Andy Warhol prédisait que tous les grands magasins deviendraient des musées et que tous les musées deviendraient des grands magasins. Avec Bernard Arnault, cette prophétie de l’artiste visionnaire s’est réalisée, ses boutiques et sa fondation créent en effet ce mélange des genres.

 Pour se dédouaner de ses évasions fiscales, le propriétaire de LVMH tente de donner le change et « offre » au public « bobo » tout ébaubi une boursouflure architecturale sur les bords de Paris, côté ouest bien sûr, à deux pas de Neuilly. Cette gesticulation architecturale est l’œuvre de l’architecte américain Frank Gehry, qui créa son agence en 1962, titulaire du Pritzker Price en 1989, coqueluche des villes en détresse depuis Bilbao et son musée Guggenheim de 1997, créant de belles coquilles presque vides, tant les œuvres d’art qu’elles enferment sont reléguées au faire-valoir, malgré la qualité de certaines d’entre elles, comme ici à la fondation Vuitton celles de Gerhard Richter.

 Dire que cette architecture « gesticulatrice » n’aboutit à rien serait injuste, mais surtout ce serait faire injure aux ingénieurs et entreprises qui ont su donner corps avec de l’acier, du bois et du verre aux quelques collages de papiers des maquettes de Gehry, comme en son temps, quand le béton régnait sur le bâtiment, ingénieurs et entreprises suspendaient dans le vide les trois « virgules » de Niemeyer couchées sur le papier. On nous apprend que les 3584 panneaux de verre ont tous des courbures différentes, et qu’ils ont été confectionnés séparément dans un four créé spécialement pour ces moulages : la belle affaire, un exploit pécuniaire plus que technique, à quel prix et pour quel résultat… « ça brille, ça scintille, mais est-ce que cela apporte quelque chose au projet, si ce n’est de consacrer son architecte comme un orfèvre hors pair ? La virtuosité poussée à l’extrême frôle l’indécence et bascule sans prévenir dans le mauvais goût. N’importe quel musicien le sait. Frank Gehry semble l’ignorer » écrit Christophe Catsaros dans « Le Temps » de Genève[1]. Ces « exploits » inutiles et pompeux renvoient à ceux mis en œuvre pour réaliser le « balloon dog » de Jeff Koons, avec ces innombrables heures à poncer ses boursouflures en acier pour obtenir ces indigestes surfaces « ripolinée » … Ces débauches sont indécentes et cruelles pour l’humanité, elles rappellent d’autres débauches par le passé et leurs revers, celles des « années folles » précédant la Seconde guerre mondiale, celles des libertins sous Louis XV précédant la Révolution, celles des « mignons » d’Henri III et les guerres de Religion,  celles des Romains avant la chute de leur Empire…

Une salle de la fondation est actuellement dédiée à la genèse du projet de la fondation Louis Vuitton, amplifiant le côté « œuvre dans l’œuvre », le bâtiment servant d’écrin à lui-même, comble du narcissisme. Cette exposition fait écho à une rétrospective sur l’architecte Frank Gehry au Centre Pompidou. Voilà c’est tout, et c’est beaucoup pour Gehry.

 En parlant du Centre Pompidou, il me semble que l’architecture de Renzo Piano, depuis celle-ci il y a près de quarante ans à la fondation Seydoux avenue des Gobelins aujourd’hui, ressemble aux dessins futuristes de certaines bandes dessinées. Celles de Schuiten et Peeters[2], avec leurs excroissances sur l’existant (Brüsel), la prolifération de leurs systèmes (La fièvre d’Urbicande)  ou la mobilité dans les villes (Revoir Paris), cette dernière inspirée des visions futuristes d’Albert Robida (1848-1926) à la fin du XIXème siècle. Les voilà enfin réalisées ces visions urbaines futuristes d’une ville en mouvement imaginée par les utopistes du XIXème siècle, et que commençaient à mettre en pratique des rationalistes comme Viollet-le-Duc[3]. Ce visionnaire[4] du XIXème siècle, comme Le Corbusier fut celui du XXème, est comme lui à la fois dessinateur, écrivain, architecte, théoricien. Comme Le Corbusier en son temps, Viollet-le-Duc a bataillé contre l’ordre établi et les tenants du conformisme architectural. « Viollet-le-Duc est un homme du XIXème siècle, pris entre son admiration pour les hardiesses gothiques et un intérêt profond pour l’innovation (…) Mais comme Le Corbusier un siècle plus tard, il sait déceler, formuler et illustrer les concepts les plus stimulants pour la création. »[5] L’hostilité des étudiants, aiguisée par quelques mandarins, envers son cours d’histoire de l’art et d’esthétique oblige Viollet-le-Duc à démissionner de son poste aux Beaux-arts. Contre l’idéal classique prôné par l’enseignement des Beaux-arts, il oppose l’art ogival du Moyen âge et ses savantes constructions sublimées par les cathédrales gothiques. La mécanique constructive s’inspire de celle de la nature, la décomposition des forces engendre la légèreté, il ouvre la voie au rationalisme d’Auguste Perret, à l’ossaturisme d’Edouard Albert, aux tôles pliées de Jean Prouvé, aux mécaniques constructives de Renzo Piano. « Aucune œuvre (…) n’a mieux marqué peut-être l’état social d’un peuple et démontré ses aptitudes, que la manière de bâtir »[6]. Un temps haï par les architectes puristes des Monuments historiques pour ses restaurations parfois outrancières, le voilà qui rentre par le biais d’une exposition qui lui est consacrée à côté de l’Ecole de Chaillot et dans la Cité de l’architecture à côté des salles des moulages.

 Mais revenons dans le bois de Boulogne, où l’architecture n’est pas toujours qu’une catin fardée et vêtue de paillette. Quand, venu de Paris par l’avenue Mahatma Gandhi, on approche de cette structure déconstruite d’écailles de verre, qui à force de réfléchir le ciel ressemble à un gros nuage immobile posé sur le sol, on a croisé, comme par contraste, un monolithe sombre ancré verticalement à l’équerre d’une plaque horizontale. Cette composition minimale, à l’opposé de la boursouflure décrite plus haut, est l’ancien Musée national des Arts et Traditions Populaires, construit entre 1957 et 1972 par les architectes Jean Dubuisson, Michel Jausserand et Olivier Vaudou. Ce musée-laboratoire est le fruit des réflexions depuis 1937 du conservateur Georges-Henri Rivière, l’un des fondateurs de la muséologie moderne et créateur de ce concept de musée ethnographique. Durant la guerre, c’est grâce à lui que Jean Bossu va acquérir une connaissance exceptionnelle de l’architecture vernaculaire qui complètera celle acquise auprès de Le Corbusier et Pierre Jeanneret du Mouvement moderne. Pour occuper les jeunes architectes, Rivière lança une grande enquête sur l’architecture rurale, plus connue sous le nom de Chantier EAR 1425. « Jean Bossu relève pendant plus de deux ans l’architecture rurale de Vendée. Cette « seconde inoubliable » randonnée »[7] achève de l’aider à penser autrement la modernité architecturale »[8].

 

Vue aérienne sur le bois de Boulogne, au premier plan la fondation Louis Vuitton. En suivant l’avenue à gauche, on aperçoit l’ancien Musée des Arts et Traditions Populaires (MATP) de Jean Dubuisson… 

Ce bâtiment fonctionnel exprime « l’esprit du musée, où l’architecture s’efface devant son contenu »[9]. Inauguré en 1972, il a du fermer ses portes en 2005, et ses collections ont été transférées au MUCEM de Rudy Ricciotti à Marseille. Evidemment on est aux antipodes de sa voisine la Fondation déjà citée. L’un est digne, juste et droit, l’autre est boursouflée, ambitieuse et torturée. L’un présente une œuvre populaire et utilitaire par son usage, l’autre met en scène une œuvre populiste et élitiste par son image. L’un a dû fermer ses portes à un public averti, l’autre enfle encore d’un public ahuri…

 Vincent du Chazaud, 1er décembre 2014

 


[1] Christophe Catsaros est rédacteur en chef de la revue suisse d’architecture et d’ingénierie « Tracés ». Cet article a été publié le 13 novembre 2014 dans « Le Temps », et repris dans « Courrier international » n°1255 du 20 au 26 novembre 2014 sous le titre « Architecture. L’imposture de Frank Gerhy ».

[2] « Schuiten et Peeters, Revoir Paris », exposition du 20 novembre 2014 au 9 mars 2015 à la Cité de l’architecture et du patrimoine.

[3] Dans “Viollet-le-Duc ou les délires du système”, Jean-Michel Lanniaud écrit que « pour rationaliste qu’il soit, Viollet-le-Duc n’est pas véritablement un rationnel (…)Sa tendance première n’est pas de l’ordre de la raison, mais du sentiment ».

[4] « Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte », exposition du 20 novembre 2014 au 9 mars 2015 à la Cité de l’architecture et du patrimoine.

[5] « Viollet-le-Duc, les visions d’un architecte », catalogue de l’exposition éponyme, ouvrage collectif, co-édition Cité de l’architecture et du patrimoine et éditions Norma, Paris, 2014

[6] VIOLLET-LE-DUC Eugène, « Entretiens sur l’architecture », Veuve A. Morel & Cie, Paris, 1872

[7] La première randonnée est celle que Jean Bossu fait en Algérie en 1938, prenant une « leçon d’architecture » en découvrant la Casbah d’Alger, et, sur l’instigation de Le Corbusier, la pentapole du M’Zab aux portes du désert.

[8] DOUSSON Xavier, « Jean Bossu, une trajectoire moderne singulière », Editions du patrimoine, Centre des monuments nationaux, Paris, 2014

[9] ABRAM Joseph, « L’architecture moderne en France, Tome 2, Du chaos à la croissance 1940-1966 », sous la direction de Gérard MONNIER, Picard, Paris, 1999.