C’est un énorme trou, mais heureusement pas un trou de bombe, bien que la période étudiée s’y prête, que l’exposition « Architecture en uniforme, projeter et construire pour la Seconde guerre mondiale »[1] vient de combler. C’est un sujet captivant qui a tenté le thésard que j’étais à la fin des années 1990. Mon directeur m’a finalement orienté sur la période suivante, les années qui suivirent le conflit, particulièrement celles dites de la Croissance innovante (1965-1975). Beaucoup des innovations techniques et architecturales de cette époque sont issues des recherches de cette période de guerre : économie de matière, rationalisation de la production, industrialisation des composants, facilité de montage, recherche sur de nouveaux matériaux…

 « L’art de la guerre », premier traité de stratégie militaire écrit au VIème siècle av.JC du Chinois Sun Tzu[2], qui a inspiré ce que l’on appelle aujourd’hui la guerre psychologique, montre que cette affaire n’est pas récente et qu’au cours des siècles suivants, la mise en pratique de cet art a pris des tournants variés. Le feu grégeois de l’empire Byzantin au VIIème siècle préfigure les bombes au napalm utilisées pour la première fois durant la guerre la Seconde guerre ; au XVème siècle, les étonnants dessins d’engins de guerre de Léonard de Vinci sont les chars d’assaut et les mitrailleuses qui feront basculer le sort des batailles durant la Grande guerre ; Vauban va bâtir au XVIIème siècle les places et villes fortifiées qui défendront le « pré carré » de la France et ses nouvelles frontières dont les limites sont le fruit des batailles victorieuses sur les Espagnols de Louis XIV et de Louvois son ministre de la Guerre. Plus près de nous, on connaît le contournement opéré par l’armée allemande de « l’inexpugnable » ligne Maginot, puis quatre ans plus tard la brèche percée par les alliés dans le mur de l’Atlantique de l’ingénieur Fritz Todt.

 Durant la Seconde guerre mondiale, les performances toujours plus destructrices de l’artillerie, l’essor fulgurant de l’industrie aéronautique avec l’extension du rayon d’action des avions et leur capacité de transport, vont sensiblement modifier les systèmes de défense et de protection.  Surtout, c’est à une guerre nouvelle que l’on assiste, une guerre psychologique contre les populations civiles afin de les dresser contre leurs chefs en semant la terreur là où elles sont concentrées, les villes. Londres est bombardée par les fusées allemandes V1 et V2 dont les ingénieurs prendront une part importante dans la course que va se livrer Russes et Américains pour la conquête de l’espace, Dresde est détruite sous les flammes des bombes incendiaires au napalm lâchées depuis les bombardiers anglo-américains, Hiroshima et Nagasaki sont anéanties par les bombes atomiques américaines, qui seront par la suite utilisées comme arme de dissuasion durant la Guerre froide. Toutes ces nouvelles technologies meurtrières sont portées par les airs sur de longues distances, prélude aux interventions armées dans les conflits à venir, parfois sans succès comme au Vietnam malgré l’impressionnante quantité de bombes déversées sur ce pays.

 Recherches sur les armes de destruction et systèmes de protection vont de pair : au progrès de l’un répond l’ingéniosité de l’autre. Les bombes ricochent sur les blindages et les masses de béton armé des bunkers, alors on invente les bombes perforantes. Les villes et sites stratégiques sont la cible de l’aviation ennemie, alors on les dissimule sous des camouflages trompeurs, des missiles et torpilles menacent avions et bateaux, on invente des leurres afin de les détourner de leurs objectifs… On protège les populations civiles en les enterrant dans des abris souterrains. A Londres, cet entassement et cette promiscuité interrogent le gouvernement conservateur et son Premier ministre Winston Churchill, craignant la démoralisation et la lassitude défaitiste ou au contraire un élan insurrectionnel incontrôlable. Mais l’élan patriotique et l’embrigadement de toute la société civile dans l’effort de guerre auront le dessus à coup de propagande.

 Fonctionnalisme et rationalisme, issus en grande partie des enseignements du Bauhaus, serviront le meilleur et le pire. L’école, soumise à la pression des nazis, ferme ses portes en 1933. Son fondateur, Walter Gropius, émigre aux Etats-Unis en 1937, suivi ou précédé par d’autres enseignants, Marcel Breuer, Mies van der Rohe, Moholy-Nagy et d’autres. Beaucoup d’entre eux participeront aux recherches de l’armée américaine. A l’opposé, un élève du Bauhaus de Dessau, Fritz Ertl, met en place le premier bureau d’études pour la construction des installations du camp de Auschwitz, selon des normes et rationalisations théorisées par Ernst Neufert, qui avec d’autres responsables des programmes nazis, Friedrich Tamms, Herbert Rimpl, continueront une belle carrière dans la république fédérale d’Allemagne. Neufert, qui travaille durant la guerre à la rationalisation des camps de concentration, publie en 1943 « Bauordnungslehere » (cours sur l’ordre architectural), un énorme traité sur la recherche de systèmes normatifs et modulaires, qui sera repris après guerre sous forme d’un ouvrage que l’on trouvera sur toutes les tables à dessin des étudiants et cabinets d’architecture. L’architecte protégé d’Hitler, Albert Speer, devient à partir de 1943 ministre de l’armement, contribuant à l’exploitation épouvantable de la main d’œuvre puisée dans les pays occupés ou chez les prisonniers de guerre. Les architectes nazis participeront soit à l’efficacité des camps de concentration, soit à l’édification des monuments et villes du nouveau « Reich allemand millénaire ».

 Les prisonniers de guerre s’organisent, leur internement s’éternisant. Ainsi l’architecte Henry Bernard, qui construira la Maison de la radio dans les années 1960, crée dans un Oflag (camp d’officiers) un atelier semblable à ceux des Beaux-arts. Les travaux de ces élèves-prisonniers sont envoyés en France pour être jugés par un jury à Paris. En France, des architectes reconnus ne resteront pas passifs, et malgré la rareté des commandes, ils continueront de travailler, servant l’un ou l’autre camp, par fois les deux. Auguste Perret deviendra le premier président de l’ordre des architectes qui exclut de la profession les juifs, Le Corbusier court à Vichy pour tenter de persuader ses fonctionnaires conservateurs du bien-fondé de ses théories radicales pour la reconstruction des villes, en même temps qu’il étudie des maisons frustres en rondins de bois, les Murondins, Jean Prouvé maintient une activité au ralenti dans son usine de Nancy pour éviter la réquisition des ouvriers et du matériel, il participe à la Résistance, et avec des maisons usinées, il se prépare pour la reconstruction, comme André Lurçat, Jean Bossu ou Georges-Henri Pingusson.

 En France, les bombardements et le débarquement alliés ont laissé des champs de ruine. Le besoin pressant de les relever va accélérer la mise au point de prototypes expérimentés durant la guerre : la préfabrication et la standardisation vont permettre de construire rapidement et à grande échelle. Dès 1945 la cité expérimentale de Merlan à Noisy-le-Sec voit se construire des prototypes de maisons individuelles industrialisées. A côté des maisons de constructeurs français comme celles des Ateliers Jean Prouvé ou de l’entreprise Coignet, sont présentés des modèles venus du monde entier, Etats-Unis, Grande-Bretagne, Canada, Finlande, Suède et Suisse. L’industrialisation du bâtiment, tant souhaitée par le Mouvement moderne depuis les années 1920 et amorcée avec le logement comme à Drancy, se diversifie et s’optimise durant la Seconde guerre, notamment aux Etats-Unis ; elle connaîtra son apogée durant la reconstruction pour remplacer ce qui a été détruit, mais aussi pour faire face à l’afflux de population de la campagne vers les villes ; durant les Trente glorieuses, celles-ci sont un réservoir d’emplois autant que des lieux de plaisir et de consommation ; et puis face au « baby-boom » d’une population subitement rajeunie, il faut équiper le pays de bâtiments scolaires et sportifs, club de jeunes, maisons de la Culture… Un remarquable ministre de la Reconstruction, Eugène Claudius-Petit, s’entoure de jeunes et brillants fonctionnaires réformateurs comme Pierre Dalloz, travaillant aux côtés de ceux, plus conservateurs, hérités du régime de Vichy. Toutes les énergies contenues durant la guerre vont pouvoir s’exprimer librement, une période créatrice et intense s’ouvre. Le « vieux » Perret, alors âgé de plus de 70 ans, y participe en reconstruisant Le Havre, se proposant de « donner aux habitants, si possible, plus que ce qu’ils ont perdu ». Mais l’effort s’avère pourtant insuffisant, et dix ans après la fin de la Seconde guerre, un cri d’alarme surgit durant une nuit froide de l’hiver 1954, après la mort d’une mère sans logis et de son enfant: c’est l’appel de l’abbé Pierre, et un formidable élan de générosité se met à nouveau en marche.



[1]« Architecture en uniforme, projeter et construire pour la Seconde guerre mondiale », exposition du 24 avril au 8 septembre 2014, Cité de l’architecture et du patrimoine, Palais de Chaillot.

[2] Au chapitre 3, “Combattre l’ennemi dans ses plans”, Maître Sun dit: “En règle générale, il est préférable de préserver un pays à le détruire… On n’attaque une ville qu’en désespoir de cause.” Durant les deux guerres mondiales du XXème siècle, ce traité sur la guerre ne semble pas avoir été lu par les politiciens et les généraux qui les conduisirent.