« Habiter » a comme synonyme, ou mots de sens voisin (1), « camper, coucher, demeurer, s’établir, être domicilié, se fixer, loger, occuper, résider, rester, séjourner, vivre », mais également des termes familiers comme « bauger, crécher, gîter, hanter, nicher, percher, pioger, zoner ». Evidemment il y a une nuance entre « résider » et « camper », ce dernier étant plutôt le fait de ceux, quand ils ne sont pas vacanciers, qui sont rejetés en marge de la société, quand le premier désigne plutôt ceux qui, ayant réussi socialement, habitent des quartiers résidentiels.

 

« Loger » signifie «demeurer » c’est-à-dire « avoir son chez soi » quand le verbe est intransitif, mais aussi « placer » c’est-à-dire « installer sous un toit » quand le verbe est transitif.

 

L’autre soir, nous avons assisté ma fille et moi à une bien curieuse scène surréaliste à la Maison de l’architecture de l’Ile de France, lors du vernissage de l’exposition « Vu de l’intérieur, habiter un immeuble en Ile de France, de 1945 à 2010 » (2), lequel devait être suivi d’un débat. En arrivant vers 19h00 je suivais une foule bigarrée et colorée, avec femmes et enfants, se dirigeant d’un pas décidé vers l’ancienne chapelle des Récollets… gens inattendus pour une telle manifestation, mais pensai-je, peut-être des habitants de ces logements construits par les architectes, invités sans doute pour venir manifester leur satisfaction d’être si bien logés par une profession à leur écoute. La réponse ne se fit pas attendre, et à peine entrés dans les lieux, nous fumes assaillis par banderoles et concerts de casseroles de mal logés manifestant leur mécontentement.

 

Sourires gênés des architectes dérangés dans leur antre, quelques-uns, les plus vieux et ventripotents, retrouvant leur jeunesse soixantehuitarde aux idéaux bafoués depuis longtemps, frappaient dans leurs mains et criaient leur « haine » de cette société sur laquelle ils se sont engraissés, avec les pauvres venus les déranger… la honte me prit quand je m’aperçus que j’en étais. Aussi, veule et couard comme un personnage de Céline (3), je résolus de m’asseoir sagement avec ma fille et d’attendre le début de la conférence, dès que le chahut de ces damnés de la terre cesserait. La cohorte prit la porte, après que leur délégation fut reçue par les représentants de l’ordre des architectes. Qu’ont-ils bien pu se dire ou échanger ? Nous n’en saurons rien, mais leurs planètes sont tellement éloignées, comme la suite va nous le prouver.

 

Le débat sur le thème « Mieux habiter », et c’est sans doute ce qui déclancha cette manifestation pour un logement décent, démarra donc avec un peu de retard, l’événement subi étant à peine esquissé par l’animateur Emmanuel Caille. Au tour de table habituel, l’architecte Jacques Ripault tenta de nous faire comprendre combien il avait déjà péché dans l’exercice du logement social, mais qu’il s’améliorerait pour faire mieux et plus beau… Monique Eleb et Sabri Bendimerad, qui ont commis l’exposition dont il sera question plus loin, par leurs enquêtes de terrain ont montré que les habitants de ces merveilles, étalées dans nos revues professionnelles, n’étaient pas tous émerveillés. Enfin la parole fut prise d’assaut dans la salle par Emmanuelle Colboc, toute fraîchement promue chevalier de la légion d’honneur, on ne sait à quel titre mais ses insignes sont maintenant portés par n’importe qui, et qu’elle n’a pas refusé malgré son air révolté. Prenant le ton de la colère, feinte ou réelle, elle fustigea les règles draconiennes qui entourent aujourd’hui le logement social. Comme dans un duo bien préparé, Catherine Furet lui fit écho avec les accents indignés d’une artiste censurée… applaudissements dans la foule. Pourtant cette révolte sonnait faux, car égocentrique, et l’indignation sied mieux à l’abbé Pierre à propos de logements et de ceux qui meurent de froid dans la rue, ou à Stéphane Hessel à propos de spoliation et de palestiniens dépossédés de leur terre (4).

 

Le débat s’enlisait entre les maîtres d’ouvrages de logements sociaux présents à la tribune, et les architectes de la salle servis par ces derniers pour remplir leur carnet de commande, à propos des contraintes imposées par les règles applicables aux handicapés et celles relatives à une architecture économe… je commençais à somnoler sous ces assauts verbeux, me demandant si le handicap n’était pas dans leur tête. Il était tout de même stupéfiant, alors qu’une foule de gens venant réclamer un logement décent venait d’être poliment éconduite, le débat s’arrête à la créativité de l’architecte frustré par des contraintes réglementaires. J’ai pensé que ces architectes, qui furent un temps encensé pour la qualité indéniable de leur travail, avaient vieilli et étaient dépassés par ce qui semble naturel à prendre en compte pour les jeunes architectes aujourd’hui. Le monde change très vite, nos modes de vie et les techniques aussi. Difficile pour les architectes de suivre le rythme échevelé de ces bouleversements sociaux, culturels, techniques… surtout quand un esprit « petit bourgeois » en somme, celui d’un professionnel riche et célèbre, est tapi derrière celui de l’artiste révolutionnaire. A un moment, je ne sais pas pourquoi, j’ai repensé à ce film d’Eric Rohmer, « l’arbre, le maire et la médiathèque », dans lequel un architecte est « roulé dans la farine » par un maire énarque parachuté dans une petite cité de Vendée. Film dans lequel nous nous retrouvons tous, architectes, jouets des politiciens et des édiles locaux. Arielle Dombasle, en maîtresse snob du maire qui a ses entrées au ministère de la culture prodiguant ses conseils à l’architecte, et Fabrice Lucchini, en instituteur écologiste opposé au projet de médiathèque perdue dans un champ à vache, sont deux des comédiens de ce film qui s’acquittent plus que bien de leur tâche (5).

 

Sans doute la question du logement aujourd’hui ne se pose pas en termes de quantité, comme avant-hier, ni même de qualité, comme hier, mais plutôt en termes de répartition de logement social sur le territoire. La quantité? on détruit à tour de bras… La qualité? les logements dits « sociaux » deviennent tellement luxueux et chers qu’ils ne trouvent plus preneurs que dans la classe moyenne et les protégés des politiques. De plus, il est politiquement absurde à vouloir que les Français deviennent propriétaires de leurs logements, alors que l’économie est fragile, les crises répétitives, l’emploi précaire, l’endettement des ménages inquiétant. Aux Etats-Unis les prêts hypothécaires pour développer l’accès à la propriété ont ruiné le pays (6). Aujourd’hui les Français consacrent 25% de leur budget au logement, c’est un record historique, et parmi les plus pauvres, ce chiffre atteint 50%. En dix ans, le prix des logements anciens a plus que doublé, et ce en totale déconnexion avec le coût de la vie (7). Les écarts se creusent entre les plus riches et les plus pauvres, non seulement matériellement, mais aussi humainement parlant. L’autre soir à un dîner, j’ai entendu un chef d’entreprise dire « qu’il n’aimait pas les pauvres », ce à quoi mon épouse lui a rétorqué « qu’on est toujours le pauvre de quelqu’un »… Et aux inégalités de revenus, s’ajoutent celles du bien-être.

 

Alors, rien dans ce débat « Mieux habiter » à la Maison de l’architecture sur les logements insalubres et les bidonvilles qui ressurgissent aux portes des grandes villes, rien sur les marchands de sommeil, rien sur la misère étudiante et les colocations, rien sur ce que voient les architectes menant des expertises dans les logements délabrés, rien sur la misère révoltante et sur l’insécurité montante… il manquait un abbé Pierre ou un Jean Prouvé à cette tribune, j’ai quitté la salle avant la fin, écœuré, pour m’empiffrer d’une choucroute et d’un baeckeoffe que ma fille n’a pas voulu manger, dans un restaurant pompeux face à la gare de l’Est. C’était dégueulasse. Je suis rentré chez moi me coucher, j’ai vomi toute la nuit, je me suis réveillé le matin avec une gueule de bois. Je ne sais pas si c’était les nourritures terrestres qui étaient avariées, ou l’éthique de l’architecte qui était bafouée, mais il y a quelque chose qui n’est pas bien passé.

 

Vincent BERTAUD du CHAZAUD, le 22 janvier 2011

 

(1)BERTAUD DU CHAZAUD Henri, « Dictionnaire de synonymes, mots de sens voisin et contraires » éditions Quarto Gallimard, Paris, 2007.

 

(2)« Vu de l’intérieur, habiter un immeuble en Ile de France, de 1945 à 2010 », exposition à la Maison de l’architecture d’IDF, 148 rue du Fb St Martin à Paris, du 19 janvier au 23 février 2011.

 

(3)Louis-Ferdinand Céline est à nouveau censuré, sous la pression du président des Fils et filles de déportés juifs de France. Ce dernier a obtenu du ministre de la Culture Frédéric Mitterrand que l’écrivain, à la fois génial et abject, soit retiré de l’édition 2011 du « Recueil des célébrations nationales »: Céline est un héritage trop lourd à porter pour des épaules trop frêles… (lire “Le Monde” du 23/24 janvier 2011).

 

(4)HESSEL Stéphane, « Indignez-vous », éditions Indigène, Montpellier, 2010. Stéphane Hessel s’est vu interdit de débat à l’Ecole Normale Supérieure de la rue d’Ulm, qui devait se tenir le 18 janvier dernier, sous la pression du président du CRIF, Richard Prasquier.

 

SACCO Joe, « Gaza 1956, en marge de l’histoire », éditions Futuropolis, Paris, 2010.

 

(5)« L’arbre, le maire et la médiathèque » film d’Eric Rohmer tourné en 1992 à Saint Juire Champgillon en Vendée.

 

(6)Entretien avec Michel Rocard , “Le Monde” du 23/24 janvier 2011.

 

(7) »Et les autres », journal de la fondation de l’abbé Pierre, numéro 70, janvier 2011.