Quand je quitte ma mie pour le boulot le matin, et que je rentre la retrouver le soir, je traverse Paris du nord au sud et inversement.

 

Je pousse la moto depuis la rue Montcalm dans le XVIIIème arrondissement, au pied de la Butte, pour franchir le pont de fer enjambant le silencieux cimetière de Montmartre : ses fantômes me repoussent jusqu’à la place Clichy, saluant au passage la bravoure du général Kléber qui périt durant la campagne d’Egypte. C’est aussi l’occasion de voir les dernières sorties de film à l’affiche du Wepler.

 

Si le trafic le permet, je pousse le moteur de la moto dans la rue d’Amsterdam, pour dépasser la gare Saint Lazare, et la sculpture horlogère d’Arman, dont on ne sait quelle pendule compressée donne l’heure exacte.

 

Face au Printemps, l’ancienne enseigne savamment dessinée « les tortues » a été reprise par « Paul » le boulanger lillois. La rue Tronchet déroule ses boutiques de plus en plus luxueuses jusqu’à Fauchon et Hédiard, souks chics de la place de la Madeleine. Au feu rouge mon regard hésite entre, à l’angle, les mannequins d’Eres affublés de lingeries sophistiquées et, face à moi, les huit colonnes de l’église de la Madeleine, impeccablement alignées comme des jambes de danseuses des Folies bergères. Je quitte ce temple grec et sa place, en laissant sur la droite le restaurant chic et cher de Sanderens, mais dont le bistrot au dernier étage offre les mêmes plats à un prix abordable.  

 

Après avoir longé la devanture aux courbes Art nouveau de chez Maxim’s, la rue Royale débouche sur la place de la Concorde, encadrée par les immeubles des Ambassadeurs de Gabriel faisant loggias et devant servir de fond de scène à la statue de Louis XV prévue au centre. Ici je suis sensiblement à mi-parcours, et c’est sans doute le « sommet » de ma traversée urbaine. L’obélisque du temple de Louxor, qui a remplacé la statue du roi, se dresse vers le ciel chapeauté d’or, juché sur un piédestal contant son transport depuis les rives du Nil. Ce « piquet » fait la symétrie entre les deux temples néo-grecs, la Madeleine au nord, l’Assemblée nationale au sud. La première était initialement le projet d’une église sous Louis XV, devenue un temple aux armées du Ier Empire dessiné par Vignon en 1805, puis à nouveau une église, terminée sous Louis-Philippe en 1842. En symétrie au sud, c’est également Napoléon Ier qui fit élever par Poyet en 1804, devant le palais Bourbon, ce monumental portique composé de douze colonnes corinthiennes, surmontées d’un fronton orné d’un bas-relief de Cortot représentant « La France, la Liberté et…l’Ordre public ».

 

Arrêté au feu rouge au pied de l’obélisque, je scrute ses énigmatiques hiéroglyphes sans en comprendre le sens. Le regard porte plus loin, et depuis ce premier plan avec ce trait vertical pointé vers le ciel, il butte en enfilade sur un deuxième, puis troisième plan, l’un avec le triangle du fronton du Palais Bourbon, l’autre plus lointain avec le cercle du dôme des Invalides : pureté de lignes géométriques, une ligne verticale, un triangle isocèle, un demi-cercle. Je contemple jusqu’à ce que les klaxons me commandent de quitter ce spectacle.

 

Et sitôt j’emprunte le pont de la Concorde sous lequel coule la Seine, et me reviennent les vers d’Apollinaire :

« Vienne la nuit, sonne l’heure

Les jours s’en vont, je demeure. »

 

Combien de fois j’ai pensé arrêter ma moto au milieu du pont, sous la pluie battante, un petit crachin ou un soleil naissant, par un air glacial, vif ou déjà chaud, et saisir sur la pellicule ces lumières matinales et leurs reflets changeants sur le fleuve, laiteuses et grises, jaunes et acidulées, claires et bleues ou noires et menaçantes, repeignant à chaque fois d’une nouvelle palette des édifices somptueux, que ce soit vers l’est, Notre-Dame, les îles Saint-Louis et de la Cité, le pont Neuf, l’école des Beaux-arts rive gauche, le Louvre rive droite, que ce soit vers l’ouest, rive gauche la gare d’Orsay, sur laquelle Le Corbusier devait construire ce musée d’art Moderne imaginé par Malraux, lui faisant face le Grand Palais et sa cage thoracique en acier qui sembla respirer certains soirs d’été grâce aux lumières de Yann Kersalé, plus loin la colline de Chaillot et son palais en fer à cheval, fruit d’un concours perdu par Perret : il sert d’écrin à la Tour Eiffel, pyramide effilée de l’autre côté de la Seine.

 

(Fin de la première partie de cette traversée de Paris, suite au prochain billet n°6).

 

 

 

Vincent BERTAUD DU CHAZAUD