En quittant la bibliothèque Kandinsky du Centre Pompidou où se tenait la présentation du nième livre sur Jean Prouvé (bientôt le nième + 1 avec celui que j’ai commis sur « Jean Prouvé, Royan et sa région », à paraître prochainement pourvu que j’arrive à signer un contrat avec M. de Mesmaeker, euh non, avec mon éditeur), j’ai pris ce sublime escalier mécanique qui fait planer ceux qui l’empruntent au-dessus des toits de Paris, encore une bonne idée de Renzo Piano. Arrivé à l’étage inférieur, une tête ronde flanquée de deux proéminentes oreilles rondes, un gros nez rond, deux petits yeux ronds me fixent avec étonnement. « Toi ici », dis-je, et il m’invite à entrer dans la salle de lecture de la bibliothèque publique d’information (BPI). C’est Gaston, Gaston Lagaffe, vous le connaissez sûrement, c’est le fils d’André Frankin (1924-1997) né en 1957, voilà soixante ans. Et oui, Gaston vient d’entrer dans le sexagénariat, mais il reste toujours jeune… Il est entré dans le journal Spirou tout d’abord comme « héros sans emploi », bouchant les trous laissés par la publicité selon l’édition belge ou française. Les « planches » sont venues plus tard.

Me voilà, comme à chaque fois avec Gaston, fendu comme une bûche devant les dessins, les planches, les anecdotes d’une exposition qui lui est consacrée à la BPI du Centre Pompidou. J’ai passé une bonne heure la banane aux lèvres. J’ai vu, revu, et rerevu cette bouille ronde, ce corps en « S » chaussé d’espadrilles, ces bras ballants, cet air épuisé ou subitement habité par une trouvaille qui se terminera en catastrophe, ainsi que tous ses acolytes et souffre-douleurs, Fantasio, Longtarin, Prunelle, de Mesmaeker, et tous les autres, et mademoiselle Jeanne un poil amoureuse et admirative devant celui qu’elle est seule à prendre pour un génie.

C’est Gaston qui m’apprit à rire sans retenue et sans discontinuer, car avec lui impossible de retenir ses éclats de rire, ce qui intrigue ou décontenance mon entourage, et comme ce fut le cas avec le gardien de l’exposition qui me lorgnait d’un œil suspicieux, à la façon du policier Longtarin rodant autour de l’antique véhicule de Gaston. Des gaffes, on en a tous fait, on en fait jadis et on en fera encore, on en rigole après coup quand on les raconte. Ce « Gaston », on l’a tous été un peu un jour, plus ou moins longtemps, plus ou moins comique, plus ou moins gaffeur. Lui Gaston il gaffe sans arrêt dans toutes les planches des albums de Frankin, un gaffeur intarissable. Et je ne résiste pas, je ne résiste plus devant sa naïveté, son antimilitarisme, son irrespect pour l’ordre, sa flemmardise, son ingéniosité,  son détachement face aux catastrophes qu’il provoque, sa gentillesse aussi, ne pas oublier sa tendresse pour les animaux, son amour de la musique expérimentale à laquelle il s’exerce aux sons du « gaffophone ».

 

Frankin est Belge, comme Brel, comme Magritte, comme Ensor. Cette région du Brabant engendre de drôles d’artistes, descendants de Jérôme Bosch et de Pieter Brueghel (dit l’Ancien). Une graine de folie germe dans leurs têtes, et leur imagination crée une sérieuse confusion dans les esprits français cartésiens. Parlant de sa peinture, ou plutôt des images peintes qu’il reporte sur une toile, Magritte dit : « On se demande souvent ce que cache ma peinture. Rien ! Je peins des images visibles qui évoquent quelque chose d’incompréhensible (…) Mais bien sûr, je ne puis empêcher les gens d’interpréter mes toiles. S’ils préfèrent essayer de traverser les murs plutôt que de passer par la porte, que voulez-vous que j’y fasse ? ». J’avais mis à profit ma venue à Beaubourg pour aller me rendre compte de l’exposition qui lui est consacrée au cinquième étage. Si l’art pictural de Magritte peut ne pas séduire, et je peux le comprendre, l’art philosophique, lui, devrait retenir l’attention.  A propose de « La lampe philosophique » (1936), Magritte poursuit : « Les méditations du philosophe maniaque et distrait peuvent faire songer à un monde mental fermé sur lui-même, comme ici un fumeur est le prisonnier de sa pipe. » C’est ludique comme du Gaston… et ça suffit pour faire rire ou sourire… En 1957, Magritte peint « Variante de la tristesse », une poule regarde un œuf, dans un coquetier, sur fond de coucher de soleil sur les montagnes… Qui est arrivé le premier de la poule ou de l’œuf ? De toute façon, l’un finit à la coque, l’autre en cocotte. Le  philosophe pose la question, l’homme lui ne se la pose pas, et pourtant le philosophe n’est-il pas humain ?

 

Autre affaire de poule… Par exemple, par ces temps de grands frimas, mon ami Serge dans le sud-ouest a rentré ses deux poules dans sa cuisine. Là elles hibernent quelques temps avec sa chienne, Valentine. Un début d’arche de Noé en somme. Et là, au chaud, elles continuent de pondre les poules, bien sûr, mais où ? Dans la niche de Valentine, et du coup qui couve les œufs ? La chienne… Ce n’est pas du « Gaston » ça ? Mon ami Serge m’a dit que les œufs ont éclos depuis et que les poussins aboient maintenant, mais là je crains qu’il me raconte des histoires… à la Gaston. Mais du « Gaston » on en voit ou on en fait quotidiennement, en politique par exemple, combien aujourd’hui se voient dans un costume de président et finissent en costume Yves Saint-Laurent… ce qui n’est pas si mal d’ailleurs, comparé à tous ces pauvres emmitouflés dans des couvertures sous les porches d’immeubles désaffectés appartenant aux banques ou à de grosses sociétés.   

 

Autre exemple d’ingénuité à la « Gaston », avec Le Douanier Rousseau, Alfred Jarry et Guillaume Apollinaire. Le premier est présenté au troisième par l’intermédiaire du second. Rousseau se propose de faire le portrait du grand poète, qu’il représente à côté de sa muse aux formes imposantes : c’est le fameux tableau « La muse inspirant le poète » peint en 1909. Le peintre prit la précaution, à l’aide d’un mètre ruban, de mesurer Apollinaire sur toutes les coutures : nez, front, oreille, taille… Pourtant la critique et le public ne reconnaissent pas le poète dans ce tableau naïf, mais aux moqueurs Apollinaire rétorque : « Si je ne suis pas ressemblant, comment m’avez-vous reconnu ? » A cette époque la muse d’Apollinaire est la fine et délicate Marie Laurencin, jeune peintre de 24 ans. Rousseau, indifférent aux moqueries répond imperturbable : « Apollinaire est un grand poète, il lui faut une grosse muse ». Il n’y aurait pas du Douanier Rousseau chez Le Gaffeur Gaston, à moins que ce ne soit l’inverse ? Je tire cette histoire d’un site qui s’appelle « Artips » où toutes les semaines, avec trois ou quatre images et de courts textes, sont rapportées des anecdotes à propos des artistes et de leur art. C’est parfois très drôle, parfois profond, parfois pathétique, bref on ne s’ennuie jamais… Internet, c’est comme la langue d’Esope, cela peut être le meilleur ou le pire.    

 

Puisque nous sommes chez les Grecs restons-y pour conclure. Non, nous ne ferons pas appel aux roustons du père Platon, mais à la dérision de Socrate. On peut rapprocher son « connais-toi toi-même » d’un « ris de toi-même », ce qui, dans les deux cas, devrait nous amener à plus d’humilité.

 

Vincent du Chazaud, le 28 janvier 2017