un verre pour accompagner cette joyeuse assemblée, goûter le vin et croquer dans cette galette dorée. Les regards tournés vers les spectateurs que nous sommes semblent nous dire que nous sommes aussi acteurs de cette fête, qu’il nous suffirait pour cela de remplir un verre, de le lever pour faire partie du tableau et d’encourager le roi en criant « le roi boit, le roi boit, le roi boit… »

Jordaens a peint une scène similaire, exposée à côté de celle que je viens de décrire. Mais la scène y est nettement moins truculente, et le roi beaucoup moins patenôtre.

L’exposition « Serge Poliakoff, le rêve des formes », au Musée d’art moderne de la ville de Paris, occupe une aile de ce bâtiment Art déco abritant l’immense fresque de Raoul Dufy, « La fée électricité ». Cette allégorie du progrès a été réalisée pour l’Exposition universelle de 1937. Commandée par la Compagnie parisienne de distribution de l’électricité, elle devait « mettre en valeur le rôle de l’électricité dans la vie nationale et dégager notamment le rôle social de premier plan joué par la lumière électrique ». Longtemps restée la plus grande fresque mondiale avec ses 624 m2, elle fut détrônée en 1987 par une toile d’un seul tenant de 1722 m2, réalisée en 1987 en RDA par le peintre allemand Werner Tubke.

Cette exposition est complétée par celle qui se tient à la fondation Dina Vierny-musée Maillol[3], où sont accrochées une quarantaine de gouaches, souvent esquisses préliminaires pour des peintures à l’huile. En 1970 alors que se tenait une exposition-hommage un an après le décès de Poliakoff, Dina Vierny, modèle du sculpteur Aristide Maillol, exposait des gouaches du peintre dans une galerie de Saint Germain des Prés. « Tous ceux qui admiraient Serge Poliakoff se pressaient autour de  la galerie, débordaient sur la rue, occupaient les cafés, passant comme un fleuve sans fin pour rendre hommage à une étoile de la peinture qui venait de s’éclipse du firmament des peintres. »

Poliakoff, issue de la grande bourgeoisie, quitte sa terre natale en 1918 et erre en Europe avant de se fixer à Paris en 1923. Pour vivre, il joue des airs tsiganes à la guitare dans les cabarets russes. Quelques cours de peinture, mais surtout la fréquentation d’artistes émigrés russes, Sonia Delaunay et son mari Robert, Wassily Kandinsky, vont le mener vers l’abstraction. Il mettra trente années avant de connaître le succès et devenir un peintre côté dans les années 1950. La vie de Poliakoff ne ressemble pas à l’idée que l’on peut se faire de celle romantique de l’artiste maudit à la vie dissolue et torturée. Non, celle de Poliakoff est réglée comme celle d’un fonctionnaire anglais, travail de neuf heure à midi, apéritif avec les copains (au café Flore tout de même), quelques-uns le suivaient jusque chez lui pour déjeuner (il avait table ouverte pour les amis), sieste et travail jusqu’à l’heure du thé, partagés avec quelques intellectuels de passage avec qui il discutait art et philosophie… immuablement, sa vie était suivait journellement ce scénario. Une épouse, une seule durant toute sa vie, rencontrée en 1935 et qui, fidèle complice de son œuvre, demeurera à ses côtés jusqu’à ce qu’il s’éteigne dans son atelier, pinceaux en main, un 12 octobre 1969 à l’âge de 69 ans, en pleine gloire.

Ce dandy russe, taiseux et sombre, semblait traîner derrière lui toute la tristesse des russes blancs, chassés par la Révolution d’Octobre 1917. Seule la peinture (et la musique tsigane) le tire de son spleen vers un idéal : celui de reconstituer le puzzle de sa vie, fait de formes colorées et vibrantes, emboîtées les unes dans les autres, comme autant de parcelles de son être. Une composition murale (1965-1967), surnommée « l’iconostase » par les critiques, faite d’un assemblage de petits tableaux à la tempera sur papier huilé et marouflé, est l’esquisse du travail de sa vie de peintre débuté tardivement, vers la quarantaine. Chaque toile reprend en réduction une composition antérieure, inversant ce qu’il faisait avec les gouaches qui lui servaient d’esquisses pour ses toiles.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 « Composition murale »  Serge Poliakoff, 1965-1967

 

Chez Poliakoff, les formes, tout d’abord des aplats de couleurs cernés de lignes, comme Piet Mondrian, se juxtaposent ensuite sans autre fracture que leur luminosité, leur densité ou leur température, comme chez Paul Klee ou Mark Rothko, puis elles se recentrent sur la toile sur un m^me fond coloré, comme chez Nicolas de Staël. Enfin, sur la fin, une, deux ou trois couleurs suffisent et couvrent la toile, c’est l’abstraction pure mais non sans tache, zen et totalement détachée du réel, celle d’Yves Klein et ses « monochromes IKB » (International Klein Blue) ou de Kasimir Malevitch et son « carré noir sur fond blanc » jusqu’au « Carré blanc sur fond blanc »… Poliakoff s’est arrêté avant ce geste ultime et désespéré, cette chute dans le vide.

La symphonie colorée est le fruit d’un patient travail de Poliakoff sur les pigments qu’il broie lui-même, de superposition, de grattage et de ponçage. Les blocs colorés sont étudiés et composés pour tendre vers une forme idéale, savamment et patiemment recherchée à l’aide de la proportion « divine proportion » du nombre d’Or. Poliakoff, qui « connaissait la musique » dans tous les sens du terme, disait : « Quand un tableau est silencieux, cela signifie qu’il est réussi (…) Une forme doit s’écouter et non pas se voir ». Et c’est là que réside le grand mystère de l’art abstrait, que le critique d’art Pierre Guéguen résume ainsi parlant de Poliakoff : « Il s’agit d’un esprit sérieux, tout entier dirigé vers ce rêve des formes en soi qui est le grand mystère à élucider de l’abstrait ».

L’artiste était doublé d’un poète, mais surtout d’un humaniste généreux et doux. Il illustra certains de ses écrits dont celui-ci, extrait de « Enluminures » en 1972 : « Cette pierre tu rêvais de lui jeter. Laisse-là de côté. Puisse-t-elle être pour tous et pour toi-même un gage. Ce n’est pas à toi de juger. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Sans titre (jaune et noir) »  Serge Poliakoff, 1952



[1] « Poliakoff, le rêve des formes », musée d’Art moderne de la ville de Paris, du 18 octobre 2013 au 23 février 2014

[2] « Jacques Jordaens, la gloire d’Anvers », Petit Palais, jusqu’au 19 janvier 2014

[3] « Serge Poliakoff, gouaches de 1948 à 1969 », musée Maillol du 19 septembre 2013 au 9 février 2014