BILLET n°78 – TELESCOPAGE : DE ROYAN A CALAIS

 

Les actualités se télescopent parfois, en témoigne cette « Une » du Monde daté du 15 octobre 2015. D’un côté un sujet sur « Le bidonville « hors de contrôle » de Calais, ville champignon, ultime refuge des damnés de la terre », de l’autre en bas de page »La maison à portique de Jean Prouvé fait ses bagages (…) la maison fait partie d’un ensemble de pavillons issus de recherches sur le préfabrication de l’habitat des plus démunis ». La photo de couverture montre une vue aérienne du camp de Calais où les migrants s’abritent sous des tentes et des bâches plastiques, tandis qu’une page intérieure (page 21) illustre l’article « Le pavillon de Jean Prouvé déménage » d’une photo de la maison 8×12, conçue après-guerre pour loger les sinistrés…

Sinistrés, émigrés, les mots semblent résonner de la même façon, pourtant aujourd’hui le pavillon pour sinistrés de Prouvé est synonyme de richesse, tant son prix est élevé sur le marché de l’art. Drôle de retournement des choses et des idées qui prévalaient à une époque d’entraide et de charité, comme avec la « Maison des Jours meilleurs » du même Jean Prouvé pour répondre à l’appel de l’abbé Pierre en 1954, que l’on retrouve aujourd’hui dans les galeries chics parisiennes. D’ailleurs à propos de ces maisons, devrait-on dire des « Frères Prouvé », l’architecte en étant Henri Prouvé[1] et le constructeur Jean Prouvé avec ses ateliers. Jean Prouvé a très tôt associé ses frères à son travail, mais l’histoire n’a retenu que lui, ingrate qu’elle est également envers les frères d’Auguste Perret, ou envers Pierre Jeanneret avec son cousin Le Corbusier qui prit tout le devant de la scène…

 

« Et les autres », journal de la Fondation Abbé Pierre, dans son numéro 89 d’octobre 2015, livre un reportage sur les marchands de sommeil, avec en sous-titre, «un cauchemar éveillé ». Dans son éditorial, le président de la Fondation Abbé Pierre, Raymond Etienne, s’indigne des écarts inégalitaires qui se creusent, « footballeur transféré pour 80 millions d’euros, un pdg qui quitte son poste avec plusieurs millions d’euros de prime malgré des licenciements massifs dans son entreprise, une évasion fiscale galopante, des sociétés juteuses qui ne paient plus d’impôts (…) et pendant ce temps, dans le même ordre d’idée, des escrocs louent des taudis à prix d’or, profitant de la fragilité de ceux qui n’ont pas d’autres choix pour se loger… » Dans nos référés préventifs et nos expertises, nous pouvons voir des situations semblables… et pas seulement envers des immigrés clandestins, pour lesquels notre compassion peut s’émousser selon notre vision… je l’ai vu aussi avec un couple de très jeunes étudiants Lillois débarqués à Paris pour leurs études, louant dans le 13ème arrondissement de Paris une soupente d’à peine 10 m2 dont 5 m2 habitable pour 500 euros mensuels… il est vrai que le « studio » avait été entièrement repeint.

Comme un appel qui en rappelle un autre, Raymond Etienne conclut son éditorial par « Stoppons ces dérives et remettons les choses dans le bon ordre avant qu’il ne soit trop tard et que le divorce entre les élites et la société ne soit définitivement consommé… ».

 

Le même jour que la parution du Monde cité plus haut, jeudi 15 octobre, une conférence était donnée sur la péniche Louise-Catherine, ancien asile flottant de l’Armée du salut amarré quai d’Austerlitz, aménagée par Le Corbusier en 1929. Le thème en était « Le Corbusier, génie humaniste », les conférenciers Michel Cantal-Dupart[2], architecte initiateur de banlieue 89, une grande gueule au grand cœur, et Gilles Ragot, historien de l’architecture. Ce dernier, auteur d’un ouvrage qui fait référence sur la reconstruction de Royan[3], pourtant alerté sur le démontage programmé de la maison 8×12 de Jean Prouvé à Royan, reste étonnamment muet… Il faut préciser que cette maison est la propriété du député-maire de la ville, Didier Quentin, fils d’un architecte de la reconstruction de Royan qui avait fait de cette construction expérimentale son agence. Pourtant, dans l’avant-propos d’une publication sur « Royan: photographies de la reconstruction (1950-1961), archives photographiques du MRA », Didier Quentin écrivait: « Royan, ville martyre et sinistrée, fut considérée par le MRU comme prioritaire pour la reconstruction. Le ministère choisit d’en faire un laboratoire d’architecture moderne ». C’est justement ce « laboratoire d’architecture moderne » qui est dépecé par les maires de Royan qui se sont succédés depuis les années 1980 jusqu’à aujourd’hui, et le dernier en date ne fait pas exception, malheureusement, et le martyre de la ville continue.

Ce patrimoine royannais, témoin de la reconstruction de la ville et des tentatives d’industrialisation du bâtiment, va disparaître de son paysage comme, dans un passé que l’on croyait révolu, le Casino et le promenoir du Front de mer démolis, le Palais des congrès, la Poste et les galeries Botton défigurés, etc…

 

Pour sa défense, le député-maire invoque des difficultés à régler des droits de succession, ce qui l’acculerait à devoir se séparer de ce bien. Pourtant des solutions existent, et ce qu’ont fait Robert et Magda Rebutato afin d’honorer la mémoire de Le Corbusier, en préservant le site de Roquebrune-Cap Martin avec son cabanon, le restaurant l’Etoile de mer et la villa E1027 d’Eileen Gray, pourrait servir d’exemple. Ils ont fait don au Conservatoire du littoral de ce qui leur appartenait dans cet ensemble historique.

Il se trouve que le propriétaire de la maison 8×12 de Jean Prouvé, Didier Quentin donc, député-maire de la ville de Royan, est aussi ancien président du Conservatoire du littoral. Il a en mains tous les cartes pour préserver le patrimoine architectural de sa ville pour laquelle il a obtenu en 2011 le label « Ville d’art et d’histoire », notamment pour son patrimoine architectural des années 50…

 

Mais au fond, et ce sera ma conclusion, les marchands et les élites font trop facilement de Jean Prouvé un « designer de génie », ou un « architecte visionnaire ». Ce sont autant de termes que Jean Prouvé réprouvait, qui sont faux pour certains et qui ne le dépeignent pas du tout. Ceux qui lui correspondraient le mieux seraient ceux de constructeur humaniste, et plus que pour sa création inventive, mais sans la négliger, ceux de sa dimension sociale devraient nous intéresser au plus haut point, d’autant que celle-là est terriblement et douloureusement d’actualité… le télescopage de Calais et de Royan avec la « Une » du Monde vient nous le rappeler.

 

Vincent du Chazaud, le 1er novembre 2015

 

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La « Une » du Monde du 15 octobre 2015

[1] Se tient à Nancy, du 5 au 30 novembre 2015, l’exposition « En plein ciel ! Le Joffre St-Thiébaut, Henri Prouvé 1962 », manifestation organisée avec le concours des Archives Modernes de l’Architecture Lorraine (AMAL)

[2]Michel Cantal-Dupart, auteur de « Avec Le Corbusier, l’aventure du Louise-Catherine », CNRS éditions, Paris, 2015

[3] Gilles Ragot, Thierry Jeanmonod, Nicolas Nogue, « L’invention d’une ville, Royan années 50 », Centre des monuments nationaux Monum, éditions du patrimoine, Paris, 2003