« Turner et ses maîtres », titre de l’exposition à Londres, est devenu « Turner et ses peintres » à Paris (1). Pourquoi avoir changé le titre anglais puisqu’il s’agissait de montrer l’admiration que ce grand peintre anglais, précurseur de l’impressionnisme, portait au Lorrain, à Rembrandt et Ruysdael, ainsi que son esprit de compétiteur avec ses contemporains ? « Turner et les peintres » aurait alors été plus judicieux, si les organisateurs parisiens tenaient absolument à se démarquer de Londres.

Un tableau comme « Venise, vue du porche de la Madonna della Salute» nous plonge même au XIVème siècle des frères de Limbourg avec leurs illustrations calendaires des « très riches heures du duc de Berry ». Les bleus « azur » du ciel vénitien de Turner et les palais blancs et diaphanes le long du Grand Canal m’évoquent le lapis-lazuli sur lequel se découpe l’architecture blanche des châteaux médiévaux des Limbourg, notamment dans l’illustration du mois de « juillet ».

Par contraste, deux jours plus tard je suis allé voir l’exposition Soulages qui se tenait à Beaubourg. Sa théorie du « noir lumineux », qui occupa l’artiste pendant plus de vingt ans, avait pourtant vite montré ses limites. Là encore, et je pense à la « théorie de l’oblique » de Claude Parent (2), cet acharnement à faire des théories sur n’importe quoi ne débouche sur rien sinon, et à force, d’attirer l’attention sur soi.

Ici tout n’est qu’artifice et effet d’optique, par des lumières artificielles dirigées, des zébrures adaptées, des contrastes de mat et de brillant… On est à des années « lumières » des peintures sombres et inspirées de Rembrandt, Ruysdael ou Turner. Voir Soulages après Turner, ça prête à sourire, et même à rire, ce qu’on n’a pas manqué de faire en traversant le 5ème étage de Beaubourg comme on traverserait un espace d’exposition de mobilier Conforama tapissé de vinyl noir.

Ce bâtiment de Beaubourg est le résultat d’une rude bataille menée par le président du jury de concours, Jean Prouvé, malmené par l’Ordre des architectes, pour faire émerger le projet de Piano et Rogers. Et que Beaubourg est élégant et judicieux… La promenade architecturale chère à Le Corbusier est ici dans cet escalator flanqué sur sa façade, nous permettant tout à la fois de vivre le bâtiment et de comprendre la ville qui l’entoure en nous offrant comme un « travelling » initiatique pour conclure sur un des plus beaux panoramas parisiens. Renzo Piano a réalisé à côté un bâtiment plus confidentiel, l’Ircam. Sa façade émergeant du bassin de Tinguely et Niki de Saint-Phalle est réalisée en bardeaux de terre cuite, système mis au point avec l’entreprise charentaise Durand. Piano a réutilisé cette vêture de brique rouge dans nombre de ses réalisations, les logements rue de Meaux à Paris, l’ensemble Daimler Benz sur la Potstdamer Platz de Berlin et, visité récemment, la Cité internationale de Lyon, sur les bords de la Saône.

Depuis Lyon, comme un aimant, je suis revenu au couvent dominicain de La Tourette. L’émotion est réelle, intacte comme la première fois. Là encore Le Corbusier ne s’est pas contenté de théoriser, c’est un artiste, un grand, et un humaniste, un vrai. Mais j’arrête là sur Le Corbusier, on va me traiter d’idolâtre, sinon pour signaler qu’une nouvelle bande dessinée sur l’homme, intitulée « Le Corbusier architecte parmi les hommes », vient de paraître (3).

Est-ce la présence de Rudy Ricciotti comme rédacteur en chef éphémère du dernier Architecture d’Aujourd’hui (4) qui en a amélioré l’intérêt ? Celui-ci n’est pourtant pas avare en déclarations fracassantes afin de détourner l’attention autant sur lui que sur le sujet qu’il prétend défendre. On y trouve un reportage captivant sur le chantier de l’étonnant bâtiment du Rolex Learning Center de Lausanne livré récemment par l’agence japonaise Sanaa, Pritzker Prize 2010. Les ingénieurs et maçons de Bouygues ont accompli des prouesses pour un projet dont bien peu croyait à la possibilité de réalisation au vu des dessins du concours. Evidemment l’article est précédé d’une publicité sur les montres Rolex, de celles qu’il faut porter pour afficher sa réussite, selon le pauvre esprit d’un publicitaire.

Dans ce même AA, l’entretien d’un journaliste de « So foot », magazine pour les intellos fanas de foot (il paraît que ça peut coexister…), avec Oscar Niemeyer délaye des lieux communs sur le sexe, le foot, la politique, sinon pour constater que le « vieux » est encore vert pour ses 102 ans…

L’entrée en matière de ce numéro d’AA par un texte de Roland Barthes nous rappelle les prétentions intellectuelles de cette nouvelle version de la revue, lancée à grands fracas d’annonces et de cocktails mondains voilà un an. Dans cet article déjà publié dans un numéro d’AA de janvier 1971, donc destiné aux architectes (ou étudiants en architecture), le sémiologue, pour ne pas donner l’air « d’enfiler des perles », tient un langage abscons et compréhensible seulement de quelques initiés, nous assénant de « ponèmes » et de « sémantèmes ». « La ville est un poème mais ce n’est pas un poème classique » est le titre de cet article censé définir les conditions d’une sémiologie urbaine. D’entrée, Barthes affirme que la conception de la ville grecque de l’Antiquité est « exclusivement signifiante car la conception utilitaire d’une distribution urbaine basée sur des fonctions et des emplois, qui prévaut incontestablement de nos jours, apparaîtra plus tardivement ». Or Hippodamos de Milet introduisit, lors de la reconstruction de sa ville après le sac par les Perses en 494 av.JC, un urbanisme fonctionnel et hiérarchisé, ancêtre des plans en damier des villes militaires et du « zoning » urbain de la Charte d’Athènes. Les Grecs reproduiront ce modèle de « cité idéale » au Pirée, à Olynthe, à Priène, à Magnésie ainsi qu’à Alexandrie, dernier avatar du modèle milésien perverti, son esprit égalitaire et démocratique laissant place à une monumentalité au service du pouvoir royal.

Pour montrer ses lectures, et en même temps être à la mode ambiante du « structuralisme », Barthes nous conte que seul Levi-Strauss, dans « Tristes tropiques », aurait fait de la sémiologie urbaine en étudiant l’espace d’un village Bororo.

Plus loin (faute de frappe, article écrit trop précipitamment ?), Barthes écrit : «Le fait saut (sic) scientifique sera réalisé lorsqu’on pourra parler de langage de la ville sans métaphore. » Faut-il lire le « faisceau » ? Le « fait » est-il de trop ? Personne n’osa contredire ou corriger le « maître ».

Barthes n’hésite pas à se contredire dans ses exemples destinés à nous imager ses abstractions, ainsi il écrit : « Tokyo qui est un des complexes urbains les plus enchevêtrés que l’on puisse imaginer du point de vue sémantique possède cependant une sorte de centre ». Mais le sémiologue poursuit dans un autre paragraphe que « Tokyo est une ville polynucléée ; elle possède plusieurs noyaux autour de 5 à 6 centres ». Peut-être s’agit-il de deux villes différentes ?

Il y aura un passage obligé par l’érotisme, bien sûr pas celui des quartiers « chauds » de la ville. Ainsi, « l’érotisme normal de la ville est l’enseignement que nous pouvons tirer de la nature métaphorique du langage urbain». Alors la ville, comparée à une écriture, devient une sorte de littérature érotique…

N’ayant pas trouvé de méthodologie pour entreprendre sa sémiologie urbaine, Barthes conclut que finalement dans toute cette entreprise, il fallait beaucoup d’ingénuité. En lisant son article, j’ai regretté que lui-même n’en eût pas assez, et n’ai pas eu le même étonnement qu’AA que ce texte qui « est une rareté (…)ne figure pas dans les œuvres complètes du Degré zéro de l’écriture ».

A quoi servent les revues d’architecture qui ne parlent pas (ou presque) d’architecture ? C’est vrai que c’est à la mode pour les magazines de « mélanger les genres », d’être des « attrape tout ». Alors ? Et bien tout le monde donne son avis sur tout, à l’aide de raccourcis et de formules… Parfois on se demande si le terme « expert » a encore une signification.

Mais il existe des écrits sur la ville plus compréhensibles et moins empesés. L’écrivain Orhan Pamuk, qui fit des études en architecture, prix Nobel de littérature en 2006, nous donne, dans son livre « Istanbul» (5), sa vision mélancolique d’une ville en recherche d’une nouvelle identité après son déclin entraîné par la chute de l’Empire ottoman. Il alterne les points de vue, depuis ceux des natifs de la ville, Tanpinar et Yahya Kemal, et ceux des étrangers en quête d’exotisme, Gérard de Nerval, Théophile Gautier, Gustave Flaubert. Ces regards croisés alimentent le regard de Pamuk qui nous donne aussi le sien, mélange d’amour et de nostalgie, faisant appel à cette fameuse « ingénuité » dont parle Barthes pour (d)écrire une ville.

 

(1) Turner et ses peintres, Galerie Nationale du Grand Palais, jusqu’au 25 mai 2010.

(2) Pour en finir une fois pour toutes avec Claude Parent, une lettre de Marc Emry, ancien rédacteur en chef d ‘AA entre 1968 et 1999, parue dans le D’A n°190 d’avril 2010 (1), vient conforter ce que j’avais écrit dans le billet n°8 sur l’exposition qui s’est tenue à la Cité de l’architecture et du patrimoine, à savoir que Parent n’est autre qu’un « dandy égocentrique auquel on prête trop d’égard et d’attention ».

(3)REBENA, BAUDOUI, THEVENET, « Le Corbusier architecte parmi les hommes », Dupuis, Paris, 2010.

(4) AA n°377 d’avril 2010

(5)PAMUK Ohran, « Istanbul , souvenirs d’une ville », Gallimard, Paris, 2007 (pour la traduction française).